« De la haine à l’état brut » : ce pour quoi le mouvement des « InCel » cible et terrorise les femmes
par Zoe Williams, publié dans The Guardian le 25 avril 2018
Traduction : Tradfem
Zoe Williams est chroniqueuse au quotidien britannique The Guardian. On peut découvrir ses autres articles au https://www.theguardian.com/profile/zoewilliams
L’homme accusé d’avoir perpétré l’attentat à la
camionnette de Toronto aurait des liens avec la communauté en ligne des
InCel (pour « Célibataires Involontaires »). Le langage qu’ils utilisent
peut paraitre ridicule, mais la menace qu’ils représentent pourrait
bien être mortelle.
Lorsqu’une fourgonnette a été lancée le lundi 23
avril sur un trottoir de Toronto, tuant 10 personnes et en blessant 15
autres, le chef de police Mark Saunders a déclaré que même si l’incident
semblait être prémédité, il n’y avait aucune preuve de terrorisme. Le
ministre canadien de la Sécurité, Ralph Goodale, a soutenu cette
opinion, en annonçant immédiatement que l’événement « ne faisait pas
partie d’un complot terroriste organisé ». Le Canada a des règles à cet
égard : pour être considéré comme du terrorisme, l’agresseur doit avoir
une motivation politique, religieuse ou sociale, au-delà de « vouloir
semer la terreur ».
Pourquoi les autorités ont-elles si rapidement rejeté
l’idée de terrorisme (considérant que cela peut encore changer, la
tragédie étant très récente) ? Peu de temps avant l’attaque, un message
est apparu sur le profil Facebook du suspect, saluant le début de la
« Rébellion des InCel », y compris la phrase « Recrue d’infanterie
00010, souhaite parler au Sergent 4chan s’il vous plaît. C23249161. »
(« 4chan est la principale plateforme de mobilisation sur Internet d’un
courant de l’extrême droite, l’Alt-Right », explique Mike Wendling,
auteur du livre Alt-Right : from 4Chan to the White House.)
Il y a une réticence à considérer que le mouvement
des « InCel » possède quelque chose d’aussi construit qu’une
« idéologie », ou à traiter leur pensée comme développée et cohérente,
en partie parce que sa conception est aussi farfelue.
La formule « Célibataire involontaire » a été créée
il y a 20 ans par une femme dénommée Alana ; elle a choisi cette
appellation en vue d’un forum de discussion en ligne à l’intention des
célibataires, essentiellement un groupe de cœurs esseulés. Elle dit
aujourd’hui : « J’ai l’impression d’être la scientifique qui a découvert
la fission nucléaire et qui apprend ensuite que celle-ci est utilisée
comme arme de guerre », pour parler de son sentiment de voir son projet
se transformer en point de ralliement d’une misogynie violente sur la
plateforme Reddit.
La nébuleuse des InCel fait partie du réseau
masculiniste en ligne (la « manosphère »), mais se distingue de
l’activisme habituel des droits des hommes du fait que selon Wendling –
qui est aussi rédacteur en chef de BBC Trending, l’unité d’enquête sur
les médias sociaux du radiodiffuseur britannique – elle invite ses
membres à une « haine absolue. C’est abject. Leurs propos sont
incroyablement tordus et complètement disjonctés de la réalité : de la
haine à l’état brut. » Leur idéologie a une certaine accointance avec
celle de la suprématie blanche, en ce sens que ses membres se retrouvent
dans les mêmes espaces en ligne et partagent une partie de la même
terminologie, mais les InCel se distinguent par des figures types
chargées de haine : les Bonnes (les femmes séduisantes) ; les
Beaux-gosses (les hommes séduisants) ; et les Normies (les personnes qui
ne sont pas InCel, c’est-à-dire qui peuvent trouver des partenaires,
mais sans avoir nécessairement belle apparence). Fondamentalement, les
InCel disent ne pas arriver à coucher et ils haïssent violemment
quiconque y arrive.
La cause en est, à leurs yeux, les hommes attirants
qui ont des rapports sexuels avec trop de femmes – « Nous devons faire
quelque chose au sujet du problème de la polygamie », a déclaré un
membre, dans un étonnant monologue de trois heures mis en ligne à propos
de l’attaque de Toronto –, mais bien sûr, la cause principale de leur
problème tient aux femmes elles-mêmes, qui deviennent des ennemies en
tant que personnes, mais aussi en tant que classe politique. On trouve
sur les sites InCel beaucoup d’échanges sur les meilleures façons de les
« punir », avec des fantasmes de viol en masse et des conseils pour
pister les femmes sans être arrêtés, juste pour le plaisir de savoir
qu’elles en sont conscientes. Le féminisme est tenu pour responsable de
l’incapacité de coucher d’un mec, et la régulation des naissances aurait
permis aux « femmes d’avoir des rencarts seulement avec des
Beaux-gosses. Cela a toutes sortes de ramifications sociales néfastes »,
prétendent-ils.
