"Kate Millett est née en 1934 à St Paul, dans le
Minnesota et est décédée à Paris le 6 septembre 2017. Diplômée de
l’Université du Minnesota en 1956, elle a travaillé comme professeure
d’anglais au Barnard College et en tant que sculptrice. Elle a obtenu
son doctorat à l’université de Columbia en 1970 et écrit une série de
livres féministes radicaux, y compris des traités politiques et
culturels et une autobiographie. Elle a réalisé le film Three Lives
(1971) et a été active en politique féministe, militant pour l’Equal
Rights Amendment aux États-Unis et pour les droits des femmes en Iran.
Elle a vendu des arbres de Noël produits dans sa ferme et y a dirigé une
résidence d’artistes. Son livre principal a été La politique du mâle
(1970). Elle est réapparue sur la scène internationale avec The Politics
of Cruelty (1994), une enquête sur l’usage de la torture à travers le
monde. Parmi ses œuvres plus personnelles figurent Sita (1977), une
histoire d’amour lesbienne, et Mother Millett (2001), le récit des
dernières années de sa mère."
Extrait d’une anthologie de Dworkin, traduite par la
collective TRADFEM, à paraître cet automne aux Éditions du remue-ménage
et Syllepse
[Original accessible ici : « Dworkin on Millett » – http://www.newstatesman.com/node/145869 ]
Andrea Dworkin
Le monde dormait et Kate Millett l’a réveillé. Betty
Friedan avait écrit sur un problème qui n’avait pas de nom. Kate Millett
a nommé, illustré, exposé et analysé ce problème. En 1970, Kate Millett
a publié le livre Sexual Politics1. Les mots étaient nouveaux. À quoi
tenait cette « politique sexuelle » ? Le concept était nouveau. Millett
voulait « prouver que le sexe est une catégorie sociale ayant des
implications politiques ». Elle a identifié la domination masculine dans
les rapports sexuels, y compris dans la pénétration. Contestant le
statu quo, elle a soutenu que : « Aussi discrète que puisse être
actuellement son apparence, la domination sexuelle est sans doute
l’idéologie la plus répandue de notre culture et lui fournit son concept
de puissance le plus fondamental. »kate millet
Trente-trois ans plus tard, il est difficile de
se rappeler ou d’imaginer l’impact convulsif qu’a eu cette nouvelle
idée. La préséance de l’homme sur la femme avait été considérée comme
une fatalité physique, semblable à la force gravitationnelle. Rien de ce
qui avait à voir avec le sexe n’était alors envisageable en termes de
pouvoir, de domination ou de hiérarchie. L’origine et la détermination
des rôles sociaux de sexe découlaient de la biologie ou d’une divinité
surnaturelle. Le mâle était la personnification de l’action, et même de
l’héroïsme. Lui seul était fait à l’image de Dieu : il régnait dans la
religion, le mariage et la politique dans leur acception
conventionnelle. Sa place souveraine comme chef de famille était
incontestée. Millett a qualifié cet ordre de « patriarcat », qu’elle a
décrit ainsi : « l’homme dominera la femme ; parmi les hommes, le plus
âgé dominera le plus jeune ».
Millett a décrit le « consentement » de la femme à ce
paradigme de la préséance masculine comme un processus de socialisation
dans lequel les femmes étaient contraintes d’être passives, ignorantes,
reconnues uniquement pour porter des enfants, une fonction partagée
avec les animaux ; les hommes eux étaient différenciés par les
caractéristiques distinctement humaines. Les femmes étaient socialisées à
accepter la supériorité des hommes et leur propre infériorité, ce qui
était ensuite justifié par des assertions de la supériorité biologique
masculine : les hommes étaient physiquement plus forts. Le patriarcat
lui-même était considéré comme découlant immanquablement de la force
physique supérieure de l’homme. Millett a ensuite émis l’hypothèse d’une
civilisation prépatriarcale ; si cette civilisation a existé,
déduisit-elle, la force de l’homme ne pouvait pas être la raison à la
base du patriarcat.
Millett a également attaqué le genre en tant que tel.
Les phénomènes biologiques associés au fait d’être mâle ou femelle
étaient trop variés pour réifier tout déterminisme biologique simpliste.
