par Féministes radicales
Merci à Olga pour sa relecture et ses critiques. Merci à Sarah pour notre dialogue qui forge mes idées et mon espoir.
Plan du texte
I- Take Back The Night : rejeter les politiques sexuelles pour détruire la culture de viol.
a- Le nuit sociale contre les femmes.
b- Les politiques sexuelles sont au cœur du système.
c- Les principes de l’action Marche de nuit.
d- Marchons contre la nuit noire de notre oppression
II- « SlutWalk » : le backlash sexiste.
a- « Assumer » d’être les « s. » qui sont violées.
b- Baser la lutte contre le viol sur le mot qui menace de viol.
c- Déréaliser l’oppression pour réduire la lutte à des actes symboliques.
III- Le backlash néolibéral : prôner une solidarité aberrante et une liberté aliénante.
a- Célébrer les principes de liberté et de choix du patriarcat néolibéral.
b- Prendre des artéfacts d’industries sexistes pour des femmes réelles…
c- … pour prôner une solidarité fantoche et couvrir le système proxénète.
IV- Non pas liberté sexuelle mais libéralisation sexiste : nous faire jouer le rôle de cible dans le monde des porno-proxénètes.
I- Take Back The Night : rejeter les politiques sexuelles pour détruire la culture de viol
A- La nuit sociale contre les femmes
B- Les politiques sexuelles sont au cœur du système
C- Les principes de l’action Marche de nuit
La sexualité est politique.
Les relations sexuelles sont un champ de bataille.
Le viol est au sexisme ce que le lynchage est au racisme.
Les identités de genre sont sexistes.
Les industries dites « du sexe » sont nos ennemies.
D- Marchons contre la nuit noire de notre oppression
***
II- « SlutWalk » : le backlash sexiste.
A- « Assumer » d’être les « s. » qui sont violées.
B- Baser la lutte contre le viol sur le mot qui menace de viol.
User du paradoxe
Nous anesthésier à la haine sexiste pour élever notre degré de tolérance.
Nier des expériences irréconciliables …
… et faire consensus sur un malentendu pour nous mettre toutes en danger.
C- Déréaliser l’oppression pour réduire la lutte à des actes symboliques.
Idéalisme
Sexisme au second degré … non, au carré
***
III- Le backlash néolibéral : prôner une solidarité aberrante et une liberté aliénante
Ce raisonnement repose sur des mensonges et une indéfectible
solidarité avec les industriels qui produisent les stéréotypes de « p. »
et de « s. ».
A- Célébrer les principes de liberté et de choix du patriarcat néolibéral
B- Prendre des artéfacts d’industries sexistes pour des femmes réelles…
La « fille sexy »
La « s. » et la « p. »
C- … pour prôner une solidarité fantoche et couvrir le système proxénète
***
IV- Non pas liberté sexuelle mais libéralisation sexiste : nous faire jouer le rôle de cible dans le monde des porno-proxénètes
Quel est l’objet de la SW ?
Sa politique ?
Sa stratégie ?
Troisième vague ? NON : ressac
Le but de sa marche contre le viol ?
2. Freud, par son concept de fantasme originaire, a défini la sexualité comme un viol (de la mère par le père). (Ferrand, 2011).
3. J’utilise « s. » pour « salope », « p. » pour « pute » et « SW/SWer » pour SlutWalk/er car répéter l’insulte est sexiste. Mon propos est de critiquer une ligne politique et non des individus, de dénoncer l’agenda des décideurs (organisatrices, militants associés pro-industries sexistes) et le projet global qu’il alimente. L’élan des milliers de femmes solidaires des victimes est un cri féministe, même s’il est récupéré et retourné contre elles et contre nous toutes par le cadre qui le porte.
4. Cet argument permet d’effacer la violence masculine en chargeant les mères. Cette misogynie est la plus solide racine du sexisme(Plaza, 1980). Or les proxénètes aussi éduquent : le premier porno à 11 ans, la femme prostituée cédée par les copains.
5. Il s’agit d’un idéalisme très postmoderne, largement critiqué par Catharine MacKinnon, 1993.
6. « Sadomasochisation » renvoie au fait que la brutalité est de plus en plus érotisée pour définir les pratiques sexuelles normatives. La pornographie met en scène la pénétration (femme à genoux, à quatre pattes, attendant les actes de l’autre) d’une manière qualifiée de SM quand un homme est traité ainsi par une femme. La « pornographisation » est le processus par lequel les industries proxénètes infiltrent la culture, aux plans idéologique et économique.