Il n’y a pas de chiffres sur le nombre d’hommes qui
adhèrent à cette doctrine ni d’étude sur leur degré d’extrémisme, « mais
ce n’est pas un petit réseau sur Reddit », dit Wendling. « C’est gros.
Cela pèse lourd. C’est un mouvement de dizaines de milliers de personnes
qui visitent ces plateformes, ces sous-Reddit. Il s’agit d’espaces sûrs
pour eux. »
Angela Nagle est l’auteure de Kill All Normies :
Online Culture Wars from 4Chan and Tumblr to Trump and the Alt-Right.
Elle voit « un paradoxe vraiment intéressant dans le style de quasi
politique des InCel : ils réagissent contre une vision de la romance et
des relations humaines proche de l’idéologie libertarienne d’Ayn Rand
mais y adhèrent simultanément. Ils se plaignent de la solitude, de
l’isolement et de l’individualisme liés à la vie moderne, mais ils
semblent aussi les défendre, en ce sens qu’ils adorent le discours des
forts qui triomphent des faibles. Mais ce sont eux qui sont les
faibles. »
Leur conception est semée de contradictions tout à
fait insolubles : « Ils diront combien c’est terrible que la gauche ait
gagné les guerres culturelles et que nous devrions retourner aux
hiérarchies traditionnelles, mais alors ils utiliseront des expressions
comme “baiser les salopes”, ce qui n’a aucun sens, non ? », continue
Nagle. « Parce qu’il faut choisir. Ils veulent la disponibilité sexuelle
des temps modernes et pourtant, en même temps, ils expriment du dégoût
pour la promiscuité. »
Les InCel sont obsédés par leur défaut à attirer des
femmes : ils divisent le monde en Alphas et Bêtas, où les Bêtas sont le
mec moyen, frustré et idiot, et les Omegas, comme les InCel se nomment
souvent, sont la lie de l’humanité, déprimés, méprisés par tous – et ils
se drapent de cette identité pour s’isoler du monde. Ils considèrent
que cela les rend intouchables dans leur quête de suprématie sur les
salopes.
Ils empruntent beaucoup au vocabulaire de l’égalité
et des droits civiques – ils diront que la société « traite les hommes
célibataires comme des ordures, et cela doit cesser. Les gens qui ont le
pouvoir, les femmes, peuvent changer cela, mais elles refusent de le
faire. Elles ont du sang sur les mains », a-t-on pu lire sur un de leurs
sites le matin après l’attaque de Toronto. Ils voient fondamentalement
leur virginité comme une question de discrimination ou d’apartheid, et
croient que seul un programme étatique de distribution de partenaires
sexuelles, interdisant d’avoir plusieurs amantes, peut rectifier cette
injustice colossale. Pourtant, en même temps, ils détestent les
victimes, les idéalistes, les progressistes, ceux qui militent pour
toute forme d’égalité réelle.
Plus leur perspective est insensée, plus elle
présente une certaine logique rudimentaire. La cohérence, la consistance
du langage et la raison sont autant d’outils qui nous permettent de
nous comprendre, de nous adapter les uns aux autres, de nous intégrer et
de nous écouter. Mais dans une vision autoritariste du monde, ce sont
les principes qu’il est le plus jouissif de transgresser. Cela rend très
difficile de réagir à ce discours, sur le plan intellectuel et encore
plus sur le plan pratique : on ne peut pas argumenter devant une pensée
dont le principe est qu’elle ne tolère aucune contre-argumentation. Mais
la solution de rechange habituelle – ridiculiser de telles idées –
n’est pas nécessairement sage, ou équitable.
Elliot Rodger, le tueur qui a sévi dans la
collectivité californienne d’Isla Vista, a affiché sur Youtube une vidéo
à propos de sa volonté de « punir » des femmes séduisantes qui ne
voulaient pas coucher avec lui (et des hommes séduisants avec qui elles
le feraient) avant d’abattre six personnes en 2014. Le Southern Poverty
Law Centre (qui suit à la trace les activités d’extrême droite aux
États-Unis) l’a désigné comme le premier terroriste du mouvement
« alt-right ». Donc, même si les InCel ne couvrent pas tout le spectre
de l’activité d’extrême droite, ils ont été jusqu’ici son sous-groupe le
plus dévastateur.
