Andrea Dworkin parle de la liberté d’expression, de l’hétérosexualité, des productions « érotiques » et de son travail d’écriture


cov Intercourse  

Dans le texte ci-dessous, Andrea Dworkin parle de sa vie et de l’avenir du féminisme avec les journalistes Elizabeth Braeman et Carol Cox. L’intégralité de cette interview a été publiée pour la première fois en 1991 dans le numéro du dixième anniversaire de la revue féministe américaine Off Our Backs (http://rancom.wordpress.com).
 
Elisabeth Braeman : Le thème principal de Letters from a War Zone – Writings 1976-1989 est que les femmes n’ont pas de liberté d’expression. Que voulez-vous dire exactement par là ?

Andrea Dworkin : Eh bien, je pense que ce qui nous empêche de prendre la parole fonctionne à plusieurs niveaux. Il y a le niveau superficiel qui concerne ce qu’il nous faut afficher pour accéder aux médias grand public ; il s’agit d’une conformité complète et totale, pas seulement au plan stylistique, mais en termes de contenu. Vous devez dire ce qui correspond à leur représentation du monde, à ce qu’ils veulent entendre. Si vous ne le faites pas, vous ne pourrez pas publier ; on vous rendra la vie impossible. Cela est vrai partout, pour n’importe quelle personne politique. Mais cela fonctionne d’une manière beaucoup plus impitoyable pour les féministes parce que les hommes considèrent l’analyse féministe comme une contestation sexuelle et l’éprouvent de cette façon : ils ont donc une réaction viscérale et vengeresse envers les formes d’« expression » qu’ils détestent. Ils vivent, selon moi, beaucoup d’écrits féministes radicaux comme s’il s’agissait d’une véritable agression sexuelle à leur endroit ; et comme la plupart d’entre eux ne savent pas ce qu’est une agression sexuelle, ils ont le privilège de réagir de façon aussi exagérée.
Ensuite, à un niveau plus profond, l’une des choses que j’ai apprises au cours des quinze dernières années, c’est à quel point les femmes sont réduites au silence par des agressions sexuelles. La simple expérience d’être agressée, que ce soit en tant qu’enfant ou en tant qu’adulte, a un impact incroyable sur toute votre façon de percevoir le monde qui vous entoure, de sorte que ou bien vous ne pensez pas pouvoir parler parce que vous avez peur des représailles, ou bien vous n’avez pas suffisamment confiance en votre expérience de la réalité pour oser parler – cela arrive à beaucoup de victimes d’inceste. Ou on vous empêche physiquement de parler – les femmes battues par leur conjoint n’ont aucune liberté de parole. Donc, cela fonctionne à ce niveau.

 Dans Letters from a War Zone, j’ai cité Hannah Arendt, une femme brillante mais certainement pas féministe, et elle fait valoir que sans la liberté de mouvement, vous ne pouvez avoir aucune liberté. Et en fait, la plupart d’entre nous vivons encore comme de quasi-recluses afin de nous assurer une certaine sécurité. Si vous pensez à tous les endroits où nous n’allons jamais, à toutes les limites que nous devons accepter pour rester en vie, puis aux limites supplémentaires que nous ajoutons comme une sorte de zone tampon afin d’avoir l’impression d’être en sécurité – que nous le soyons ou non – notre liberté de mouvement est extrêmement restreinte. Et puis, je parlais aussi de la restriction, de la restriction physique du corps des femmes dans les vêtements féminins, dans des choses comme les chaussures à talons hauts, les gaines, les vêtements qui enserrent le corps, où l’objectif est de transformer la femme en une sorte d’ornement et, lorsqu’elle est transformée en ornement, elle est alors privée, littéralement, de la capacité physique de bouger, ou alors cette capacité est gravement contrainte. Je pense donc que cela fonctionne à tous ces niveaux et je pense que toute femme qui pense avoir la liberté d’expression ou la liberté de mouvement nie absolument la réalité.

EB : L’argument utilisé pour la défense de la pornographie est qu’elle constitue une liberté d’expression et que, comme les femmes ont la liberté d’expression, nous pouvons combattre la pornographie sur le « marché des idées ». Ce que vous venez de dire s’applique certainement au présupposé que nous pouvons concurrencer librement sur le marché des idées et que nos mots ont un impact égal aux mots des pornographes.

AD : Je pense que c’est un raisonnement précis et qu’il est très important d’y répondre précisément. D’abord, le Premier amendement [de la Constitution des États-Unis] ne protège que les paroles qui ont déjà été exprimées et il les protège seulement contre des sanctions de l’État. Il n’empêche pas un homme de vous assommer pour des choses que vous avez dites. Il y a normalement d’autres lois qui le font, mais en fait elles ne le font pas. Le Premier amendement n’empêche personne d’utiliser des sanctions économiques contre vous à cause de ce que vous dites. Il n’empêche personne de décider que vous êtes une salope arrogante à cause de ce que vous dites et qu’ils vont vous faire du mal parce que vous avez dit quelque chose qu’ils n’aiment pas. Dans les relations interpersonnelles que les femmes ont avec des hommes, pensez au nombre de fois où les femmes sont insultées verbalement ou physiquement blessées à cause de ce que nous disons. Nous disons quelque chose qui est perçu comme étant insuffisamment respectueux, puis nous prenons de tels propos et nous les exprimons publiquement, dans la sphère de la réalité sociale. Il ne fait aucun doute que le Premier amendement n’épargne aucunement aux femmes tous les types de punitions auxquelles les femmes sont constamment soumises.
Ensuite, le Premier amendement protège les personnes qui ont accès aux médias, et dans notre pays, cela signifie surtout les gens qui ont de l’argent. Il ne protège personne qui ne possède pas cet accès ; cela n’a jamais été son intention. Cette loi a été écrite par des hommes blancs qui possédaient des femmes blanches et des esclaves noir·e·s. Beaucoup d’entre eux possédaient des esclaves noir·e·s, et aucun·e de ces esclaves n’a jamais bénéficié de la moindre protection du Premier amendement. En fait, s’il existe une corrélation entre le Premier amendement et le présent statu quo, soit l’accaparement de la richesse par les privilégiés, il concerne spécifiquement l’alphabétisation. Les hommes blancs, qui possédaient des biens, qui possédaient des femmes en tant que biens, qui possédaient des esclaves noir·e·s, étaient également ceux qui savaient lire et écrire ; il existait même des lois dans les états esclavagistes qui interdisaient d’apprendre à lire à un·e esclave : c’était illégal. Le Premier amendement n’a rien changé à cela. Aujourd’hui, les avocats ont toutes sortes de raisons pour justifier cet état de choses. C’est sans importance. Le fait est que le Premier amendement est aujourd’hui utilisé comme une métaphore en faveur de la liberté d’expression, comme si le Premier amendement protégeait la liberté d’expression de tout le monde, alors que ce n’est pas le cas. Il n’offre en rien une liberté de parole aux gens. Si c’était le cas, vous pourriez aller au gouvernement et vous pourriez leur dire : « J’ai besoin de quatre minutes sur NBC. J’ai quelque chose à dire. » Vous ne pouvez pas faire ça [rires]. J’ai toujours trouvé les arguments axés sur le Premier amendement incroyablement naïfs, absolument incapables de traiter de la réalité du pouvoir masculin, de la signification de l’argent dans notre société, et j’ai été profondément déçue de ne pas voir les féministes formuler une analyse qui aborde de front la marginalité imposée à la parole des femmes et en particulier à celle des gens de couleur, qui n’ont pas non plus ce genre d’accès. Je crois que la pire démission libérale du mouvement des femmes a été celle d’accepter tout ce baratin sur la liberté d’expression de la part des gars blancs, qui eux disposent de cette liberté d’expression du fait de posséder argent et accès aux médias.