7. À lire aussi Gail Dines & Wendy J. Murphy : http://sisyphe.org/spip.php?article3870
8. Megan Murphy rappelle qu’une cofondatrice de la « SW » a écrit un article intitulé : « Être une salope et de plus en plus maudite ». Les recycleurs d’insulte jouissent du sexisme, en érotisant le genre voire en prônant le sadisme sexuel (ils-elles se disent alors « SadoMaso »). Risquer de déchaîner la brutalité dominante ne les arrête donc pas voire les excite.
9. J’entends ici le processus qui fait d’un humain une "femme" (qui sexcise) selon les codes édictés par les porno-proxénètes.
10. « Je me suis sentie violentée. Oui, mes larmes étaient vraies », a dénoncé Maria Schneider, concernant le tournage de « Dernier Tango à Paris », 1972.
11. Ainsi, Paola Tabet a été invitée d’honneur du colloque « Transactions sexuelles », mai 2010. Or cette expression vient de chercheurs pro-prostitution qui rejettent sa perspective féministe matérialiste et sabotent son concept d’échange économico-sexuel (Ferrand, 2010).
Références
. ADAMS, Carol J., The sexual Politics of Meat. A feminist-vegetarian critical theory, 2010.
. DELPHY, Christine, « La non-mixité ».
. DELPHY Christine, L’ennemi principal 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.
. DELPHY Christine, FAUGERON Claude, « Introduction à l’édition française du rapport du réseau contre l’esclavage sexuel », Paris, 1984.
. BORDO, Susan, 1994, “Reading the Male Body”, in The Male Body : Features, Destinies, Exposures, L. Goldstein (ed.), Ann Arbor : University of Michigan Press.
. DINES, Gail & JENSEN, Robert, « Pornography is a Left Issue ».
. DWORKIN, Andrea, Pouvoir et violence sexiste, Montréal, Sisyphe, 2007.
. DWORKIN, Andrea, Take Back The Nigth, 1979.
Take Back The Day, 1983.
. Megan MURPHY, « Où ma relation avec la “Slutwalk” passe un mauvais quart d’heure ».
. FALQUET Jules, De gré ou de force, les femmes dans la mondialisation, La Dispute, 2008.
. FALQUET, Jules, « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail Genre et Sociétés, 2011/1 n°25, p. 81-98.
. FARLEY, Melissa, “Prostitution, Violence Against Women, and Posttraumatic Stress Disorder”. In Women & Health, 27 (3) : 37-49, 1998.
. FERRAND, Annie, « Le détournement sexiste d’un concept majeur de Paola Tabet », Congrès Marx 2010.
. FERRAND, Annie, « L’inconscient : l’ennemi intérieur des femmes », Monde Libertaire (à paraître).
. DEE L. R. GRAHAM, Edna I. RAWLINGS, Roberta K. RIGSBY, Loving to survive : sexual terror, men’s violence, and women’s lives, 1994.
. GUILLAUMIN, Colette, Sexe Race et Pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, 1992.
. Donna HUGHES, « Legalizing Prostitution Will Not Stop the Harm », 1999.
. JEFFREYS Sheila, Beauty and misogyny Harmful Cultural Practices in the West, East Sussex, Psychology Press, 2005.
. LEVY Ariel, Les nouvelles salopes, les femmes et la culture porno, Sciences humaines, 2007.
. McKINNON Catharine, Le féminisme Irréductible, discours sur la vie et sur la loi, Paris, Des femmes, 2005 (1987).
. MACKINNON, Catharine, Ce ne sont que des mots, 1993, 2007.
. MACKINNON, Catharine, Points against Postmodernism, 1996.
. MACLENNAN, Betty, Beyond Psychoppression : A Feminist Alternative Therapy, 2003.
. Mouvement du Nid, Claudine LEGARDINIER & Saïd BOUAMAMA : Les clients en question. Enquête d’opinion publique, juin 2004.
. MATHIEU Nicole Claude, L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté femme, 1991.
. MICHARD, Claire, Le sexe en linguistique : Sémantique ou zoologie ? 2002, Paris : l’Harmattan, coll. Bibliothèque du féminisme.
