Il est temps de cesser d’invoquer une théorie régressive de l’évolution pour justifier la chosification sexuelle des femmes.

Même de « bons gars » continuent à défendre un droit d’accès des hommes aux corps des femmes sous prétexte d’une théorie discréditée de l’évolution.

Publié sur Feminist Current, le 15 novembre 2017, par Heather Brunskell-Evans


Une campagne de réactions hostiles est apparue en parallèle à la campagne #MeToo. Brendan O’Neill, rédacteur en chef de Spiked et farouche défenseur de la liberté d’expression, qualifie de « chasse aux sorcières » collective la prise de parole libre des femmes qui dénoncent les comportements sexuels prédateurs des hommes. O’Neill nous explique que « l’hystérie à propos du harcèlement sexuel est intrinsèquement hostile à l’idée même de justice naturelle, voire, elle la détruit. » Selon ses dires, des hommes se trouvent « accusés de faits que seuls les esprits les plus prudes et immatures qualifieraient de crimes ou de délits ». Il poursuit en évoquant un « enfer kafkaïen » et « une injonction dogmatique à croire les femmes », avant de conclure :
« Le scandale du ‘harcèlement sexuel en politique’ n’est plus seulement bizarre et agaçant. Il devient dangereux, car il repose sur des accusations minces et sur un tourbillon de rumeurs, alliées à une propension peu libérale à croire sur parole toute personne isolée qui pointe un doigt accusateur en hurlant au prédateur. »
Réduire la prise de conscience collective des femmes à de l’hystérie est une analyse grossière qui relève de vieux mythes culturels solidement ancrés. Ce cliché associe la parole collective de femmes au préjugé contre la vengeresse, isolée, assoiffée de justice sommaire et motivée par le soi-disant geste sans conséquence d’un homme innocent et sans méfiance. Il perpétue également le mythe culturellement ancré selon lequel le témoignage des femmes n’est pas fiable et ne doit pas être cru. Il tente d’attiser la peur à propos de la campagne #MeToo en la comparant à l’irrationalité des chasses aux sorcières du XVIIe siècle, occultant au passage l’idée que ce sont les femmes elles-mêmes qui réclament une justice raisonnée.
L’analyse de Brendan O’Neill fait l’impasse sur l’histoire plutôt que d’en tirer les leçons. Ce sont la ténacité, l’opiniâtreté et le courage des prises de parole par les femmes qui ont permis d’accumuler des victoires réelles au fil des siècles face à un patriarcat qui se mobilise de manière intéressée en dénigrant leur parole. Malgré les avancées sociales des femmes dans les démocraties libérales occidentales au XXIe siècle, un malaise profond et purulent continue de peser sur les questions de genre, faisant planer une ombre sur l’émancipation féminine. Leur prise de parole met à mal l’image inconsciente, mais profondément ancrée, du « bon gars », doté de l’aura culturelle du père de famille, et néanmoins toujours convaincu de posséder un droit d’accès au corps des femmes. La parole des femmes à propos du comportement sexualisé des hommes rappelle cette vérité dérangeante.
En consommant de la pornographie, les hommes hétérosexuels démontrent la persistance historique de l’idée que les femmes constituent une catégorie sexuelle à disposition des hommes.
J’ai récemment interviewé un médecin, que nous appellerons Richard, à propos de son usage de la pornographie. Richard m’a confié être fasciné par le fait de regarder des corps de femmes nues en grande quantité. Il m’a assuré que la pornographie sur Internet est la solution moderne idéale au dilemme moral de l’homme civilisé. Elle lui permet de céder à son ascendant évolutionnaire tout en se conformant aux règles de la société. Pour Richard, le microbiologiste à lunettes penché toute la journée sur son microscope est autant déterminé sur le plan biologique par la testostérone et le chromosome « Y » que ne l’était son ancêtre primitif qui écumait avidement les steppes européennes. « Voilà pourquoi la pornographie est bien pratique », dit-il, « Elle permet à l’homme civilisé d’exercer un contrôle sur ses pulsions primaires en les canalisant vers des fantasmes inoffensifs. »
Richard exprimait ainsi certaines convictions, qu’il n’avait vraisemblablement encore jamais verbalisées ou dont il n’avait même pas pris conscience. Je lui ai demandé pourquoi, si la pornographie lui semblait si utile à titre personnel et social, il avait caché sa consommation à toutes ses amoureuses et partenaires. Il m’a répondu en comparant la consommation de pornographie au fait de déféquer. À l’instar de son ancêtre primitif, l’homme civilisé doit répondre à l’appel de la nature, mais il doit le faire discrètement et en privé. Mater de la pornographie n’est pas une infidélité envers son épouse, se dit Richard pour se rassurer, et cela ne l’empêche pas de respecter les femmes dans la « vraie vie », comme en témoigneraient certainement ses filles adultes, ses amies et ses collègues.
