Chez Syllepse :
Chez Remue-ménage :
PREFACE de Christine Delphy
« Premier amour »
« Ma vie d’écrivaine »
« Interview à cran »
Pourquoi n’accordez-vous pas d’interviews ?
« Kate Millett, une grande figure de la pensée contemporaine »
« La notion de supériorité biologique : un argument dangereux et meurtrier »
« Le pouvoir »
« Une femme battue survit »
TROISIEME PARTIE
« Fierté lesbienne »
« La nuit et le danger »
« Terreur, torture et résistance »
« Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol »
Chez Remue-ménage :
PREFACE de Christine Delphy
Dworkin possède à la fois le tempérament de la
polémiste et la rigueur de la théoricienne. Son écriture, extrêmement
travaillée, est unique. On peut, on doit la considérer comme l’une des
grandes stylistes de la langue anglaise de ces cinquante dernières
années. Sa volonté de ne jamais euphémiser la réalité lui vaut une
réputation de mauvais goût et d’exagération. Comme on le sait, quand une
féministe est accusée d’exagérer, c’est qu’elle est sur la bonne voie :
les féministes du monde entier l’invitent à parler.
PREMIERE PARTIE
PREMIERE PARTIE
« Premier amour »
Très cher E., je cherche une façon de décrire la
pulsion d’advenir qui m’a poussée vers toi puis loin de toi, qui m’a
conduite d’une personne à une autre, d’un lieu à l’autre, de lit en lit,
d’une rue à l’autre, et qui en quelque sorte fait cohérence, trouve son
assise et sa véritable expression quand je dis : je veux écrire, ou je
veux être écrivaine, ou je suis écrivaine. Je veux te dire que cette
pulsion d’advenir est la raison pour laquelle je t’ai quitté et pour
laquelle je ne suis jamais revenue comme je l’avais promis. (…)
Moi, je voulais écrire des livres de feu et de glace,
de vent balayant la terre. Je voulais écrire des livres qu’on ne
pourrait jamais oublier une fois lus, des livres qui seraient chéris
comme on chérit la lumière la plus exquise qu’on ait jamais vue. Je
méprisais toute chose inférieure à ce livre parfait que je pouvais
imaginer. Ce livre qui vivait dans mon imagination était court et
parfait, et je voulais qu’il vive de personne en personne, pour
toujours. Même aux moments les plus sombres de l’humanité, il vivrait.
Même dans la vie d’une seule personne qui le porterait et serait portée
par lui, il vivrait.
« Ma vie d’écrivaine »
Cette prose allait devoir se dresser à l’appui des
femmes – se dresser contre le violeur et le proxénète – en transformant
le silence des femmes en parole. Elle devrait dire tous les mots non
dits pendant et après le viol ; pendant et après la prostitution ; tous
les mots étouffés. Elle devrait transformer la soumission apparente des
femmes – le consentement lu dans leur silence par les vicieux et les
complaisants – en une résistance articulée. Il me faudrait moi-même
abandonner ma sentimentalité doucereuse à l’égard des hommes. J’allais
devoir être militante ; sobre et austère. Je devrais faire acte de
défection – à l’encontre des hommes de pouvoir. Je devrais trahir les
prémisses nobles, apparemment humanistes, de la civilisation et de
l’écriture civilisée en concevant chaque livre comme s’il était une arme
redoutable dans une guerre. Je devrais penser stratégiquement, avec un
cœur de militaire : comme si mes livres étaient des explosifs complexes,
des champs de mines déposés dans la culture pour forcer l’éclatement du
statu quo. J’allais devoir abandonner Baudelaire pour Clausewitz.
DEUXIEME PARTIE
DEUXIEME PARTIE
« Interview à cran »
Pourquoi n’accordez-vous pas d’interviews ?
Parce qu’elles sont tellement factices. Quelqu’un
formule une question – très posée et guindée, ou alors très gauche et
sincère. Puis, quelqu’un tente de répondre dans le même registre. Le
culte de la célébrité et de la personnalité et tout ça. C’est factice.
(…)
Les gens se disent surpris quand ils vous rencontrent. Que vous soyez sympathique.