Elle a interprété les éléments constitutifs du genre comme socialement
déterminés, idéologiquement renforcés par la domination sexuelle du
maître.
Millett a également décrit les aspects économiques de
la politique sexuelle : les femmes travaillaient pour rien ou pour
moins d’argent. Elle a décrit les façons dont les femmes avaient
toujours travaillé, mais sans paiement convenable, ce qui avait aidé à
maintenir les femmes sous l’emprise des hommes. Elle a aussi décrit
l’utilisation de la force contre les femmes, y compris les phénomènes de
la grossesse forcée et du viol. Elle a analysé le rôle de l’État dans
le maintien de l’infériorité des femmes, de même que le rôle des
systèmes juridiques dans diverses sociétés.
Étonnamment, elle a signalé comment « les allusions à
la violence conjugale provoquent invariablement le rire et un peu
d’embarras ». Les blagues sur les femmes battues abondaient, alors que
la société affirmait que cette brutalité n’existait pas vraiment.
Millett a affirmé que l’hostilité envers les femmes s’exprimait par le
rire et la « littérature misogyne », qu’elle appelait « principal
véhicule de l’hostilité masculine », étant à la fois une « exhortation
et un genre comique. De toutes les formes artistiques qui fleurissent au
sein du patriarcat, c’est elle qui avoue le plus franchement son rôle
de propagande. Son but est de retrancher plus solidement chacune des
deux factions dans son propre camp. »
La méthodologie de Millett était nouvelle. Tout en
utilisant l’anthropologie, la sociologie, l’économie et l’histoire pour
ancrer son argumentaire, c’est dans la littérature qu’elle a trouvé le
sens de la politique sexuelle et du pouvoir sexuel. Elle a contourné les
écoles antérieures de critique littéraire, qualifiant sa propre
critique de « mutation » : « Je suis partie du principe qu’il y avait
place pour une critique prenant en compte le contexte culturel dans
lequel la littérature est conçue et produite. »
Millett a utilisé la littérature contemporaine pour
démontrer son concept de « politique sexuelle ». Alors que d’autres
critiques dansaient sur les tombes d’écrivains décédés, Millett a
elle-même creusé de nouvelles tombes. Elle a surtout mis l’accent sur
les œuvres de D.H. Lawrence (décédé, mais largement lu comme s’il était
un contemporain), Henry Miller (vivant à l’époque), Norman Mailer
(vivant) et Jean Genet (vivant à l’époque). Après avoir traité de façon
générale la littérature antique, médiévale et de la Renaissance, en
Occident et en Orient, comme des remparts d’une hiérarchie misogyne,
elle a débuté son livre par trois scènes de rapports sexuels, tirées
respectivement de Sexus d’Henry Miller, Un rêve américain de Norman
Mailer et le Journal d’un voleur de Jean Genet. Elle a explicité la
dynamique du pouvoir dans chacune de ces scènes de sexe – Genet étant en
contrepoint, car il abordait la « hiérarchie sexuelle à partir d’un
angle oblique qui est celui d’un système de domination homosexuelle ».
Elle a utilisé Genet parce qu’il traitait de l’oppression sexuelle.
Quand Millett a écrit La politique du mâle, Miller,
Mailer et Lawrence étaient les références de la libération sexuelle. Ces
écrivains avaient une influence de premier plan sur la génération
naissante des années 1960. Il est difficile aujourd’hui d’appréhender
l’emprise qu’ils avaient sur l’imagination. Pour la gauche et la
contre-culture naissante, ils étaient les écrivains de la subversion. En
fait, ils ont contribué à acculturer une génération dans la conviction
que la force et la violence étaient des éléments précieux du sexe.
L’analyse de Millett a détruit leur autorité.
À mes yeux, personne n’est comparable à Kate Millett
pour ce qu’elle a fait, avec ce seul livre. Il reste l’alpha et l’oméga
du mouvement des femmes. Tout ce que les féministes ont fait est
préfiguré, prédit ou encouragé par La politique du mâle.
Source : https://tradfem.wordpress.com/2017/09/08/kate-millette-vue-par-andrea-dworkin/
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