À ce stade, vous ressentez peut-être de la sympathie pour les arguments de Richard. Approfondissons un peu ses explications pour découvrir combien les fondements anthropologiques de ses affirmations s’alignent parfaitement avec le point de vue traditionnel sur la consommation de pornographie. Par exemple, des sites de conseils médicaux en santé sexuelle masculine racontent aux hommes qu’il existe un « chaînon de l’évolution » justifiant leur recours à la pornographie. Les cerveaux des hommes sont « câblés pour faciliter l’excitation et être prêts à avoir un rapport sexuel dès qu’une occasion se présente (genre, pour perpétuer l’espèce.) », leur dit-on. On encourage également les femmes à comprendre qu’il est naturel que leur homme regarde de la pornographie et qu’« il n’y a pas lieu de s’inquiéter ».
Le magazine Women’s Health tient un discours semblable. Son chroniqueur masculin explique aux femmes que les hommes sont biologiquement programmés pour être « excités par stimulation visuelle ». En outre, du fait que les hommes ont un devoir de procurer des orgasmes aux femmes au lit (si seulement c’était vrai !), la pornographie leur procure un peu de temps et d’espace « rien que pour eux ». Les hommes recherchent le plaisir de leur partenaire « en lisant le langage corporel des femmes, en s’assurant que leur pic de jouissance ne survient pas trop tôt et en retenant toutes leurs fonctions biologiques peu sexy ». Par conséquent, la pornographie procure aux hommes « un plaisir coupable aussi passif que le fait de regarder une série télévisée (mais en nu, vous voyez le tableau ?) ». Les femmes devraient comprendre que le « porno complète la sexualité de leur couple, sans la remplacer ». 
Lorsqu’un « bon gars », comme un père de famille, un mari ou un médecin se masturbe devant de la pornographie, est-il mû par la biologie ou par le patriarcat ? La doctrine naturaliste charrie un discours bien connu, extrapolé de la théorie de l’évolution de Darwin. On prétend que les hommes de l’Antiquité étaient des risque-tout, dotés d’une prédisposition biologique à la promiscuité et à la fécondation de plusieurs partenaires ; dans ce scénario, les femmes de l’Antiquité se comportaient avec plus de psychologie, en se concentrant sur la monogamie, la construction d’un foyer et les soins à leur progéniture. Toujours selon cette doctrine, la combinaison de ces caractéristiques des hommes et des femmes a assuré la réussite de l’humanité au fil de l’évolution.
Steven Pinker, un psychologue cognitif plutôt progressiste, qui se qualifie de féministe, est un chantre respecté de cette doctrine de l’évolution. Il affirme volontiers que des conséquences de l’évolution comme l’agressivité des hommes et l’intelligence émotionnelle des femmes ne devraient pas édicter les règles d’organisation des relations sociales. Non, non, non… Dans la démocratie libérale du XXIe siècle et en vertu du principe d’égalité des sexes, personne ne devrait cautionner, soutenir ou prescrire une attitude prédatrice des hommes. Néanmoins, Pinker préconise qu’une réflexion logique et objective (comme la sienne) nous amène à reconnaître les fondements évolutionnistes de certains comportements. Les féministes de mon espèce peuvent dénoncer le patriarcat jusqu’à en perdre haleine, il demeure, selon lui, que les fondamentaux factuels de la théorie de l’évolution forment un enchaînement inéluctable de répercussions sur les cerveaux et le comportement des humains d’aujourd’hui. En quoi le simple constat de conclusions scientifiques objectives serait-il sexiste ?
Mais, cette théorie de l’évolution est-elle vraiment issue de la science ? « Non », répond Cordelia Fine, professeure d’histoire et de philosophie des sciences. Elle reproche aux psychologues, biologistes et neuroscientifiques adeptes de la théorie de l’évolution de manquer cruellement de pensée rationnelle et d’objectivité, à un point qui ferait se retourner Darwin dans sa tombe. En effet, ces scientifiques substituent le genre au sexe et essentialisent le genre comme une « catégorie naturelle » (c’est-à-dire biologique, fixe, distincte et invariante, indépendamment de l’époque et du lieu). Ce faisant, ils interprètent la théorie de l’évolution « complètement de travers ».
