par Janice Turner, d’abord publié dans The TIMES
Comme Jeremy Corbyn, leader du Parti travailliste, les organisations d’aide humanitaire colportent le point de vue toxique que la prostitution est essentiellement un mode de vie choisi.
Traduction : TRADFEM
Comme Jeremy Corbyn, leader du Parti travailliste, les organisations d’aide humanitaire colportent le point de vue toxique que la prostitution est essentiellement un mode de vie choisi.
Kate Allen, la directrice britannique d’Amnesty International, s’est dite, à l’antenne du magazine Woman’s Hour,
« choquée » par le scandale des exactions perpétrées par les
travailleurs humanitaires d’Oxfam en Haïti. Elle a réclamé une enquête –
pour que « des leçons en soient tirées ». J’espérais que l’animatrice
Jenni Murray allait lui répondre : « Alors que pense Amnesty des
travailleurs humanitaires qui, dans les pays pauvres, paient des femmes
pour des rapports sexuels ? » Mais comme elle ne l’a pas demandé, je
l’ai fait moi-même.
Pourquoi la question est-elle
importante ? Parce qu’en 2015, Amnesty International, une organisation
mondiale comptant sept millions de membres, a modifié sa politique en
matière de prostitution pour en réclamer la décriminalisation intégrale.
Les féministes ont été consternées : 3 000 personnes, dont Gloria
Steinem, ont signé une pétition exprimant leur horreur qu’Amnesty
légitime non seulement la location des corps des femmes, mais aussi les
proxénètes et les tenanciers de bordels qui les exploitent.
Leurs pressions sont restées lettre
morte. Amnesty a été détournée par des partisans de la politique
d’identité libertaire qui considèrent la prostitution non pas comme un
système de violence sexuelle qui mise sur l’adversité économique et
l’inégalité, mais comme un choix personnel ou une identité sexuelle, à
l’instar du fait d’être gay. Même, semble-t-il, dans des zones
sinistrées comme Haïti.
« La pauvreté ou la marginalisation
peuvent inciter une personne à décider de vendre des services sexuels »,
affirme en page 17 le nouveau document de politique
d’Amnesty. « Toutefois, ces situations n’affectent en rien la valeur de
son consentement. » Les seules exceptions reconnues par l’organisation
sont les « circonstances particulières s’apparentant à de la contrainte,
à savoir si cette personne subit des menaces, des violences ou un abus
d’autorité ». Mais la position générale d’Amnesty est qu’elle « ne soutient ni ne condamne le commerce du sexe ».
Que pense alors l’organisation du
débarquement de Roland van Hauwermeiren et ses compères d’Oxfam à
Port-au-Prince, en vestes safari et lunettes de soleil griffées, leurs
4×4 bourrées d’antibiotiques et de lait maternisé ? Est-ce pour eux un
« abus d’autorité » que de rassembler quelques prostituées en ville, les
amener à leur villa et s’amuser un peu en échange de quelques dollars
et d’un T-shirt d’Oxfam ? Ou devons-nous respecter l’idée que ces jeunes
femmes vivant dans un pays dévasté, avec des parents malades ou des
bébés affamés, ont, selon les termes d’Amnesty, « la décision libre et éclairée de prendre part à une activité sexuelle » dans le cadre du « travail du sexe » ?
Où finit l’exploitation et où débute le
consentement ? J’ai appelé Amnistie pour obtenir des éclaircissements.
La réponse que m’a faite Kate Allen est un chef-d’œuvre en matière de
langue de bois. « Le cas épouvantable des travailleurs humanitaires qui
paient pour du sexe dans un contexte où ils travaillent et fournissent
des services à des personnes extrêmement vulnérables dans des situations
de crise est distinct de la question du statut juridique du travail du
sexe. »
Mais l’est-il vraiment ? En Haïti,
316 000 personnes étaient mortes, il y avait des millions de sans-abri,
toute l’infrastructure était détruite. Oxfam « fournissait des
services » à tout un pays. Amnesty pense-t-elle oui ou non qu’il était
mal pour van Hauwermeiren de prostituer une femme rencontrée, par
exemple, dans un centre de distribution d’aide, mais qu’il était correct
pour lui de sélectionner des femmes tout aussi appauvries au bordel
local ?