Bizarre. Pourquoi ne serais-je pas sympathique ?
Ce n’est pas une qualité qu’on associe habituellement aux féministes radicales.
Bizarre. Pourquoi ne serais-je pas sympathique ?
Ce n’est pas une qualité qu’on associe habituellement aux féministes radicales.
Eh bien, voilà un exemple de déformation. Les
féministes radicales sont toujours sympathiques. On les harcèle au point
de les rendre folles, mais elles demeurent, au fond, sympathiques.
Quand Millett a écrit La Politique du mâle, Miller,
Mailer et Lawrence étaient les références de la libération sexuelle. Ces
écrivains avaient une influence de premier plan sur la génération
naissante des années 1960. Il est difficile aujourd’hui d’appréhender
l’emprise qu’ils avaient sur l’imagination. Pour la gauche et la
contre-culture naissante, ils étaient les écrivains de la subversion. En
fait, ils ont contribué à acculturer une génération dans la conviction
que la force et la violence étaient des éléments précieux du sexe.
L’analyse de Millett a détruit leur autorité.
À mes yeux, personne n’est comparable à Kate Millett pour ce qu’elle a fait, avec ce seul livre. Il reste l’alpha et l’oméga du mouvement des femmes. Tout ce que les féministes ont fait est préfiguré, prédit ou encouragé par La Politique du mâle.
À mes yeux, personne n’est comparable à Kate Millett pour ce qu’elle a fait, avec ce seul livre. Il reste l’alpha et l’oméga du mouvement des femmes. Tout ce que les féministes ont fait est préfiguré, prédit ou encouragé par La Politique du mâle.
Si l’on se penche sur l’argumentation intellectuelle
et scientifique masculine en regard de l’histoire des hommes, l’on est
forcée de conclure que les hommes en tant que classe sont, au plan
moral, des demeurés. La question cruciale est alors la suivante :
devons-nous accepter leur conception d’une polarité morale fixée de
manière biologique, absolue du fait de la génétique, des hormones, des
organes génitaux (ou de quelque autre organe, sécrétion ou particule
moléculaire qu’ils trouveront à blâmer) ? Ou bien est-ce que notre
expérience historique de la privation et de l’injustice sociale nous
enseigne que pour vivre libres dans un monde équitable, nous allons
devoir détruire le pouvoir, la dignité, l’efficience de cette
conception-là, plus que toutes les autres ?
Récemment, on a vu de plus en plus de féministes
promouvoir des modèles sociaux, spirituels et mythologiques fondés sur
une domination féminine ou un matriarcat. À mon sens, ces choix
indiquent une conformité de base aux prémisses du déterminisme
biologique qui sous-tendent le système social masculin.
Le thème principal de la pornographie comme genre est
le pouvoir masculin, sa nature, son ampleur, son usage, son sens. Le
pouvoir masculin, tel qu’il s’exprime dans et par la pornographie,
laisse discerner plusieurs motifs distincts mais entrelacés, qui se
consolident : le pouvoir du soi, le pouvoir physique exercé sur et
contre les autres, le pouvoir de la terreur, le pouvoir de nommer, le
pouvoir de propriété, le pouvoir de l’argent et le pouvoir du sexe. Ces
motifs du pouvoir masculin sont intrinsèques à la substance et au mode
de production de la pornographie, et les modalités de la pornographie
sont les modalités du pouvoir masculin. L’harmonie et la cohérence des
valeurs haineuses, valeurs perçues par les hommes comme neutres et
normales lorsqu’appliquées aux femmes, sont ce qui caractérise le
message, la chose et l’expérience de la pornographie.
Les motifs du pouvoir masculin s’incarnent dans la
forme et dans le contenu de la pornographie, dans le contrôle économique
et la répartition de la richesse qui caractérisent l’industrie, dans
l’image ou le récit en tant qu’objet, dans le photographe ou le
rédacteur en tant qu’agresseur, dans le critique ou l’intellectuel qui,
en nommant, assigne la valeur, dans l’utilisation concrète faite des
modèles, dans l’application de ce matériau dans ce qu’on appelle la
vraie vie (que les femmes se voient ordonner de considérer comme
distincte du fantasme). Un sabre qui pénètre un vagin est une arme ;
l’est aussi la caméra ou la plume qui le représentent ; l’est aussi le
pénis auquel le sabre sert de substitut (en latin, vagina signifie
littéralement « fourreau »).