. POULIN, Richard : « 50 ans après la naissance de Playboy. La tyrannie du nouvel ordre sexuel », 2007, Sisyphe.
. POULIN, Richard, Sexualisation précoce et pornographie, Paris, La Dispute, 2009.
. POULIN, Richard et Amélie LAPRADE, « Hypersexualisation, érotisation et pornographie chez les jeunes », Sisyphe, mars 2006.
. PLAZA, Monique, 1980 « La même mère », Questions féministes, n° 7, pp. 71-93.
. ROCHEFORT, Christiane, « A propos du silence des opprimé-e-s », 1971.
. RUSSELL, Diana, The Politics of Rape : The Victim’s Perspective, 1975
. RUSSELL, Diana, Dangerous Relationships : Pornography, Misogyny and Rape, 1998, version augmentée du livre, accessible en entier ici.
. TABET, Paola, « La grande Arnaque, l’expropriation de la sexualité des femmes », Actuel Marx, 30, 2001, pp. 131-152.
Source : http://sisyphe.org/spip.php?article3993
Merci à Olga pour sa relecture et ses critiques. Merci à Sarah pour notre dialogue qui forge mes idées et mon espoir.
« J’accuse l’industrie du sexe de dominer, d’écraser
et de saper la solidarité que nous avons générée dans nos communautés
avec une propagande commerciale insensée sur les choix des femmes et les
droits des hommes.
J’accuse l’industrie internationale du sexe de saper,
de dominer et d’écraser le peu de démocratie que les femmes ont réussi à
obtenir des gouvernements. » Lee Lakeman, 20 avril 2011.
« Quand ceux qui vous dominent vous amènent à prendre
l’initiative de votre propre destruction, alors vous avez perdu plus
qu’aucun peuple opprimé n’a jamais pu se réapproprier. » Andrea Dworkin,
1987.
I- Take Back The Night : rejeter les politiques sexuelles pour détruire la culture de viol.
a- Le nuit sociale contre les femmes.
b- Les politiques sexuelles sont au cœur du système.
c- Les principes de l’action Marche de nuit.
d- Marchons contre la nuit noire de notre oppression
II- « SlutWalk » : le backlash sexiste.
a- « Assumer » d’être les « s. » qui sont violées.
b- Baser la lutte contre le viol sur le mot qui menace de viol.
c- Déréaliser l’oppression pour réduire la lutte à des actes symboliques.
III- Le backlash néolibéral : prôner une solidarité aberrante et une liberté aliénante.
a- Célébrer les principes de liberté et de choix du patriarcat néolibéral.
b- Prendre des artéfacts d’industries sexistes pour des femmes réelles…
c- … pour prôner une solidarité fantoche et couvrir le système proxénète.
IV- Non pas liberté sexuelle mais libéralisation sexiste : nous faire jouer le rôle de cible dans le monde des porno-proxénètes.
Dans son discours à la « SlutWalk »
(« marche des salopes ») de Philadelphie, le 6 août 2011, Aishah
Shahidah Simmons a lié l’événement aux « Take Back the Night », actions
contre le viol débutées en 1975. Féministe, elle a voulu voir là le
rassemblement de la masse silencieuse : enfant terrorisée, adolescente
brisée, jeune femme abattue, femme survivante, qui veulent crier
« Assez ». Mais en 2011, le contexte est tout autre : la marche est
vidée de sa force révolutionnaire par les principes libéraux et sexistes
des recycleurs d’insultes.
A- La nuit sociale contre les femmes
Andrea Dworkin, dans son style si porteur d’action et
d’utopie, a ouvert la « Marche de nuit » de 1979. Elle rappelle le
caractère politique de la nuit et de la rue : toutes deux excluent les
femmes par principe, et tout homme peut se transformer en milice de cet
ordre tacite et punir l’une d’elles de s’y aventurer. Faire une
incursion dans la rue, la nuit, est alors prendre un double risque :
être agressée et être accusée de l’avoir provoqué. Cette violence est
donc toujours légitime pour les tenants du pouvoir (police, justice,
médias).
Dworkin dit aussi que la nuit ne se limite pas à la
rue, que sa menace n’est pas circonscrite. Cette ombre où triomphe
l’impunité des hommes s’infiltre sous la porte de la chambre la mieux
fermée. Elle menace la fille la plus sage, la plus rangée. Pourquoi ?