Compte tenu de la position neutre
d’Amnesty à propos du sexe tarifé, est-elle à l’aise avec le recours de
son personnel à des personnes prostituées, ai-je demandé ? « Les
contrats d’emploi d’Amnesty stipulent clairement que ses employés ne
doivent pas se comporter de manière à discréditer l’organisation »,
m’a-t-on répondu, « et à la lumière de l’affaire Oxfam, nous avons
amorcé un examen complet de toutes les politiques pertinentes. » Cette
réponse ressemble moins à une véritable position de principe qu’à un
effort bâclé de relations publiques : en d’autres mots, nous avons senti
l’humeur publique et nous ne voulons pas perdre de dons. Ce n’est que
face à mon insistance que l’on m’a finalement dit : « Tout membre du
personnel qui utiliserait des travailleuses du sexe dans le cadre de son
travail ferait l’objet d’une enquête immédiate et d’éventuelles mesures
disciplinaires. » Ce qui contredit mot pour mot la propre politique
d’Amnesty ! Qu’en est-il de leur neutralité, de la « décision libre et
éclairée » de ces femmes et de la non-pénalisation des prostitueurs ?
Amnesty n’est pas la seule à s’emmêler
dans ses pinceaux néolibéraux. Le Parti travailliste a été
particulièrement silencieux sur le scandale du recours d’Oxfam à la
prostitution. Leur secrétaire au développement international, Kate
Osamor, a défini cet esclandre comme un défaut de « sauvegarde », ce qui
réduit le problème à ne pas avoir protégé des filles mineures ou
empêché la coercition, en contournant la question centrale, plus
délicate. Pourtant, en 2016, Jeremy Corbyn a déclaré : « Je suis en
faveur de la décriminalisation de l’industrie du sexe. » Approuve-t-il
alors les ébats de Roland au bord de sa piscine ?
Aux yeux de Corbyn, la décriminalisation
est une approche « plus civilisée ». C’est un fait qu’aucune des
féministes ayant signé la pétition contre la nouvelle politique
d’Amnesty ne souhaite punir des femmes aux abois. La plupart d’entre
elles préconisent plutôt le modèle nordique, qui a maintenant force de
loi en France, en Suède, en Irlande et dans d’autres pays (dont le
Canada), où l’on a légalisé la vente de sexe mais criminalisé son achat
(NDT : et l’exploitation de celle d’autrui). La décriminalisation totale
entraîne toujours l’expansion du commerce du sexe. Et alors qu’Amnesty
distingue le trafic (coercitif = mauvais) du travail sexuel (consensuel =
bien), quand la demande masculine monte en flèche, le marché réclame
plus de « produit » et l’on sait que des camionnettes verrouillées et
emplies de filles albanaises affluent dans les mégabordels d’Amsterdam
ou du quartier Reeperbahn à Hambourg.
Roland van Hauwermeiren de Oxfam |
J’ai entendu le lobby de la
décriminalisation affirmer qu’Haïti est un cas spécial : ces raclures
d’Oxfam échangeaient du sexe contre de l’aide. Les femmes étaient
particulièrement vulnérables : les hommes, trop privilégiés. Donc
serait-ce OK s’ils avaient payé en argent plutôt qu’en lait maternisé ?
Ou s’ils n’avaient pas été des travailleurs humanitaires mais de simples
touristes occidentaux ? Quelqu’un peut-il préciser la dynamique de
pouvoir exacte, les circonstances économiques et géopolitiques où un
homme payant une femme pour du sexe n’exerce pas un abus de pouvoir ?
Est-ce le cas face aux mères célibataires assistées sociales du quartier
de Leeds, ou auprès des junkies désespérées de Brixton Hill ?
Des hommes de gauche m’ont dit qu’il était cruel de les empêcher de
gagner leur croûte. Mais comme le dit Rachel Moran, survivante de la
prostitution et autrice, quand une femme a faim, mettez-lui dans sa bouche des aliments, pas un pénis.
J’observe l’affrontement de deux idées.
Celle validée par le mouvement #MoiAussi que, du Parlement au
Presidents’ Club, les hommes ne doivent pas tirer parti de leur pouvoir
et de leurs privilèges pour extorquer des faveurs sexuelles à des femmes
vulnérables, et l’idée que le « travail du sexe » est bien, et même
habilitant, même si celles qui sont poussées à la prostitution comptent
parmi les femmes les plus vulnérables d’entre toutes.
Comme l’illustre le scandale d’Oxfam, ces deux idées ne peuvent être vraies simultanément.
Version originale : https://www.thetimes.co.uk/article/paying-for-sex-is-always-an-abuse-of-power-nnr3np5lmTraduction : TRADFEM
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