Par Donna F. Johnson, d’abord publié le 6 décembre dans The Ottawa Citizen
Source : https://tradfem.wordpress.com/2017/12/10/reflexions-sur-deux-feminicides/
Le 6 décembre 1989, le féminicide commis à l’École
Polytechnique de Montréal a plongé la population canadienne dans un
débat polarisant. Beaucoup ont vu l’assassinat de ces 14 femmes il y a
près de trente ans comme l’acte isolé d’un malade mental. À l’époque, je
travaillais depuis trois ans dans une maison de transition pour femmes
victimes de violence conjugale. Je savais donc déjà que la normalité
peut coexister avec une cruauté sans fond, et que la violence infligée
aux femmes ne connaît pas de limites. J’ai vu cet assassin, Marc Lépine,
comme symptôme d’un problème. Pour celles d’entre nous qui
travaillaient dans des refuges, le meurtre n’était que la pointe la plus
visible d’une crise sociale massive.
Vingt-huit ans plus tard, ce qui me frappe à propos
de Basil Borutski, récemment condamné en Ontario pour le féminicide de
trois femmes commis à Wilno, c’est à quel point il ressemble à tous les
autres agresseurs de femmes. Autocentré, suffisant, autorisé à ne pas
avoir les connaissances les plus élémentaires sur lui-même ; incapable
de partager le point de vue d’autres personnes. À ses yeux, les femmes
sont des salopes, des putes et des menteuses, et elles sont responsables
de tous ses problèmes. Il en a abattu trois avant son café du matin,
avec l’aisance d’un pêcheur éventrant sa prise de poissons.
Les actes posés par Borutski étaient extrêmes, mais
son état d’esprit ne l’est pas ; ses rationalisations et ses
justifications ne sont pas différentes de celles qui font de cette
planète un véritable enfer pour les femmes. Pour emprunter une analyse à
Hannah Arendt, le problème associé à Borutski est qu’il y a tant
d’hommes comme lui, et que la majorité d’entre eux ne sont pas malades,
mais terriblement normaux.
Au début de mon travail, j’ai eu moi aussi du mal à
comprendre ce qui se passait. Il a fallu des années à voir ce motif
répété pour que les choses deviennent claires. La violence envers les
partenaires intimes est un drame en trois actes. Ce n’est qu’au
troisième acte que le récit en vient à une conclusion effrayante. Il
s’est joué pour moi dans une série de chocs.
Le premier choc (acte 1) a été de constater la
cruauté extrême de tant d’hommes envers leurs partenaires. Des femmes
franchissaient nos portes en un flux régulier, porteuses de variations
sur un même thème de violence. Elles nous disaient que leurs conjoints
les traitaient de noms avilissants comme ‘salopes’, ‘connes’ et
‘putes’ ; qu’ils les étranglaient, les battaient, les violaient, les
menaçaient du pire. Elles avaient tout essayé pour restaurer la
relation. Et quand, en fin de compte, elles prenaient la décision de se
séparer, leurs partenaires ne les laissaient pas partir.
Le deuxième choc (acte II) a été de voir la menace,
le contrôle coercitif et la violence augmenter au moment de la
séparation. Les femmes étaient alors jetées à la rue, leurs
contributions à la famille dévaluées, leur part des biens refusée. Elles
étaient décrites comme menteuses, vindicatives, instables, inaptes et
étaient traînées devant les tribunaux durant des années. Le message
ainsi transmis aux femmes est que leur vie ne leur appartient pas. C’est
le moment du risque le plus élevé.
Le troisième choc (acte III) survient lorsque les
systèmes de protection auxquels s’adressent les femmes pour être
protégées – la police, les tribunaux, les organismes de protection de la
jeunesse, les évaluateurs des tribunaux de la famille – échouent
désespérément à les appuyer. Ils échouent à cause d’attitudes, de
politiques et de pratiques qui sous-estiment cette violence, et à cause
d’interventions timorées de l’appareil de justice pénale. Quant à nos
tribunaux de la famille, ils sont un désastre absolu pour les mères
violentées.