Car la domination sociale est globale et elle s’accompagne d’une
propagande. Les films d’horreur montrent des hommes omnipotents qui
envahissent et détruisent les espaces d’inimité où leur proie se tapit.
Les films policiers associent meurtre et sexualité, ce qui fait de la
chambre une extension de cette nuit noire des intentions dominantes. À
côté de cela, la nuit est magique pour les hommes, nous dit Dworkin :
ils racolent des femmes prostituées ou ils obtiennent le consentement de
leur femme dans le huis clos domestique. Ivres, ils envahissent, de
leurs voix et de leurs corps, les rues, les bars, les métros. Ils se
rassemblent fraternellement et bruyamment pour voir un match ou harceler
des passantes. Dès lors, les femmes ont raison de craindre la nuit :
les hommes y deviennent plus dangereux.
Dworkin appelle donc à marcher ensemble contre notre
peur et contre leur impunité. Elle espère ainsi désamorcer cette
roulette russe qui se presse sur la tempe de chaque femme, chaque nuit.
Prendre le risque individuel et remercier au matin d’être indemne ne
nous sauvera pas : si nous restons isolées, notre tour viendra. Nous
marchons trop souvent seules, or la marche doit être collective. Il est
temps de dire « Assez », rappelle Dworkin, mais ce n’est pas assez :
nous devons le dire avec nos corps, unis. Former une barricade, une lame
de fond puissante. Ce que nous risquons dans la solitude, si nous nous
unissons, deviendra une menace pour eux, une action directe contre leur
impunité, dans la rue et dans leur chambre. C’est pour cela qu’une
Marche de nuit touche à nos émotions les plus profondes. Nous devons
utiliser notre force, notre passion et notre résistance collectives pour
leur reprendre chaque nuit, toutes les nuits. Seulement alors nos jours
ne seront pas des lendemains tremblants.
Pour mettre un tel espoir dans la Marche de nuit,
Andrea Dworkin s’appuie sur une solide analyse du pouvoir sexiste, celle
du féminisme radical (L’Envers de la nuit. Les femmes dans la
pornographie, traduction Monique Aubry avec la collaboration de Martin
Dufresne, éditions du remue-ménage, Montréal, 1980). En voici quelques
éléments.
Le pouvoir sexiste subordonne les femmes aux hommes,
groupe à groupe et individu à individu (Colette Guillaumin, 1978). Tous
les hommes ne dominent pas toutes les femmes mais tous profitent de
cette pression : collective sur toutes, individuelle sur quelques-unes.
Pressions économique, idéologique, physique et sexuelle car ils
contrôlent des éléments vitaux (accès aux terres, à l’emploi…), les
armes et la propagande. L’inégalité est radicale : « Dans le monde
entier, il y a une concentration absolue ou presque des richesses entre
les mains des hommes » (Paola Tabet, 2005 : 144). Elle repose sur la
division du travail - dans les sociétés capitalistes : l’exploitation
domestique (Delphy, 1998), les inégalités à l’emploi et au travail à
l’échelle nationale et internationale (Maruani, 2001 ; Milewski, 2005 ;
Falquet, 2008).
1) Ces politiques définissent la sexualité comme une
violence légitime et les femmes faites pour la sexualité. Ainsi,
l’interaction individuelle alimente l’injustice globale. Exemple : il
règne une hiérarchie normative des désirs entre initiative masculine et
consentement féminin. De même, le harcèlement sexiste est dit
« insistance ». Ou, la hiérarchie prétendue anatomique entre pénis
pénétrant (dit braquemart ou matraque) et sexe féminin pénétré (dit
trou) justifie l’idée d’un rapport sexuel intrusif voire violent
(baiser, déchirer).
2) Ces politiques organisent l’impunité de violences
ciblées, qualifiables de crimes dans cette société. Les pornographes
déchaînent contre les actrices insultes, humiliations, brutalité
physique, scénarios de viol, viols réels. Or cette violence est torture
dès que le contexte n’est pas « sexuel » et les cibles sont des hommes
(cf. rapport Taguba, "abus" à Abu Ghraib). En fait, les politiques
sexuelles produisent des notions qui suspendent le droit commun : sphère
privée (Delphy, 1995) ou liberté sexuelle. Les femmes étant surtout
brutalisées « en privé » et au nom de la « sexualité », ces politiques
organisent un véritable état d’exception sexiste.