On peut se souvenir d’avoir éprouvé une horrible
douleur physique, mais ce souvenir ne ramène pas la douleur au corps.
Heureusement, l’esprit peut se souvenir de ces événements sans que le
corps les revive. Si l’on survit sans blessures permanentes, la douleur
physique diminue, s’éloigne, prend fin. Elle lâche prise.
La peur ne lâche pas prise. La peur est le legs
éternel. Au début, la peur imprègne chaque minute de chaque jour. On ne
dort pas. On ne peut pas supporter d’être seule. La peur loge au creux
de la poitrine. Elle prospère comme des poux sur la peau. Elle bloque
les jambes, accélère les battements du coeur. Elle verrouille la
mâchoire. Les mains tremblent. La gorge est nouée. La peur nous rend
entièrement désespérée. À l’intérieur, on reste chamboulée, s’accrochant
à toute personne qui affiche la moindre bonté, s’écrasant face à la
moindre menace. Avec les années, la peur s’estompe, mais elle ne lâche
pas prise. Elle ne lâche jamais prise. Et quand l’esprit se souvient de
la peur, il lui redonne vie.
« Fierté lesbienne »
On ne peut avilir cette fierté. Ceux qui voudraient
l’avilir sont des gens qui lancent des poignées de boue au soleil. Il
continue de briller, et les lanceurs de boue ne font que se salir les
mains.
Le soleil est parfois caché par de denses couches de
nuages noirs. Une personne qui lèverait la tête jurerait qu’il n’y a pas
de soleil. Pourtant, le soleil continue de briller.
La vérité, c’est que les hommes font l’expérience de
la liberté de mouvement et de la liberté d’action, mais pas les femmes.
Nous devons reconnaître que la liberté de mouvement est une condition
préalable à toute autre liberté. Son importance est supérieure à celle
de la liberté d’expression, parce que sans elle la liberté d’expression
ne peut pas exister. Alors quand nous, les femmes, luttons pour notre
liberté, nous devons commencer par le commencement et nous battre pour
la liberté de mouvement, que l’on nous a refusée et que l’on nous refuse
toujours. Dans les faits, nous ne sommes pas autorisées à sortir la
nuit. Dans certaines parties du monde, les femmes n’ont absolument pas
le droit de sortir, mais nous, dans notre démocratie exemplaire, on nous
permet de tituber çà et là, durant le jour, à demi handicapées, et pour
cela, bien sûr, nous devons nous montrer reconnaissantes.
« Tuerie à Montréal. L’assassinat des femmes comme politique sexuelle »
« Tuerie à Montréal. L’assassinat des femmes comme politique sexuelle »
J’ai vu un sociologue à la télévision hier soir, un
sociologue masculin, un type très bien sous tous rapports. À son éminent
avis, basé sur une érudition exceptionnelle, le massacre de
Polytechnique était le « tout premier » – je l’ai noté parce que je ne
voulais pas exagérer ses dires –, « le tout premier geste politique
commis contre des femmes ». Les tribunaux ne commettent pas de gestes
politiques contre les femmes, non, lorsqu’ils sont organisés pour
appuyer les violeurs et les batteurs de femme, ni quand ils enlèvent les
enfants aux femmes – comme ils le font aux États-Unis – pour les donner
aux pères qui les violent. Cela n’est pas politique. Rien de ce qui
nous est jamais arrivé par le passé n’est politique.
Et cela signifie que toute femme qui a connu une
forme ou une autre de violence sexuelle n’a pas seulement de la douleur
et de la souffrance, elle possède aussi un savoir. Un savoir sur la
suprématie masculine. Elle sait ce que c’est. Elle sait ce qu’on
ressent. Et elle peut commencer à penser stratégiquement à la façon d’y
mettre fin. Nous vivons sous un règne de terreur. Et ce que je vous dis
aujourd’hui, c’est que je veux que nous cessions de trouver ça normal.