Dans son plus récent ouvrage, Fine crée le néologisme de « Testostérone Rex » pour dépeindre le mythe qui amalgame les prétentions au sujet de l’évolution, des cerveaux, des hormones, des chromosomes et du comportement genré. Ce livre, Testosterone Rex, propose une explication convaincante des inégalités persistantes et qui paraissent insurmontables entre les sexes dans la société. Jeter aux orties ce mythe du Testostérone Rex comme cadre explicatif permet de mettre en lumière d’autres hypothèses, qui dressent un tableau plus complexe. L’analyse de Cordelia Fine n’exige pas de nier la théorie de l’évolution, les différences sexuelles ou la biologie – bien au contraire !
En effet, les conseils contemporains de santé sexuelle transpirent un scientisme traditionnel, et non la science. Sous couvert d’objectivité, les propos du UK National Health Service alimentent la tendance « cerveau rose, cerveau bleu » qui s’est emparée de l’imaginaire collectif. Elle présuppose et contribue donc à bâtir ce que la science devrait remettre en cause selon Fine, à savoir, cette croyance que les garçons et les filles, les hommes et les femmes forment deux espèces distinctes, non seulement dans leurs capacités reproductives, mais aussi dans leurs inclinations, leurs compétences et leurs désirs.
En endossant la consommation de pornographie, l’histoire de la médecine aussi repose sur la construction de genres différenciés. L’association caritative Brook qui s’occupe de santé sexuelle illustre parfaitement la généralisation de cette doctrine. Hannah Witton, sa joyeuse ambassadrice insolente et très à l’aise avec les médias, recommande aux jeunes femmes, à l’ère de l’égalité des chances, de prendre part, elles aussi, aux plaisirs du sexe. Elle invite les jeunes femmes à reconnaître les bienfaits de la pornographie : regarder des ébats sexuels est excitant et le plaisir sexuel est une bonne chose, affirme-t-elle. Witton nous explique que « la consommation de porno devrait être séparée de sa production », car cette dernière relève d’une « tout autre conversation » (conversation qu’elle n’aborde jamais). Elle recommande à celles d’entre nous qui s’interrogeraient sur le sens politique de cette consommation de ne pas condamner la pornographie, mais de « garder un esprit ouvert sans humilier personne ».
Cependant, la pornographie en soi, tant dans sa production que dans sa consommation, ne fait justement rien d’autre que d’humilier les femmes. Prenons l’une des figures les plus orthodoxes, répandues et qui figure peut-être parmi les moins violentes de la pornographie contemporaine : une femme giflée, tirée par les cheveux et soumise à une pénétration anale en se faisant traiter de « salope ». Ou réfléchissons à une autre représentation courante : une femme à genoux entourée d’hommes lui faisant subir une pénétration orale à tour de rôle jusqu’à ce qu’elle s’étrangle et que le maquillage de ses yeux et le sperme éjaculé ruissellent sur son visage. En Occident, la pornographie s’est inscrite dans le sillage de la religion en désignant les femmes comme appartenant à deux catégories : celles que les hommes doivent respecter (épouses, partenaires, mères, sœurs et filles) et les autres, les « putes » (mères, sœurs ou filles de quelqu’un d’autre), que les hommes peuvent légitimement violer et abuser sexuellement par le biais de la pornographie (et de la prostitution).
Certains soi-disant « progressistes » préfèrent dépolitiser leur consommation de pornographie en présentant leurs désirs comme une pulsion naturelle et en adoptant, au moins en public, le terme aseptisé de « travailleuses du sexe ». Cependant, la pornographie incarne le legs renié de l’idéologie chrétienne et des récits anciens sur Adam et Ève ; c’est loin d’être une façon d’y échapper, contrairement à ce que clament les pornographes et leurs défenseurs.
Gail Dines, sociologue et fondatrice de l’organisation Culture Reframed, soutient qu’en faisant la promotion de la pornographie comme facteur de santé sexuelle, les recommandations médicales se mettent finalement au service d’une puissante industrie. Le monde de la pornographie a un intérêt financier à occulter les ravages imposés à la santé physique et psychologique de ses actrices et, en fait, à nombre de ses consommateurs, notamment les enfants et les jeunes. Et dès que la légalité de ses pratiques est mise en cause, l’industrie ressort la grosse artillerie : The Free Speech Coalition (Coalition pour la liberté d’expression).