3) Ces politiques sont le moteur économico-sexuel de
l’oppression. Paola Tabet (2001) parle d’une « grande arnaque » pour
analyser les liens qu’elles créent entre exploitation et sexualité.
D’abord, les hommes exproprient les femmes des ressources et accaparent
leur travail : ils les privent des moyens de vivre sinon à servir. En
parallèle, ils transforment leur utilisation sexuelle en monnaie
d’échange. Ainsi, ils les réduisent à servir aussi sexuellement pour
vivre. Leur vol collectif permet une série de vols individuels. Les mots
dominants dévoilent cette arnaque : pénétrer en argot a le sens
d’abuser, avoir, voler. De même, pour Andrea Dworkin (1985), dans les
sociétés capitalistes, nous sommes contrôlées par l’argent et par la
sexualité ; notre subordination se réalise à travers leur fusion.
L’exemple caricatural de cette arnaque est la prostitution (hors
proxénétisme, où la femme n’est pas sujet de l’échange). Via le marché
prostitutionnel, les hommes transforment la servilité sexuelle des
femmes en marchandise. Exclue du marché du travail, une femme se tourne
vers ce marché où elle a encore une valeur. Elle survit alors à la
condition de servir sexuellement des hommes. Ainsi, parce que les hommes
accaparent ce dont nous avons besoin, ils peuvent nous imposer aussi
leur « sexualité ». Et, dans ce cycle infernal, en nous utilisant
sexuellement, ils nous font céder sur tout le reste. Pourquoi ? Car la
servilité sexuelle nous dépossède de nous-mêmes : un corps voué à autrui
n’est pas à soi ; téléguidé de l’extérieur, il n’est plus perçu comme
réel ; contraint, il n’est plus unifié par la volonté (Guillaumin,
1992 : 91-92). Une fois que notre identité est pulvérisée, il est facile
d’assigner chaque morceau à une fonction automatique : ranger,
nettoyer, laisser passer, soutenir, consoler, consentir… ou spécialiser
la personne dans l’une d’elles. C’est ce que font les patriarcats,
désormais en phase de mondialisation. Le néolibéralisme exploite le
filon du « continuum d’échanges économico-sexuels » (Tabet, 2001) : des
arnaques au mariage aux violences à des fins de prostitution (Falquet,
2011 (1)).
La sexualité est politique.
1) & 2) = L’hétérosexualité est une arme à double
tranchant contre les femmes : violence banale à accepter, violence
extrême à redouter.
3) = Elle a un pouvoir d’assujettissement économique
et sexuel. Elle bénéficie à tous les hommes, individuellement et
collectivement.
a) & b) & c) = L’alternance de menace, de
violences et de restitution ponctuelle de ressources volées établit un
climat de terreur qui nous aliène aux hommes (cf. Dee Graham, 1994).
Dire « sexualité » ou « intimité » pour désigner
aussi bien l’expérience des femmes que celle des hommes est un mensonge.
C’est comme désigner par un même mot l’indemnité de licenciement (un dû
qui répare bien peu les vols antérieurs et actuel) et le parachute doré
(un hold-up de plus). L’expropriation (économique, physique et mentale)
est au cœur de nos vies comme le parasitisme sexiste organise celle des
hommes. Leur « intimité » repose sur l’expropriation physique,
l’étouffement du plaisir et du désir des femmes. La relation sexuelle
est un front de lutte. C’est pourquoi l’interpénétration des sexes est
dite pénétration : l’homme est le sujet actif, et il envahit l’autre
(Andrea Dworkin, 1986). De même, les hommes jouissent en se valorisant
mais poussent les femmes à jouir en s’insultant. Aucun d’eux ne jugerait
normal de consentir sans désirer, mais ni le droit ni les femmes ne
qualifient de viol les actes non désirés auxquels elles ont consenti.
Ils voient le harcèlement, la prostitution et le viol comme sexuels car
ils s’identifient à l’agresseur qui jouit aux dépens de l’autre.