Et la seule façon de cesser de trouver ça normal est de refuser d’être
amnésiques chaque jour de nos vies. De nous rappeler ce que nous savons
du monde dans lequel nous vivons. Et de nous lever chaque matin,
décidées à faire quelque chose à ce sujet.
Nous devons comprendre comment fonctionne la violence
masculine. C’est une des raisons pour lesquelles étudier la
pornographie et combattre l’industrie pornographique est si important.
Parce que c’est le Pentagone. C’est le quartier général. Ce sont eux qui
entraînent les soldats. Ensuite, les soldats sortent et ils nous font
ces choses. Nous sommes la population contre laquelle cette guerre est
menée. Et cette guerre a été et demeure terrible. Car notre résistance
n’a pas été sérieuse. Elle n’a pas été suffisante.
Aujourd’hui, le mouvement des hommes laisse entendre
que les hommes ne veulent pas le type de pouvoir que je viens de
décrire. J’ai effectivement entendu des déclarations explicites à ce
sujet. Et pourtant, vous trouvez toujours une bonne raison de ne rien
faire contre ce pouvoir qui est le vôtre.
Se cacher derrière la culpabilité, c’est ma préférée. J’adore cette raison-là. Oh, c’est horrible, oui, et je suis si désolé. Vous avez le temps de vous sentir coupable. Nous n’avons pas le temps que vous vous sentiez coupables. Votre culpabilité est une forme d’acquiescement à ce qui continue d’arriver. Votre culpabilité aide à maintenir les choses telles qu’elles sont. (…)
Se cacher derrière la culpabilité, c’est ma préférée. J’adore cette raison-là. Oh, c’est horrible, oui, et je suis si désolé. Vous avez le temps de vous sentir coupable. Nous n’avons pas le temps que vous vous sentiez coupables. Votre culpabilité est une forme d’acquiescement à ce qui continue d’arriver. Votre culpabilité aide à maintenir les choses telles qu’elles sont. (…)
La solution du mouvement des hommes pour rendre les
hommes moins dangereux en changeant la façon de vous toucher et de vous
percevoir les uns les autres n’est pas une solution. C’est une
récréation.
« Prostitution et domination masculine »
« Prostitution et domination masculine »
Je peux seulement vous dire que les prémisses de la
femme prostituée sont les miennes. C’est sur leur base que j’agis. C’est
sur elles que mon travail est basé depuis toutes ces années. Je ne peux
accepter – parce que je ne peux croire – les prémisses du féminisme
issu de l’université : le féminisme qui dit que nous allons écouter
toutes les parties, année après année, et qu’ensuite, un jour, dans
l’avenir, par quelque processus que nous n’avons pas encore trouvé, nous
allons décider de ce qui est juste et de ce qui est vrai. Cela n’a
aucun sens pour moi. On me dit que cela a du sens pour beaucoup d’entre
vous. Je parle par-delà le plus vaste fossé culturel de ma vie. Il y a
vingt ans que j’essaie d’être entendue de l’autre côté de ce fossé, avec
un succès que je qualifierais de marginal.
Je veux nous ramener aux éléments de base. La
prostitution : qu’est-ce que c’est ? C’est l’utilisation du corps d’une
femme pour du sexe par un homme ; il donne de l’argent, il fait ce qu’il
veut. Dès que vous vous éloignez de ce que c’est réellement, vous vous
éloignez du monde de la prostitution pour passer au monde des idées.
Vous vous sentirez mieux ; ce sera plus facile ; c’est plus
divertissant : il y a plein de choses à discuter, mais vous discuterez
d’idées, pas de prostitution. La prostitution n’est pas une idée.
« Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas »
« Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas »
Le mouvement des femmes doit refuser d’exiler les
femmes qui portent la puanteur de l’agression sexuelle, son odeur, son
stigmate, sa marque. Nous devons refuser d’exiler les femmes qui ont été
blessées plus d’une fois, violées plusieurs fois, battues plusieurs
fois ; les femmes qui ne sont pas douces, pas respectables ; celles qui
n’ont pas de belles maisons. Le mouvement des femmes n’existe pas s’il
n’inclut pas les femmes qui sont blessées et les femmes les plus
dépossédées.
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