Notre société trahit les femmes violentées
Notre société trahit les femmes violentées
Les femmes sont laissées à elles-mêmes pour composer
du mieux qu’elles peuvent avec la violence masculine. Elles subissent le
paternalisme de solutions bancales qu’on leur propose alors qu’elles se
retrouvent en zone de guerre : on leur dit de préparer des plans de
sécurité, d’enseigner à leurs enfants un mot de code pour quand leur
père devient plus violent, de mettre de l’argent et des clés de côté
pour pouvoir s’échapper rapidement, de porter un dispositif d’alerte, de
garder à portée de la main un aérosol conçu pour éloigner les ours, de
s’inscrire à un cours d’autodéfense, d’installer des caméras de sécurité
et un éclairage supplémentaire, de doter leurs portes et fenêtres de
dispositifs d’alarme, de désactiver tout appareil de repérage par GPS,
de varier leurs habitudes, de changer d’identité.
Trois décennies se sont écoulées depuis que j’ai
entamé mon travail. Je ne crois plus que notre société ait la moindre
intention de stopper cette violence. J’en suis venue à voir ce que nous
offrons aux femmes comme de simples mesures palliatives. Nous sommes
heureuses d’aider les femmes à tenir bon, à s’adapter, à se cacher,
etc. ; nous les conseillerons quand elles seront blessées et consolerons
leur famille quand elles seront assassinées. Mais leur accorder des
vies dénuées de violence ? Cela irait trop loin. La poète Katha Pollitt
fait remarquer : « Il est difficile de voir les femmes comme
s’appartenant à elles-mêmes. » La critique culturelle Ellen Willis écrit
que nous vivons dans une société « activement hostile aux ambitions des
femmes pour une vie meilleure ».
Les femmes sont laissées à elles-mêmes pour composer du mieux qu’elles peuvent avec la violence masculine.
La grande philosophe féministe Simone de Beauvoir a
écrit : « Tout n’est pas bon à prendre dans la mesure où justement,
quelquefois les choses qu’on ‘donne’ aux femmes sont simplement un os à
ronger : une mystification, une manière de les démobiliser en leur
faisant croire qu’on fait quelque chose pour elles alors qu’en vérité on
ne fait RIEN. C’est une manière non seulement de récupérer la révolte
des femmes, mais c’est même une manière de la contrer, de la supprimer,
de feindre qu’elle n’a plus de raison d’être. »*
Le premier refuge a ouvert ses portes au Canada en
1973. Nous en avons maintenant plus de 600. Ces maisons jouent un rôle
important dans la protection des femmes. Mais les refuges n’arrêtent pas
la violence. Nous pouvons sauver les femmes jusqu’à la fin des temps,
construire 10 000 refuges, mais, comme un cancer pernicieux, la
misogynie traitée ici réapparaît là. La violence est à l’intérieur de
nos hommes et à l’intérieur de nos institutions, enracinée dans des
préjugés séculaires transmis sans remise en question de génération en
génération. Elle doit être éliminée à la racine.
Maintenir les femmes en vie est une exigence
minimale : il est évident que ces meurtres doivent cesser. Mais c’est
toute violence envers les femmes qui doit cesser. La domination
masculine sur la vie des femmes doit cesser. Le soutien institutionnel à
la violence masculine doit cesser. Le viol et le harcèlement sexuel
doivent cesser. Tout cela est relié et tout cela doit cesser. Ces
circonstances sont désastreuses, mais elles ne sont ni indépendantes de
la volonté humaine ni inévitables.
Une expertise incontournable
Un élément clé pour mettre fin à ce fléau sera de
puiser à l’expertise amassée dans nos refuges et centres d’aide aux
victimes de viol. Les survivantes et leurs représentantes connaissent ce
territoire. Elles connaissent les secteurs minés. Elles doivent prendre
l’initiative dans le développement et la mise en œuvre de tous les
programmes et politiques appelées à résoudre la violence anti-femmes.
Il ne s’agit pas seulement de surveiller et
d’optimiser le travail de la police ou des tribunaux, même si le travail
inclura ces fonctions. Il s’agit de privilégier les connaissances et
l’expérience que ces femmes apportent à la table, en les impliquant en
première ligne et en collaborant avec elles à chaque étape jusqu’à ce
que nous trouvions des solutions.
Donna F. Johnson a travaillé à la maison de
transition Lanark County Interval House de 1986 à 2002 et est restée
impliquée dans la lutte pour mettre fin à la violence anti-femmes.
* https://revolutionfeministe.wordpress.com/2017/01/11/simone-de-beauvoir-on-ne-peut-pas-attendre-la-revolution/Source : https://tradfem.wordpress.com/2017/12/10/reflexions-sur-deux-feminicides/
Commentaires
Enregistrer un commentaire