Pouvons-nous y voir de la sexualité, nous qui en sommes les cibles
désignées ? Hélas oui, car nous avons acquis les réflexes de la
victime : céder, consentir sans désirer, pour survivre, avoir la paix ou
faire plaisir.
Le viol est au centre de notre oppression.
Le viol est au centre de notre oppression.
B) & C) = Le viol n’est pas marginal. Il est la
norme structurelle et statistique issue des contraintes qui encadrent
l’hétérosexualité : pression économique (chantage au logement, à
l’emploi, à l’argent), pression ouverte (menaces, violences), pression
mentale individuelle (insistance, chantage affectif) et collective
(« libération sexuelle » à marche forcée). Les hommes violent car ils
ont le pouvoir d’assurer leur impunité ; en étalant fierté et menaces
dans la culture dominante (mythes, romans, film, science (2)), ils
contrôlent nos vies par le viol.
Le viol est politique car presque toujours les
agresseurs sont des hommes, et les victimes, des femmes et des enfants.
Si le risque d’être agressé n’est pas aléatoire, alors les victimes sont
des cibles et les membres de ces groupes sont des cibles potentielles.
Le viol est sexiste car il féminise. Il traumatise garçons et hommes
aussi en les féminisant. Mais surtout, il rend docile une classe entière
d’humains et le pouvoir nomme ce résultat « féminité ».
Elles sont le résultat de l’oppression et la
renforcent au plan local. La féminité est la retenue de tout acte
affirmé (désir, parole, pensée, refus) et la perte d’espace à soi. Elle
résulte des intrusions répétitives des dominants – regard, menace, acte,
exploitation. « Rien de telle que la féminité pour donner à l’indignité
la dignité d’une identité », constate Catharine MacKinnon (2007 : 66).
La virilité, elle, confère aux dominants un moi hypertrophié vivant du
parasitisme affectif, sexuel et économique des femmes (Dworkin, 2007 :
45-73 ; Thiers Vidal, 2010).
Les mots sont importants.
Les mots sont importants.
Quand le viol est une norme sexuelle, les mots à
connotation sexuelle portent une menace de viol. Un homme, en les
proférant, nous menace. Le choc qu’ils nous provoquent (gêne,
sidération, angoisse, honte, colère) vient de leur réalisme : nous
savons que des hommes mettent à exécution cette menace au même instant,
ailleurs, en toute impunité. Les mots « crus » avouent ce qu’est le
« sexe » pour les dominants : haine et mépris, qui les excitent.
L’insulte sexiste est une double violence. Elle
dévaste sa cible en écrasant tout son être dans un stigmate. De plus,
ayant statut de « nom » d’être, elle condense les raisons de
l’infériorité de la cible et les violences qu’elle mérite. Les violences
antérieures subies resurgissent d’un coup. L’insulte exprime une haine
portée par la masse invisible des dominants : par elle, un d’eux incarne
la toute puissance de sa classe. Plus que la peur, elle provoque la
terreur.
B) = La pornographie n’est pas la prétendue
« représentation crue de la sexualité » que vantent les industriels. Par
l’impunité dont bénéficient sa production et sa diffusion, elle
démontre ce que ses images montrent : le viol et la torture ne sont ni
criminels ni inhumains s’ils ciblent des femmes. Par ses scénarios, elle
le justifie : les hommes jouiraient de violer, et les femmes, de se
soumettre. Par ses images, elle le naturalise : la femme trou, l’homme
matraque, deux « anatomies politiques » (Mathieu, 1991) au service d’une
propagande de guerre (cf. Russell, 1998 ; Ferrand, 2010).
C) = La prostitution n’est pas un « travail » comme
un autre ni une « sexualité périphérique ». Elle établit un niveau légal
de viol, couvert par la notion de consentement, et une zone de
tolérance de délits et crimes envers les femmes (vols, viols sans
consentement, menaces, sadisme, meurtres). Elle instaure donc un climat
d’impunité qui nous insécurise toutes. Elle est le diapason auquel
résonne la Grande Arnaque, notre exploitation et la destruction
méthodique de notre sexualité (réduite à consentir, servir et simuler)
(cf. Dworkin, 1983).
Take Back The Night to Take Back the Day. La nuit est
l’heure sociale à laquelle nous devons fuir la rue en tant que femme.