The Free Speech Coalition, créée en 1991 et largement subventionnée par ladite industrie, défend celle-ci dans les contentieux et lui fournit ce que Gail Dines décrit comme : « une image socialement responsable » en l’inscrivant dans le cadre de la « liberté d’expression ». Mais quelle liberté d’expression les pornographes et la législation autorisent-ils ou entravent-ils ? La pornographie reflète un pouvoir sexuel masculin ancré dans l’histoire, mais livre désormais son message grâce à la technologie numérique et à un renversement ironique digne de la novlangue de George Orwell. Larry Flynt et Hugh Hefner, des pornographes devenus milliardaires en exploitant des femmes, baignent dans leur autopromotion et dans celle de soi-disant progressistes, comme défenseurs de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression, chère à Brendan O’Neill, pour avoir libéré les femmes de la domination sexuelle masculine.
En fait, Testostérone Rex règne sur les tournages de films pornos et dans les salles de casting de Hollywood. Il existe surtout dans l’imagination sexuelle collective, convoquée aussi bien sur les images pornos des écrans d’ordinateur familiaux des maris, pères et médecins que sur les écrans d’ordinateur parlementaires de nos politiciens et commentateurs sociaux.
Joanna Williams, une autre chroniqueuse de Spiked, affirme que « le féminisme a longtemps monté les hommes contre les femmes. Toutefois, il dresse de plus en plus les femmes l’une contre l’autre. » Elle intente au féminisme un faux procès, en prétendant que les féministes culpabilisent « les femmes qui refusent de les rejoindre dans un discours victimaire ». Cette vision réductrice occulte la réalité, l’histoire et l’objet du féminisme en tant qu’analyse politique sérieuse qui prend en considération les conditions sociales des femmes et des hommes depuis deux siècles. L’analyse féministe actuelle de la parole des femmes ne monte pas les hommes contre les femmes ni les femmes entre elles, en termes d’intérêts collectifs. De plus, cette analyse est nettement plus optimiste envers la capacité éthique des hommes qu’ils ne le sont eux-mêmes.
Le féminisme affirme en effet que le règne de Testostérone Rex n’a rien d’inéluctable, comme pourrait le démontrer la confrontation avec le pouvoir patriarcal sexualisé. Ce dinosaure pourrait même très vite se dessoufler, si nous cessions collectivement de voir en lui une figure naturelle. Les femmes qui dénoncent collectivement l’omniprésence du comportement prédateur des hommes dans la campagne #MeToo ne se présentent pas en faibles victimes, contrairement à ce qu’affirme Joanna Williams. Elles expriment au contraire la vérité sur la socialisation masculine et sur le pouvoir dans un monde patriarcal. Si nous respectons sincèrement la liberté d’expression, l’égalité des sexes, une justice équitable et un accès réel des hommes et des femmes aux recours juridiques, nous devons en finir avec Testostérone Rex et reléguer aussi son fidèle compagnon « scientifique » aux archives du patriarcat.
Souvenons-nous que les premières chasses aux sorcières, dont Brendan O’Neill évoque le symbole pour diaboliser la campagne #MeToo, ont été perpétrées par des hommes contre des femmes (et une minorité d’hommes) dont le discours allait à l’encontre des idées orthodoxes et patriarcales. En tant que femmes, ignorons les allégations de « chasse aux sorcières » lancées par des hommes (et certaines femmes) pour devenir plutôt des agentes actives et efficaces. Refusons de préserver les secrets sexuels des hommes, faisons vigoureusement changer la honte de camp. Au nom de la justice naturelle, de la liberté sexuelle et de la liberté tout court, exerçons notre droit de liberté d’expression et rugissons haut et fort ensemble : « Plus jamais ! »
Madame Heather Brunskell-Evans, Ph. D., est autrice, sociologue, philosophe et directrice de recherche au King’s College, à Londres. Avant d’en être « purgée », elle était jusqu’au 20 février porte-parole nationale de la politique visant à éradiquer les violences envers les femmes et les enfants du Women’s Equality Party, administratrice du mouvement FiLia et cofondatrice de l’organisation Resist Porn Culture.
Elle vient de publier un nouveau livre intitulé :
Born In Your Own Body: Transgender, Children and Young People. (Né·e dans ton propre corps : enfants et ados transgenres. Non encore traduit en français – On en trouvera le résumé traduit au http://bit.ly/2om6rAH )
Version originale : http://www.feministcurrent.com/2017/11/15/time-stop-using-regressive-evolutionary-theory-justify-mens-sexual-objectification-women/

Traduction : TRADFEM

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