Carol Cox : Vous avez écrit dans « La pornographie et le deuil », en 1978 : « Peut-être ai-je trouvé la véritable source de mon désespoir : nous ne sommes pas encore devenues un mouvement révolutionnaire. » Pensez-vous que nous nous rapprochons de la création d’un mouvement révolutionnaire, ou l’inverse ?

AD : Honnêtement, je ne le sais pas. Le mouvement a énormément changé. D’une part, il y a eu une incroyable diffusion mondiale du féminisme, ce qui fait que le féminisme international est extrêmement dynamique et que c’est très prometteur pour l’avenir des femmes sur la planète. Mais aux États-Unis, l’épidémie de violence contre les femmes s’est énormément intensifiée. À mon avis, la situation des femmes est beaucoup plus grave, et une très grande part de ce qu’était le mouvement des femmes il y a douze ans a, en quelque sorte, pris ses jambes à son cou. Elles ont pris ce que le mouvement des femmes a pu leur donner, à savoir une sorte de promotion économique minimale si vous êtes de la classe moyenne et que vous avez certaines compétences, surtout si vous êtes une universitaire ou une avocate. Beaucoup de femmes du mouvement sont au fond des démocrates libérales. Le féminisme est de plus en plus devenu un mot associé à un style de vie.
D’un autre côté, je pense qu’est apparue une meilleure compréhension des idées féministes radicales, ainsi que plus d’activités radicales de la base, probablement plus que jamais aujourd’hui, même si cela n’est pas représenté dans les médias. Il y a aussi ce que je considère comme un développement relativement nouveau, la présence d’hommes qui ont été au moins partiellement formés par des idées féministes et qui sont, dans certains cas, des activistes contre la violence masculine contre les femmes.
En même temps, je vois en train de s’effondrer la grande catégorie mitoyenne, que chaque mouvement doit posséder. Je suis une radicale, mais je suis une radicale qui croit en la nécessité de rassembler la gamme complète des gens. On a besoin de féministes traditionnelles, on a besoin de réformistes, on a besoin de gens qui ont tous ces différents types d’activités, et je ne sais pas ce que cela signifie si on a des féministes très brillantes et pleines de ressources partout qui font de l’action directe, qui font un travail d’organisation populaire, mais qui sont très pauvres et n’ont pas accès aux mass médias dans un pays où ceux-ci façonnent la réalité pour autant de gens.
J’ai l’impression qu’au début du mouvement des femmes – et je n’étais pas là pour ça, je vivais en Europe à l’époque – les femmes étaient très enflammées, enthousiastes et fêtardes et tous ces mots que je trouve plutôt positifs : arrogantes, effrontées et audacieuses. Cependant, elles ne s’attendaient apparemment pas à ce que les détenteurs du pouvoir soient si réticents à l’abandonner et qu’ils pourraient commencer à réellement les combattre. Quand ils se sont mis à le faire, du sang a coulé parce qu’ils avaient les moyens de nous faire très mal. Nous avons perdu les modérées du mouvement parce que les représailles infligées aux féministes ont été très sérieuses et très systématiques. Maintenant, les femmes prennent des décisions en fonction de leur survie individuelle plutôt que par solidarité politique et au nom de ce que j’appellerais, l’honneur politique.

CC : Quand vous dites que croire qu’il existe beaucoup d’actions plus radicales de base, est-ce une chose que vous avez constatée autour de vous ?
AD : Vous ne pouvez pas vraiment entendre parler de la plupart de ces actions. Elles ne sont pas signalées, même dans la presse féministe, qui est beaucoup plus superficielle qu’avant et beaucoup moins en contact avec les femmes qui font réellement les choses. Je connais beaucoup de ces femmes parce que je voyage constamment à travers le pays et que je le constate. J’assiste à ces actions. Si je n’étais pas là et que je ne les voyais pas, je ne saurais pas qu’elles ont lieu.

 Le féminisme libéral est le féminisme que les médias nous reflètent. Mais du fait de voyager, je peux vous dire qu’il y a des femmes partout, dans tous les coins du pays, dans toutes les petites villes, sur toutes les routes de campagne, qui font quelque chose pour les femmes. Une partie de ce travail est de l’action directe, une partie est ce que l’on appelle des services sociaux, face à la violence conjugale et face au viol. Je pense qu’aujourd’hui plus que jamais, il existe une compréhension du rôle de la violence masculine dans la sujétion des femmes. Comment cela va-t-il s’exprimer de sorte que toute la société doive affronter ces problèmes spécifiques est une autre question. Le mouvement des femmes s’est, en ce sens, approfondi, a touché plus de gens, mais l’un des problèmes que nous avons est que certaines d’entre nous, de différentes manières et à des moments différents, sommes vraiment des féministes ghettoïsées. Vous savez, nous nous connaissons nous-mêmes et nos cinq amies et c’est ainsi que nous percevons le féminisme.
Mais, en fait, tout mouvement politique qui va vraiment réussir va devoir impliquer non seulement des gens que vous ne connaissez pas, mais des gens qui diffèrent beaucoup de vous. L’une des choses intéressantes à propos du féminisme est que ce n’est plus le mouvement urbain, de classe moyenne, qu’il était à ses débuts ; c’est que vous trouvez des féministes dans les Appalaches, vous trouvez des féministes à Rock Springs, Wyoming, qui sont les plus ferventes féministes que vous ne verrez jamais de vos vies, et elles tiennent tête à ces hommes là-bas et c’est assez passionnant.

EB : En ce sens, quel changement percevez-vous dans le rôle des lesbiennes au sein du féminisme radical de la base ?