Il existe un fossé immense entre la menace que
représentent ces hommes – un danger mortel même si nous reconnaissons
que Rodger n’y a joué qu’un rôle de fantassin – et les propos, souvent
absurdes, qu’ils tiennent. Chez eux, la séduction est militarisée dans
une guerre des sexes : il y a énormément de discussions sur les moindres
aspects de cet affrontement, mais l’objectif ultime et unique est
d’amener des femmes à coucher avec vous (et à vous obéir) en les
insécurisant.
Lorsque, bizarrement, ce procédé ne fonctionne pas,
les InCel sont engloutis dans le siphon de la « pilule noire » : ils
déterminent alors que les dés sont pipés dès le départ. Tout tient à
l’apparence personnelle. Si vous ne la possédez pas, vous avez déjà
perdu. Cette idée dégénère en fantasme violent, car si le jeu est
truqué, la seule chance d’amener au lit des femmes séduisantes est la
contrainte. Les hommes séduisants deviennent des dommages collatéraux
dans ce fantasme de violence, mais il est révélateur qu’alors que les
forums en ligne accueillent une pléthore de fantasmes de viols de masse,
les claviers deviennent muets quand un homme commence à fantasmer sur
la castration de son colocataire.
Depuis la façon dont les modérateurs de « chat
rooms » laissent passer les menaces de violence contre les femmes,
jusqu’à la réticence des autorités à reconnaître chez les InCel une
dynamique terroriste, j’ai l’impression inquiétante que c’est parce que
les InCel veulent principalement tuer, mutiler ou agresser des femmes
qu’ils ne sont simplement pas pris autant au sérieux que s’ils voulaient
tuer n’importe qui d’autre. Serait-ce à cause du sentiment répandu que
tout le monde a envie de tuer des femmes, à un moment ou un autre ? Ou à
tout le moins leur ficher une bonne frousse ?
Leur comportement est souvent ridicule – l’un d’eux a
la semaine dernière affiché une photo d’un tatouage, sur tout son bras,
du visage de Jordan Peterson (le philosophe à la mode du masculinisme).
Le héros mythique des InCel est le sorcier vierge de 30 ans – si vous
pouvez atteindre 30 sans avoir de relations sexuelles, vous deviendrez
doté de pouvoirs magiques. Et leurs échanges sont si pathétiques qu’il
est difficile d’en ressentir autre chose qu’une impression de pitié (sur
le site Wiz Chan – dont le sous-titre est « ignorer les femmes,
découvrir la magie » – un fil intitulé « Comment je vis dans ma
bagnole » relève de la littérature.)
Étonnante sur le plan de l’abstraction, mais
étrangement incontournable en chair et en os, leur position combine le
pathétique humour-qui-n’en-est-pas-vraiment des années 90 (« Hé, je
plaisantais quand je disais que je voulais te violer, à moins que nous
soyons dans une ruelle et qu’il n’y ait personne d’autre autour »), un
auto-apitoiement rageur, des costumes de superhéros et d’appropriation
culturelle, le tout livré avec une colère assourdissante du cerveau
reptilien. On dirait une comédie de boulevard qui prétend au sérieux
d’un texte de Wittgenstein.
Mais cela ne reflète pas ou n’analyse pas le sens de
ce nouveau terrorisme moderne : leurs auteurs n’ont pas à se rencontrer
et leurs cagoules n’ont pas besoin d’être assorties. Tout ce qu’ils ont à
faire est de se doter de boucs émissaires et d’agir en conséquence.
« La réponse n’est pas simple », dit Nagle. « Nous
nous contentons de parler, par exemple, des lois sur l’accessibilité des
armes à feu et de toutes ces choses très superficielles. Mais en
Amérique en particulier, la racine de tout ça est très, très profonde. À
mon avis, le genre de révolution culturelle qui a vu le jour dans les
années 60, où les gens ont remis en question des institutions plus
anciennes, a entraîné efficacement la désintégration de ces repères.
Mais je pense qu’il est juste de dire, si vous regardez la société
américaine contemporaine, qu’il y a eu un échec à remplacer ces
institutions par quoi que ce soit de neuf sur lequel fonder la société.
Alors ces hommes disent : “Les femmes ne pensent qu’à elles-mêmes, donc
le moyen de répondre à cette situation est de se doter de muscles et de
les piéger.” L’amour n’a rien à voir là-dedans. Faire confiance aux
autres, tout ça est fini. C’est une vision du monde très, très sombre.
Et elle ne provient pas de nulle part. »
Version originale : https://www.theguardian.com/world/2018/apr/25/raw-hatred-why-incel-movement-targets-terrorises-womenTraduction : Tradfem
Zoe Williams est chroniqueuse au quotidien britannique The Guardian. On peut découvrir ses autres articles au https://www.theguardian.com/profile/zoewilliams
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