Par la Marche de nuit, nous la reprenons à cette heure pour qu’elle ne
soit plus celle du crime. Pour qu’il n’existe plus de lieu ni d’heure où
le crime est impuni car mérité. Car tant qu’ils existent, nous sommes
toutes en danger, dans ce lieu à toute heure, et à cette heure en tout
lieu. Andrea Dworkin, dans son sublime « Je veux une trêve de 24 heures
durant lesquelles il n’y aurait plus de viol » (ici), montre combien le
viol est au centre de la nuit de nos jours. Il ne peut y avoir de
liberté pour aucune d’entre nous tant que le viol existe quelque part.
Aucune égalité n’est envisageable sans une trêve des hostilités.
La Marche de nuit, en luttant contre le viol, touche à
nos peurs les plus profondes. Non pas la peur d’un acte physique –
nombre de femmes encaissent au quotidien autant sinon pire. Mais la
sanction irréparable que nous promet le pouvoir depuis l’enfance : la
sanction qui s’abat du seul fait que l’on existe, l’acte par lequel un
dominant juge notre être et notre utilité sur terre. Cette menace nous
suit à toute heure, piste notre existence, paralyse nos élans. Elle crée
le noyau des peurs qui nous téléguident de jour, de nuit, pour céder,
servir et nous taire ; qui brouillent notre conscience (Mathieu, 1985 :
204). L’enjeu de la Marche est considérable.
La non-mixité est une condition absolue. Car la rue,
la nuit, la sexualité et le viol sont sexistes. L’identité des hommes
est construite par une culture du viol. Leur présence nous est imposée :
nous sommes éduquées à étouffer nos sentiments et nos réflexes de
protection pour ne pas les fuir. Impossible de nous libérer dans cette
même contrainte. Nous devons pouvoir accuser nos oppresseurs, dénoncer
leur engagement passif voire actif aux politiques sexuelles. Il est
indispensable de repérer des sources immédiates d’oppression pour les
rendre réelles à nos yeux. C’est la condition pour éprouver la colère en
toute légitimité, donc créer le moteur d’une conscience de classe et
d’une mobilisation déterminée (cf. Delphy, 2004).
La lutte contre le viol suppose un rejet radical de
ce qui le produit : identités de genre, contrainte à l’hétérosexualité,
inégalités économiques.
Elle est indissociable de la lutte contre les industries du viol : pornographie et prostitution.***
II- « SlutWalk » : le backlash sexiste.
La première « SW » (3) de Toronto, janvier 2011,
s’est levée car un policier a commenté ainsi le viol d’une étudiante :
« les femmes devraient éviter de s’habiller en « s. » si elles ne
veulent pas être violées. » Il accusait la victime d’avoir provoqué le
crime et occultait l’agresseur. Les organisatrices de la marche ont
voulu lui répondre : « We are tired of being oppressed by slut-shaming ;
of being judged by our sexuality […] [We want to be] in charge of our
sexual lives […], regardless if we participate in sex for pleasure or
work. […] We are coming […] not only as women, but as people from all
gender expressions and orientations […]we just ask that you come. […]
Singles, couples. » (ici). En un mot : « Acceptez-nous comme nous
sommes : « sexy » ou « travailleuses du sexe », personne n’a le droit de
juger notre sexualité. » Pour affirmer une solidarité avec les femmes
violées, la manifestation s’appellera la « marche des s. ». Elle est
mixte et l’hétérosexualité est noyée dans la multitude des sexualités
librement choisies. Les hommes, dans un élan féministe, revendiquent le
droit pour les femmes de s’insulter et d’être « travailleuse du sexe ».
Marcher en mixité, réaffirmer l’hétérosexualité, insulter les victimes,
insulter les femmes, promouvoir la prostitution et les codes
pornographiques : l’agenda est chargé, même plombé.
Pourquoi les SWer répondent-elles à la menace de viol
par un collectif : « Laisse-moi m’habiller comme je veux, t’occupes-pas
de ma sexualité » ? Le viol a-t-il quelque chose à voir avec le look ?