AD : Ce que je vois me trouble beaucoup. Je vois des femmes plus jeunes que moi, j’ai quarante-trois ans, et je vois des femmes qui ont dix ans de moins que moi et qui pensent – et peut-être qu’elles ont raison parce que ce sont des femmes intelligentes – qu’elles doivent garder secrète leur orientation sexuelle. Des femmes qui, il y a dix ans, n’auraient jamais toléré de demeurer dans le placard sont aujourd’hui exceptionnellement déterminées à avoir une existence très schizoïde, unw vie professionnelle dans laquelle elles fonctionnent d’une autre manière. Cela me bouleverse et me déprime au-delà de tout ce que je peux vous dire. Je pense qu’elles ont regardé l’environnement dans lequel elles vivaient et l’ont probablement évalué correctement, mais je déteste qu’elles le fassent, et beaucoup de lesbiennes font cela.
Pour ce qui est de l’ensemble du pays, je vois des femmes dans les groupes de base adopter des positions de soutien aux lesbiennes, même si celles-ci gardent leur secret. Par exemple, pour revenir un instant aux femmes de Rock Springs, elles incluent des propos sur les lesbiennes dans tout ce qu’elles font, et je pense que beaucoup de femmes du pays considèrent cela comme un impératif moral. Les lesbiennes sont encore responsables d’une bonne part du leadership dans tout ce qui se passe au pays, mais il y a beaucoup plus de prudence, de secret et de duplicité, et je trouve cela vraiment effrayant.

EB : Pensez-vous que cela a à voir avec la montée de la droite ?

 AD : Je n’ai entendu personne proposer une explication différente pour tout ce qui se passe depuis l’élection de Reagan. Mais c’est une hypothèse trop simple. Je vais vous le dire franchement : je pense que c’est à cause de la pression des gens qui entourent les femmes et je constate que les gens qui entourent les femmes sont habituellement des hommes libéraux. C’est le point de contact, c’est là que la pression est efficace. Vous pouvez attribuer ce ressac à un environnement conservateur, mais le fait est que ces hommes, ceux qui sont près de vous, ceux dont vous êtes proches, ceux avec qui vous travaillez, veulent croire que vous êtes là pour eux et qu’ils peuvent vous baiser. La pression vient d’eux.
Les Amérikain·e·s, ce qui veut dire pour moi les gens qui vivent aux États-Unis, ont une attitude incroyablement puérile au sujet du changement social. L’écrivaine Robin Morgan a appelé cela une « politique éjaculatoire » : si cela n’arrive pas tout de suite, cela ne compte pas. Le mouvement des femmes dans ce pays a exactement les mêmes caractéristiques que la culture dans laquelle nous vivons : la gratification à court terme, l’épanouissement personnel, l’avancement personnel, et, oui, le fait de sortir du placard en tant que lesbienne peut faire obstacle à cela. Les libéraux et les hommes de gauche ont recolonisé les femmes autour de la peur de la droite. Cela me trouble, ça me donne l’impression que nous sommes réellement naïves. Nous avons toujours vécu dans un monde de droite. Le monde a toujours été de droite à l’égard des femmes. La croissance et l’ascendance de la droite ont beaucoup à voir avec le statut des femmes. Mais entretenir une sorte de mentalité de bunker à propos de la droite, comme si vous deviez vous protéger d’une contamination par cette philosophie politique ou par ces gens désolants, n’est pas la bonne façon d’y faire face. La bonne façon est la confrontation et le dialogue. Je vois des femmes faire beaucoup d’exercices de pureté politique qui n’ont aucun contenu pour elles-mêmes. Elles ne font rien d’autre que dénoncer la droite. Si vous leur demandez « Qu’avez-vous fait pour les femmes hier ? », il n’y a rien ; et ce qu’elles auraient pu faire, elles ne l’ont pas fait parce qu’elles ne pouvaient pas tout faire. En d’autres termes, l’on doit se rendre à cent pour cent parfaite avant d’oser faire quoi que ce soit dans le monde autour de soi pour le rendre différent. C’est tout simplement stupide. Vous ne serez jamais parfaite, nous vivons avec nos limites, nous vivons avec nos échecs, et je pense qu’il est important de faire tout ce que l’on peut faire et de ne pas avoir toutes ces excuses métaphysiques exquises pour n’avoir rien fait. Je suis vraiment vieille école à cet égard.

EB : L’un des thèmes récurrents dans Letters from a War Zone est votre isolement en tant qu’autrice écrivant sur la pornographie. Pensez-vous qu’il est inhérent à votre pratique de l’écriture, ou y a-t-il des façons de créer de nouveaux modèles pour nous soutenir les unes les autres et ne pas écrire dans l’isolement ?

  AD : Il y a quelque chose d’inhérent à l’écriture qui est très solitaire, et je pense que les écrivains finissent souvent leur vie de façon aussi terrible parce que c’est presque un abus total du système humain que d’utiliser l’esprit comme on l’utilise quand on écrit. Mais à l’époque où je rédigeais Pornography : Men Possessing Women, soit de 1977 à 1980, il n’y avait pas le soutien qu’il y aurait aujourd’hui. Ce n’était pas seulement la solitude parce que l’écriture est un processus solitaire. C’était la solitude parce que les féministes ne voulaient pas traiter de la pornographie. Elles ne voulaient même pas envisager que c’était quelque chose qui devait être fait, et cela a rendu le processus bien pire. Et, fondamentalement, j’ai failli mourir à cause de l’écriture de Pornography. Je ne pouvais pas gagner ma vie. Le livre que j’ai publié n’est qu’un tiers du livre que j’avais prévu d’écrire, parce qu’il m’a été impossible de continuer à y travailler. Je me demande souvent ce qui serait arrivé si j’avais pu en écrire davantage, parce que la partie suivante du livre, le deuxième tiers du livre, portait spécifiquement sur la façon dont la pornographie socialise la sexualité des femmes. Comme beaucoup des articles subséquents ont porté là-dessus, il m’a toujours semblé que je fonctionnais un peu comme amputée d’une jambe. Vous vous dites : où est cette autre jambe sur laquelle je voulais que ce livre repose ? Mais je ne pouvais pas survivre et continuer à écrire ce livre. À cet égard, je pense que le mouvement des femmes a laissé tomber beaucoup d’écrivaines et beaucoup de femmes et, oui, les choses auraient pu se passer différemment.
EB : Comment les choses pourraient-elles être différentes si vous écriviez Pornography aujourd’hui ?
AD : D’une part, le livre a aidé à créer le type de soutien social qui aurait rendu son écriture plus facile. L’analyse politique entourant la pornographie s’est développée de telle sorte qu’il existe un consensus social très solide sur l’importance de traiter cette question. Je pense que l’expérience de regarder réellement la pornographie serait toujours bouleversante et difficile et aliénante, mais quand j’ai amorcé mon travail sur Pornography, les femmes ne voulaient pas la regarder. Les diaporamas (assemblés par Women Against Pornography, à New York) ont fait une énorme différence dans la compréhension par les femmes de ce dont nous parlons ici. Mais quand j’ai rédigé Pornography, ce que je croyais était que je devais transcrire tout cela parce que les femmes ne la regarderaient pas et que, par conséquent, une partie de mon travail consiste à leur dire ce qu’il y a là-dedans, parce que si elles le savaient, elles n’avaleraient pas tous ces arguments que leur assènent les hommes qui en consomment. Ce fut une expérience extraordinaire pour moi. Année après année après année, des hommes m’ont dit : il n’y a pas de violence ici, il n’y a pas de violence ici, il n’y a pas de violence ici, et je regardais la photo et je disais : il la frappe, que voulez-vous dire, « pas de violence » ? Ce que j’en suis finalement venue à comprendre, c’est qu’ils parlaient de leur réaction sexuelle à l’image. Ils ne parlaient jamais de ce qui arrivait à la femme.
J’ai dû parcourir cette expérience du début à la fin pour essayer de comprendre ce que les gens veulent dire quand ils disent ceci ou cela ; comment fonctionne cette photo dans leur système sexuel, qui n’est pas mon système sexuel. Ce n’est pas que je n’aie pas été partiellement formée par ce système. Je l’ai été. Mais j’y ai aussi résisté, et cette résistance a changé la façon dont je vois ces images. Je pense qu’il y a maintenant dans le monde beaucoup plus de soutien pour les femmes qui prennent toutes sortes de risques face à la pornographie. Ce n’est toujours pas facile, mais il n’y a pas le même genre d’isolement. Des femmes ont agi contre cela ; des femmes ont intégré cette lutte dans leur programme de rébellion contre le pouvoir des hommes. Cela fait une grande différence.
CC : Dans « A Woman Writer and Pornography », vous répondez à la question que beaucoup d’entre nous ont voulu vous poser : comment êtes-vous affectée par votre immersion dans la pornographie ? Accepteriez-vous d’en dire plus sur cette question et de nous dire pourquoi vous êtes prête à continuer à vous y exposer de cette façon ?
AD : C’est difficile à expliquer. Je vois la pornographie comme un centre nerveux des agressions sexuelles, du viol, de la violence conjugale, de l’inceste, de la prostitution ; et je vois la prostitution et le viol comme des réalités fondamentales pour les femmes. Quand je suis devenue féministe, sur le tard par rapport à beaucoup de femmes de mon âge, j’ai été enthousiasmée par la littérature féministe et j’ai été enthousiasmée par le féminisme. Ce fut extrêmement – pour reprendre un mot trop galvaudé – « libérateur » pour moi. Mais j’ai aussi vu quelque chose qui y manquait, et j’ai senti que j’avais quelques-unes des pièces manquantes. Si je pouvais offrir ma compréhension de ces enjeux, je rendrais le féminisme plus entier et plus vivant pour plus de femmes, en particulier pour les femmes pauvres, en particulier pour les femmes qui sont dans la prostitution, en particulier pour les femmes qui ont subi des tortures sexuelles d’une forme ou d’une autre. Mon engagement est vraiment venu de cela.
EB : Est-ce en partie à cause de votre expérience d’un mari qui vous a battue ?
AD : Cela en fait certainement partie. Je n’ai pas beaucoup parlé publiquement de ma vie, et la seule chose dont j’aie vraiment parlé est la violence conjugale. J’ai écrit seulement deux essais à ce sujet, dans Letters From a War Zone. J’ai écrit celui sur Hedda Nussbaum, qui se trouve à la fin de la version américaine du livre, parce que je ressentais une urgence absolue de la défendre et aussi en partie pour moi parce que cela me rappelait tellement de souvenirs. J’ai été mariée pendant trois ans et demi. C’est une très petite partie de ma vie, mais cela a eu un grand impact sur moi parce que j’ai été torturée et que quiconque survit à la torture n’en sort pas indemne. Vous mourez ou vous trouvez un moyen d’utiliser les choses que vous avez apprises.
Il y a d’autres choses qui ont à voir avec ça dont je n’ai pas parlé, à propos desquelles j’ai choisi de ne pas écrire. Je suis très troublée par le fait que tout ce que je dis publiquement sur moi-même se retrouve dans les pages du magazine Hustler. Je n’aime pas que ma vie soit transformée en pornographie pour les hommes. Je trouve cela insupportable. On parle souvent d’un effet paralysant ; cette tactique a vraiment eu sur moi un effet paralysant, sur ce dont je suis prête à parler et ce que je suis prête à écrire.

EB : Carol Anne Douglas a écrit une recension de votre livre Intercourse[i] dans la revue Off Our Backs, en juin 1987. L’une de ses principales critiques vis-à-vis du livre était que vous ne parliez pas d’alternatives au coït, d’une sexualité alternative. Elle dit : « Même critiquer le lesbianisme serait mieux que de le passer sous silence. » Comment réagissez-vous à cela ?

AD : Je ne suis pas d’accord. J’ai décidé d’écrire un livre sur le coït en tant qu’institution de la politique sexuelle et d’essayer de comprendre le rôle du coït dans la sujétion des femmes. Le coït en tant que tel n’a rien à voir avec les lesbiennes ou avec la sexualité lesbienne, et c’est pourquoi celle-ci n’apparaît pas dans le livre. Je me souviens que j’étais en Angleterre quand Pornography a été publié, et une femme de l’un des groupes de lesbiennes radicales a demandé pourquoi je n’utilisais jamais le mot « hétérosexualité » et, étrangement, c’était le même enjeu. Je lui ai répondu que je ne parlais pas de l’hétérosexualité, mais de la suprématie masculine. Parler d’hétérosexualité implique l’existence d’une égalité dans la relation ; et cela occulte la réalité de la position dominante de l’homme.
Au cours des quinze dernières années, j’ai beaucoup affiné mes objectifs politiques. Ma cible au sens le plus large est le pouvoir masculin. J’ai pris une décision à propos d’Intercourse. Je voulais que ce soit un livre très rigoureux à propos du coït comme acte particulier. Deuxièmement, je ne voulais pas y intégrer la moindre nuance, ombre ou soupçon de « happy ending ». Ou quelque suggestion que le lesbianisme était la réponse à cet ensemble particulier de problèmes, parce que je ne le pense pas qu’il le soit ; et si j’avais pu un jour le penser, les sadomasochistes lesbiennes m’ont désillusionnée à ce sujet. Je ne peux pas écrire sur le lesbianisme en ces termes. Ma conception de ce qu’est Intercourse est politiquement différente de l’idée qu’a Carol Anne de ce qu’il devrait être.


 AD : Il y a quelque chose d’inhérent à l’écriture qui est très solitaire, et je pense que les écrivains finissent souvent leur vie de façon aussi terrible parce que c’est presque un abus total du système humain que d’utiliser l’esprit comme on l’utilise quand on écrit. Mais à l’époque où je rédigeais Pornography : Men Possessing Women, soit de 1977 à 1980, il n’y avait pas le soutien qu’il y aurait aujourd’hui. Ce n’était pas seulement la solitude parce que l’écriture est un processus solitaire. C’était la solitude parce que les féministes ne voulaient pas traiter de la pornographie. Elles ne voulaient même pas envisager que c’était quelque chose qui devait être fait, et cela a rendu le processus bien pire. Et, fondamentalement, j’ai failli mourir à cause de l’écriture de Pornography. Je ne pouvais pas gagner ma vie. Le livre que j’ai publié n’est qu’un tiers du livre que j’avais prévu d’écrire, parce qu’il m’a été impossible de continuer à y travailler. Je me demande souvent ce qui serait arrivé si j’avais pu en écrire davantage, parce que la partie suivante du livre, le deuxième tiers du livre, portait spécifiquement sur la façon dont la pornographie socialise la sexualité des femmes. Comme beaucoup des articles subséquents ont porté là-dessus, il m’a toujours semblé que je fonctionnais un peu comme amputée d’une jambe. Vous vous dites : où est cette autre jambe sur laquelle je voulais que ce livre repose ? Mais je ne pouvais pas survivre et continuer à écrire ce livre. À cet égard, je pense que le mouvement des femmes a laissé tomber beaucoup d’écrivaines et beaucoup de femmes et, oui, les choses auraient pu se passer différemment.

EB : Comment les choses pourraient-elles être différentes si vous écriviez Pornography aujourd’hui ?

AD : D’une part, le livre a aidé à créer le type de soutien social qui aurait rendu son écriture plus facile. L’analyse politique entourant la pornographie s’est développée de telle sorte qu’il existe un consensus social très solide sur l’importance de traiter cette question. Je pense que l’expérience de regarder réellement la pornographie serait toujours bouleversante et difficile et aliénante, mais quand j’ai amorcé mon travail sur Pornography, les femmes ne voulaient pas la regarder. Les diaporamas (assemblés par Women Against Pornography, à New York) ont fait une énorme différence dans la compréhension par les femmes de ce dont nous parlons ici. Mais quand j’ai rédigé Pornography, ce que je croyais était que je devais transcrire tout cela parce que les femmes ne la regarderaient pas et que, par conséquent, une partie de mon travail consiste à leur dire ce qu’il y a là-dedans, parce que si elles le savaient, elles n’avaleraient pas tous ces arguments que leur assènent les hommes qui en consomment. Ce fut une expérience extraordinaire pour moi. Année après année après année, des hommes m’ont dit : il n’y a pas de violence ici, il n’y a pas de violence ici, il n’y a pas de violence ici, et je regardais la photo et je disais : il la frappe, que voulez-vous dire, « pas de violence » ? Ce que j’en suis finalement venue à comprendre, c’est qu’ils parlaient de leur réaction sexuelle à l’image. Ils ne parlaient jamais de ce qui arrivait à la femme.
J’ai dû parcourir cette expérience du début à la fin pour essayer de comprendre ce que les gens veulent dire quand ils disent ceci ou cela ; comment fonctionne cette photo dans leur système sexuel, qui n’est pas mon système sexuel. Ce n’est pas que je n’aie pas été partiellement formée par ce système. Je l’ai été. Mais j’y ai aussi résisté, et cette résistance a changé la façon dont je vois ces images. Je pense qu’il y a maintenant dans le monde beaucoup plus de soutien pour les femmes qui prennent toutes sortes de risques face à la pornographie. Ce n’est toujours pas facile, mais il n’y a pas le même genre d’isolement. Des femmes ont agi contre cela ; des femmes ont intégré cette lutte dans leur programme de rébellion contre le pouvoir des hommes. Cela fait une grande différence.

CC : Dans « A Woman Writer and Pornography », vous répondez à la question que beaucoup d’entre nous ont voulu vous poser : comment êtes-vous affectée par votre immersion dans la pornographie ? Accepteriez-vous d’en dire plus sur cette question et de nous dire pourquoi vous êtes prête à continuer à vous y exposer de cette façon ?

AD : C’est difficile à expliquer. Je vois la pornographie comme un centre nerveux des agressions sexuelles, du viol, de la violence conjugale, de l’inceste, de la prostitution ; et je vois la prostitution et le viol comme des réalités fondamentales pour les femmes. Quand je suis devenue féministe, sur le tard par rapport à beaucoup de femmes de mon âge, j’ai été enthousiasmée par la littérature féministe et j’ai été enthousiasmée par le féminisme. Ce fut extrêmement – pour reprendre un mot trop galvaudé – « libérateur » pour moi. Mais j’ai aussi vu quelque chose qui y manquait, et j’ai senti que j’avais quelques-unes des pièces manquantes. Si je pouvais offrir ma compréhension de ces enjeux, je rendrais le féminisme plus entier et plus vivant pour plus de femmes, en particulier pour les femmes pauvres, en particulier pour les femmes qui sont dans la prostitution, en particulier pour les femmes qui ont subi des tortures sexuelles d’une forme ou d’une autre. Mon engagement est vraiment venu de cela.

EB : Est-ce en partie à cause de votre expérience d’un mari qui vous a battue ?

AD : Cela en fait certainement partie. Je n’ai pas beaucoup parlé publiquement de ma vie, et la seule chose dont j’aie vraiment parlé est la violence conjugale. J’ai écrit seulement deux essais à ce sujet, dans Letters From a War Zone. J’ai écrit celui sur Hedda Nussbaum, qui se trouve à la fin de la version américaine du livre, parce que je ressentais une urgence absolue de la défendre et aussi en partie pour moi parce que cela me rappelait tellement de souvenirs. J’ai été mariée pendant trois ans et demi. C’est une très petite partie de ma vie, mais cela a eu un grand impact sur moi parce que j’ai été torturée et que quiconque survit à la torture n’en sort pas indemne. Vous mourez ou vous trouvez un moyen d’utiliser les choses que vous avez apprises.
Il y a d’autres choses qui ont à voir avec ça dont je n’ai pas parlé, à propos desquelles j’ai choisi de ne pas écrire. Je suis très troublée par le fait que tout ce que je dis publiquement sur moi-même se retrouve dans les pages du magazine Hustler. Je n’aime pas que ma vie soit transformée en pornographie pour les hommes. Je trouve cela insupportable. On parle souvent d’un effet paralysant ; cette tactique a vraiment eu sur moi un effet paralysant, sur ce dont je suis prête à parler et ce que je suis prête à écrire.

 EB : Carol Anne Douglas a écrit une recension de votre livre Intercourse[i] dans la revue Off Our Backs, en juin 1987. L’une de ses principales critiques vis-à-vis du livre était que vous ne parliez pas d’alternatives au coït, d’une sexualité alternative. Elle dit : « Même critiquer le lesbianisme serait mieux que de le passer sous silence. » Comment réagissez-vous à cela ?

AD : Je ne suis pas d’accord. J’ai décidé d’écrire un livre sur le coït en tant qu’institution de la politique sexuelle et d’essayer de comprendre le rôle du coït dans la sujétion des femmes. Le coït en tant que tel n’a rien à voir avec les lesbiennes ou avec la sexualité lesbienne, et c’est pourquoi celle-ci n’apparaît pas dans le livre. Je me souviens que j’étais en Angleterre quand Pornography a été publié, et une femme de l’un des groupes de lesbiennes radicales a demandé pourquoi je n’utilisais jamais le mot « hétérosexualité » et, étrangement, c’était le même enjeu. Je lui ai répondu que je ne parlais pas de l’hétérosexualité, mais de la suprématie masculine. Parler d’hétérosexualité implique l’existence d’une égalité dans la relation ; et cela occulte la réalité de la position dominante de l’homme.
Au cours des quinze dernières années, j’ai beaucoup affiné mes objectifs politiques. Ma cible au sens le plus large est le pouvoir masculin. J’ai pris une décision à propos d’Intercourse. Je voulais que ce soit un livre très rigoureux à propos du coït comme acte particulier. Deuxièmement, je ne voulais pas y intégrer la moindre nuance, ombre ou soupçon de « happy ending ». Ou quelque suggestion que le lesbianisme était la réponse à cet ensemble particulier de problèmes, parce que je ne le pense pas qu’il le soit ; et si j’avais pu un jour le penser, les sadomasochistes lesbiennes m’ont désillusionnée à ce sujet. Je ne peux pas écrire sur le lesbianisme en ces termes. Ma conception de ce qu’est Intercourse est politiquement différente de l’idée qu’a Carol Anne de ce qu’il devrait être.




EB : Dans « Women Lawyers and Pornography » (Les avocates et la pornographie) (1980), vous dites : « Chaque fois que vous obtenez pour n’importe quelle femme – qu’elle soit prostituée, épouse, lesbienne, ou tout cela et plus encore – un brin de justice réelle, vous lui donnez, comme au reste d’entre nous, un peu plus de temps, un peu plus de dignité, et ce temps et cette dignité nous donnent l’occasion de nous organiser, de prendre la parole, de riposter. » Qu’est-ce que cela nous apprend en termes de stratégie ?

AD : Cela correspond à mon inquiétude de voir le mouvement des femmes perdre ce que je continue à appeler sa section mitoyenne. Je crois que les femmes qui s’engagent à réaliser différents types de réformes et d’améliorations dans la vie des femmes, plutôt que de tenter d’en changer la structure complète, sont très importantes et qu’elles sont de moins en moins nombreuses. Je pense que cela veut dire que vous pouvez sauver la vie d’une femme en faisant quelque chose qui l’aide à surmonter le problème que nous n’avons pas été capables de résoudre au plan social. Cette femme est là. Elle est quelqu’un qui a des connaissances, qui a de la créativité et elle peut utiliser ces ressources. J’ai des convictions politiques très fortes et je fais les choses en fonction de ces convictions, de certaines façons face auxquelles d’autres femmes ont des réticences. Mais j’ai aussi beaucoup de respect pour ce que peuvent accomplir les gens qui font les choses différemment.
Je pense que les femmes qui travaillent dans ce que j’appellerais la section réformiste du mouvement ont très, très peu de tolérance pour celles qui œuvrent dans sa section radicale. En d’autres termes, elles ne comprennent pas que nous leurs sommes nécessaires, mais je pense que beaucoup d’entre nous comprenons qu’elles aussi nous sont nécessaires. Chaque fois que vous aidez à prolonger la vie d’une femme de quelque façon que ce soit, vous nous donnez à toutes, ainsi qu’à elle, plus de chances.

CC : Dans votre travail sur la violence contre les femmes, vous traitez régulièrement des problèmes de race et de classe. Comment cette analyse affecte-t-elle les stratégies que nous pourrions mettre de l’avant pour combattre la violence contre les femmes et que nous pourrions adopter en tant que mouvement ?

AD : C’est une question cruciale. La première chose est que le simple fait d’agir contre la pornographie et la prostitution en tant qu’enjeux politiques brûlants inclut dans le mouvement certaines femmes qui en ont été exclues jusqu’à présent. Toutes les caractérisations péjoratives du mouvement en tant qu’exclusivement de classe moyenne étaient fausses à bien des égards. Le mouvement des femmes a toujours invité et intégré des femmes de tous les secteurs de la société. Mais, je dirais que beaucoup de femmes qui sont impliquées dans le mouvement des femmes sont en quête de respectabilité. Elles veulent être reconnues comme des êtres humains décents, entiers et honnêtes. C’est bon et équitable, mais il y a énormément de femmes qui vivent dans une situation équivalant à de… l’esclavage n’est pas le mot juste, ce n’est pas de l’esclavage, c’est une sorte de marginalité à peine reconnue. Elles aussi sont des êtres humains et elles sont utilisées, jour après jour, par les hommes d’une manière dont les autres femmes sont protégées de certaines façons. Le mouvement des femmes n’a jamais rien eu à voir avec ces femmes jusqu’à ce que nous commencions à aborder la pornographie, ce qui nous a conduites à aborder la prostitution de façon réelle, pas de façon libérale du style « Prenons toutes du bon temps et certaines d’entre nous veulent être des prostituées. »
 En ce sens, le simple fait d’aborder la question a changé la politique du mouvement des femmes, et je pense qu’une grande part de ce que les gens appellent la division dans le mouvement des femmes est essentiellement une division de classe. Cela fait des années que j’ai cette impression : les femmes qui ont utilisé le mouvement des femmes pour atteindre une certaine respectabilité (ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient nécessairement issues de la classe moyenne, mais qu’elles ont accédé à la classe moyenne parce que le féminisme leur a conféré certaines capacités professionnelles qui n’étaient pas là pour elles auparavant), ces femmes veulent maintenir cette respectabilité par-dessus tout. Or, vous ne pouvez pas maintenir votre respectabilité et traiter en même temps du statut des femmes dans la pornographie et la prostitution. C’est comme si les femmes disaient : « Nous ne voulons pas de cette puanteur sur nous, il n’en est pas question, nous ne voulons pas avoir cette odeur. »
De plus, la raison pour laquelle la loi sur les droits civiques de Minneapolis a été adoptée et la raison pour laquelle cela a eu un tel retentissement politique – que personne n’a jamais relaté correctement – sont que cette initiative traitait de la réalité de l’impact de la pornographie sur les pauvres et sur les gens de couleur dans les villes, c’est-à-dire que nous avons parlé des règlements de zonage, du fait que les politiciens déversent la pornographie là où vivent les gens de couleur. Cela est vrai dans toutes les villes des États-Unis, même si le groupe ethnique ou racial peut changer de ville en ville. Le cas de Minneapolis est extraordinaire. Cette ville est blanche à 96 % et presque toute la pornographie est déversée sur 4 % des gens, qui sont principalement des Indiens d’Amérique – c’est leur terme de préférence ; elles et ils n’aiment pas le mot « Autochtones » – et des Noir·e·s. À Boston, ce sont les Asiatiques et à Washington, ce sont les Noir·e·s. Quand vous traversez le pays, c’est ce que vous constatez. Nous avons bâti, pour la première fois, une véritable coalition entre toutes ces personnes : des gens qui étaient pauvres, des gens à qui cela arrivait et qui voyaient augmenter une violence très réelle dans leur environnement à cause de cela et dont la dépossession économique empirait à cause de cela. Ces personnes se sont assemblées pour faire face à la pornographie et pour traiter toutes les questions de pouvoir entourant la pornographie, des enjeux immobiliers à la corruption du gouvernement local, en passant par la misogynie et le racisme sexualisé dans la pornographie elle-même.
Une grande partie de la lutte entourant la pornographie touche au cœur même du mouvement des femmes. Est-ce que ce sera un mouvement pour les femmes qui veulent simplement de meilleures chances de carrière, ou va-t-il réellement traiter de la façon dont les femmes pauvres et les femmes de couleur sont véritablement exploitées ? Encore une fois, à Minneapolis, dans les spectacles pornos présentés en ville, presque toutes les femmes sont des femmes de couleur. Je n’ai jamais compris comment des gens qui prétendent être de gauche pouvaient fermer les yeux sur ces faits à propos de la pornographie ; néanmoins, ils y arrivent brillamment. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons énormément élargi la base du mouvement des femmes, mais nous l’avons élargie à des gens qui ne comptent pas pour l’élite. La chose horrible, c’est que ces gens ne comptent pas pour ces femmes blanches universitaires qui ont leur liste de mots en « -isme » auxquels elles s’opposent. Elles ont une profusion de bons principes de gauche : elles déplorent le racisme, mais elles ne font rien pour y remédier. Elles détestent la pauvreté – mais surtout pour ne jamais vouloir la vivre. Le fait que ce qui est essentiellement la base du mouvement des femmes se soit élargi à cause de ce travail sur la pornographie est totalement dénué d’importance à leurs yeux parce que les femmes n’ont aucune importance pour elles. Elles ne s’en soucient pas du tout.
Si vous voyez un exemple de haine raciale qui amène les hommes à l’orgasme et qui est vendu pour gagner de l’argent, vous agissez contre ça. Allez-vous vivre dans le monde de la théorie ou allez-vous vivre dans le monde ? Ce qui a toujours été le point fort de la théorie féministe, c’est qu’elle est censée avoir quelque chose à voir avec le monde. Ce que nous voyons maintenant, c’est une sorte de fracture du mouvement des femmes entre des gens qui vivent dans le monde et des gens qui vivent dans le monde universitaire. L’université est devenue l’endroit sûr pour les féministes. Elle est certainement plus sûre que la rue.

EB : Dans « Interview à cran » (1978), l’interviewer fictif dit : « Si le privé est politique, comme disent les féministes, pourquoi n’êtes-vous pas plus disposée à parler de votre vie privée ? » en lui répondant que vous avez besoin d’intimité pour avoir une vie privée et que « la presse outrepasse son droit légitime de savoir quand elle se met à traquer la vie privée des individus… » Ressentez-vous toujours les choses de cette façon et si oui, pourriez-vous en dire plus ?



 AD : Depuis que j’ai écrit cela, les trucs que les pornographes m’ont faits ont vraiment eu un impact énorme sur moi. J’ai intenté un procès au magazine Hustler pour des caricatures de moi qui m’ont essentiellement transformée en pornographie, et les tribunaux m’ont dit, vous avez couru après, si vous voulez ouvrir votre grande gueule, à quoi donc vous attendez-vous ? Je suis allée au tribunal et j’ai dit que j’avais été violée, que ces gens m’avaient violée. Ils m’ont prise, ils ont pris ma sexualité, ils ont pris mon corps et ils en ont fait de la pornographie. Le tribunal a dit, eh bien, si vous n’aviez pas ouvert votre grande gueule, cela ne serait pas arrivé, alors c’est de votre faute. Je ne comprends pas comment quelqu’une est censée vivre avec cela, sans aboutir à un arrangement fondé sur le silence des femmes. Que vous n’ouvriez plus jamais votre grande gueule.

Ma compréhension de la phrase « le privé est politique » est aussi que ce que vous avez vécu dans votre vie personnelle a une dimension politique et que vous pouvez utiliser ce que vous savez pour lui donner une utilité sociale. Ce n’était pas seulement un vécu personnel. C’était quelque chose qui avait à voir avec les femmes de partout, d’une manière ou d’une autre. En un sens, c’est devenu mon engagement actuel. Mon engagement est d’utiliser ce que je sais d’une manière politique.
La question de la célébrité dans ce pays est très importante et très politique, et je crois que c’est un enjeu où les féministes ont été exceptionnellement mesquines et malheureuses. Beaucoup de femmes ont été détruites parce qu’elles sont devenues célèbres d’une façon ou d’une autre, généralement pendant une très courte période, et que le fardeau que les autres féministes s’attendent à ce qu’elles portent en est un que personne ne peut porter. Vous ne pouvez pas porter un fardeau de pureté. Vous ne pouvez pas porter le fardeau d’être un symbole pour les autres. Vous devez continuer à fonctionner en respectant votre conscience. Vous ne pouvez pas rendre des comptes à des millions de personnes. C’est impossible. Vous ne pouvez rendre des comptes qu’aux personnes que vous connaissez réellement. C’est, en un sens, une partie de la différence. Je dois tracer une ligne de responsabilité et en même temps, je vois, de plus en plus, mon comportement avoir un impact sur d’autres femmes que je ne connais pas. Ensuite, il y a une sorte de responsabilité que j’ai à leur égard, mais laquelle ?
Il y a beaucoup de choses dont j’aimerais parler, mais je ne veux rien lire à ce sujet dans Hustler. Je ne veux pas que ma vie soit utilisée contre moi, je veux utiliser ma vie pour les femmes. C’est la partie que je ne sais vraiment pas comment gérer. Là où je pense avoir un vécu personnel dont il serait approprié de parler maintenant, je n’en parlerai pas. Je ne peux pas. Les gens parlent de liberté d’expression, et tous ces trouducs férus de libertés civiles vont en cour se plaindre de ce qui risque d’avoir un effet paralysant sur le discours de quelqu’un quelque part. Eh bien moi, je veux vous dire que mon discours est paralysé à mourir alors que je suis écrivaine. Ce qui m’est arrivé est vraiment important et la façon dont j’ai appris ce que je sais est vraiment importante et les femmes ont un droit réel d’avoir une idée de ce que sont ces choses, mais les pornographes ont réussi, de concert avec les tribunaux, à créer un environnement social où je ne peux pas survivre en abordant ces sujets. Mon discours est aussi paralysé qu’il peut l’être.

CC : Trouvez-vous que parler de votre vie peut être fait davantage par le biais de la fiction ?

AD : Je travaille actuellement à un roman et j’ai écrit Ice and Fire et je pense que beaucoup de gens choisissent d’affronter des enjeux par le biais de la fiction. Je veux être claire quand je dis que c’est de la fiction. Ce n’est pas la réalité documentaire, mais oui, c’est plus facile à gérer par le biais de la fiction. Par contre, aborder n’importe quoi au moyen de la fiction ne vous protège pas de ce genre d’agression. Par exemple, certains types ont publié un livre cet été qui disait toutes sortes de choses horribles à mon sujet, y compris que j’avais agressé une certaine femme. Il y avait une citation de sa part disant qu’elle avait dit cela. Je possède une déclaration assermentée de sa part où elle affirme ne pas l’avoir dit, que cela ne s’est jamais produit, et en fait cela ne s’est jamais produit. Les phrases qu’ils utilisent pour étayer leurs arguments sur le genre de personne que je suis sont en grande partie des citations de mes œuvres de fiction. Ils citent mes nouvelles comme si ces textes parlaient de moi. Ce qu’ils essaient de dire, c’est que je suis une pornographe, une dominatrice et ils me comparent au marquis de Sade. Mais tous leurs arguments à cet effet sont tirés de mes œuvres de fiction.

EB : La question que je voulais vous poser concerne votre vie avec John Stoltenberg. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

AD : Nous vivons ensemble depuis plus de quinze ans et nous vivons ensemble parce que nous nous aimons profondément et c’est la réponse à la question. J’ai toujours considéré que la façon dont je rendais des comptes au mouvement des femmes passait par mon travail : que si mon travail continuait à être ce qu’il devrait être, alors je n’avais à répondre à aucune question de ce genre. Dans les premiers jours où nous avons cohabité, ce fut très dur ; je ne pouvais pas arriver quelque part sans être insultée parce que John et moi vivions ensemble. Maintenant, les gens semblent avoir adopté une attitude d’indifférence bénigne. Je pense que son travail a été très important aussi. Il a fait beaucoup de travail de mobilisation contre la pornographie, et son livre Refuser d’Être un Homme[ii] est un ouvrage génial et exceptionnel. Mais ce n’est pas pour cela que nous vivons ensemble. Il est une personne très généreuse et nous nous aimons vraiment.




CC : L’une des déclarations les plus puissantes de Letters aborde la question de la censure. Vous notez dans « Voyage in the Dark : Hers and Ours » (Voyage dans l’obscurité : le sien et le nôtre) (1987) que l’œuvre de Jean Rhys a été effacée. Vous écrivez ensuite : « Je ne sais pas pourquoi nous, écrivaines, pensons que nos livres vont survivre. » Que suggérez-vous que fassent les femmes pour que les œuvres des écrivaines de la présente génération ne soient pas effacées ?

AD : C’est une question vraiment importante et difficile. La Politique du sexe est épuisé. La Dialectique du sexe est épuisé. Ce que les femmes doivent faire, c’est prendre état du fait que nous vivons dans une société dont la censure est simplement plus efficace que la censure de l’État. Les gens doivent prendre état du pouvoir de l’industrie de l’édition et des médias dans le contrôle de la pensée et de l’expression. L’on doit comprendre que c’est une question de pouvoir et d’argent et qu’il faut faire preuve de moins de passivité en ce qui concerne les livres. Les femmes doivent prendre leur argent, même si elles en ont très peu, et elles doivent acheter des livres écrits par des féministes. Elles doivent développer une compréhension beaucoup plus affinée du fonctionnement de l’industrie du livre. La première édition d’un livre comme Letters from a War Zone était pratiquement mort-née dès sa publication. Si elle est encore dans les librairies dans deux mois, ce sera un miracle. Les gens doivent comprendre que tout ce qu’on entend constamment sur le fait que tout peut être publié dans ce pays est un mensonge et qu’une partie de la fonction sociale de l’industrie de l’édition est de racheter des droits et d’oblitérer certains titres pour que personne ne puisse plus se les procurer. Ils doivent cesser de s’imaginer vivre dans le monde libéral rêvé où l’égalité est déjà atteinte. Elle n’est pas atteinte. Vous pouvez être égale dans votre cœur, mais cela ne vous rend pas égale dans le monde. Je pense que le refus de comprendre ce que deviennent les livres de femmes va de pair avec ce refus libéral de reconnaître que le pouvoir est une réalité et que ce n’est pas nous qui l’avons. Ce que je dis, c’est que les femmes doivent commencer à faire face à la réalité. Vous ne pouvez construire aucun mouvement en faveur du changement sur la base de vœux pieux. Le vœu pieux est que nous possédons déjà ce que nous voulons et ce dont nous avons besoin. Nous ne les possédons pas. Pour les femmes qui veulent écrire et communiquer – ce qui est difficile à faire dans un grand pays – cela devient de plus en plus difficile pour elles. Il n’y a pas plus d’accès, il y a moins d’accès. Les gens doivent prendre au sérieux les réalités économiques de l’industrie de l’édition et comprendre que très peu d’écrivaines survivront parmi celles qui n’écrivent pas selon les exigences du marché, c’est à dire selon l’exigence d’écrire des livres que vous pouvez consommer aussi passivement qu’une émission de télévision. C’est à peu près la norme.

EB : Y a-t-il quelque chose d’autre que vous aimeriez dire ?

AD : Je veux dire plus que tout que le mouvement des femmes a aujourd’hui l’occasion de faire quelque chose de miraculeux, qui serait de démolir ces hiérarchies de sexe et de race et de classe. Nous pouvons le faire, mais la façon de le faire ne passe pas par des dénonciations rhétoriques de l’injustice. On le fait en attaquant les institutions de l’injustice à travers l’action politique. Cela n’a pas changé. C’est ce que nous devons faire. L’autre chose que j’aimerais dire est de faire quelque chose. Vous n’avez pas à tout faire. Vous n’avez pas à être parfaite, vous n’avez pas à être pure, faites ce que vous pouvez faire. Faites-le. La vie est courte et vous ne savez pas quand elle va se terminer pour vous, alors faites-le, faites-le maintenant.






[i] Version française sous presse : Coïts, traduit par Martin Dufresne.
[ii] Traduit par TRADFEM et publié chez M Éditeur, Montréal, et Syllepse, Paris, 2013, avec un avant-propos de Christine Delphy.







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