Juge-t-il la sexualité de la victime ou préjuge-t-il de celle du
criminel ? Non. Le viol est affaire de faciès – être ciblée « femme » –
et de pouvoir – sexiste. Pourquoi presque tous les slogans emblématiques
de la marche sont-ils un dialogue individualiste entre « moi » et
« toi » ? Ce dialogue porte sur des comportements individuels : « mon »
look ou « ma » sexualité » face à « tes » jugements ou tes tendances à
violer. Les slogans dénoncent rarement un système sauf s’il est
idéologique (pensées, idées reçues). Les explications sont souvent bien
pauvres : l’éducation (4), voire la tautologie - « women get raped
because someone raped them ». Les slogans visent souvent à changer les
mentalités : « resignifier » les mots, « déconnoter » l’insulte,
« expliquer » aux violeurs des choses. Les SWer font comme si le viol
avait pour cause les idées que s’en font « les gens » (5).
En fait, les SWer n’ont aucune analyse féministe de
la culture qui crée le viol : genre, hétérosexualité, pornographie,
prostitution. Au mieux, comme nombre de postmodernes, ils-elles
analysent le pouvoir en termes de normes/contre-normes & déviance.
C’est-à-dire que le pouvoir consiste à imposer une norme et à
stigmatiser les « déviant-e-s ». Dans cette perspective, le viol ne
cible plus toutes les femmes en tant que femme. Il punirait certaines
femmes en tant que déviantes et contrôlerait les autres par la menace.
Le viol ne sanctionnerait les femmes que lorsqu’elles
sortent des rangs ? C’est expliquer le viol par le comportement des
femmes. Pur sexisme. Pour les « hétéro-normales » non déviantes, le viol
ne serait qu’une menace ? Pur négationnisme, issu d’une vision
dominante de la violence politique, déjà critiquée par Nicole Claude
Mathieu (1985 : 208). La « liberté » des hommes existerait en soi, sans
reposer sur la persécution des femmes ? Pur mensonge. En fait, les SWer
détournent l’enjeu féministe de la lutte. Ne sachant comment expliquer
le viol, ils-elles prennent les alibis des dominants pour ses causes
réelles. Selon le policier, est en cause la fille « sexy » ou
« facile » ? Alors, ces deux stéréotypes deviennent les emblèmes de la
lutte. Selon lui, s’habiller « sexy » ou être prostituée est un motif de
punition ? Alors, adopter la « slut-attitude » serait reprendre la
liberté que le pouvoir veut brimer. Pur dialogue idéologique. Les SWer
ignorent les délits et les crimes de masse sur laquelle repose la
soi-disant « libre sexualité masculine ». Ils-elles la prennent pour
modèle de liberté. Ils-elles proposent donc de reprendre ses codes
dominants : sadomasochisation et pornographisation (6) de la culture et
de la sexualité. Loin d’accuser un système, ils-elles individualisent le
risque de viol. Loin de dénoncer l’ampleur des violences masculines,
ils-elles nient la majorité des viols, à savoir ceux commis sur les
femmes « hétéro-normales » par leur partenaire. Loin d’accuser les
hommes, coupables ou complices, ils-elles accusent les femmes violées
d’être sorties des rangs. Ils-elles entérinent l’équation sexiste : viol
= sexualité & victime = salope. Loin de construire une solidarité
féministe, ils-elles insultent les victimes de viol et les victimes
potentielles.
User du paradoxe
Selon les SWer, le mot « s. » ne serait pas une
insulte. Voilà un beau paradoxe. Mais il n’est pas nouveau. Les hommes
nous le martèlent déjà : pour eux, il n’est pas agressif, « il est
sexuel ». De même pour les pornographes, il est féministe en signifiant
« femme sans tabou ». Par leur imagerie publicitaire (porno, pub, clip),
les proxénètes nous imposent la haine portée par ce mot et par le
pilonnage intensif de nos corps qui l’accompagne. Ils veulent nous mener
au paradoxe de nous libérer dans la haine de nous-mêmes. Elever « s. »
au rang de mot sexuel et de label de liberté vise à érotiser la
brutalité et le viol. Pourquoi les SWer veulent-ils baser la lutte
antisexiste sur l’insulte sexiste, sceller la solidarité entre victimes
de viol par le mot qui menace de viol ?
Autre paradoxe. Arborer tous les signes sexistes
créés par les industriels (pornographes, publicitaires, stylistes) mais
afficher un fier slogan : « Ma tenue n’est pas une invitation
sexuelle ». Suffit-il d’actes de langage pour effacer le sens des
choses ? Non. Car le sens des tenues « sexy » vient de la propagande
d’empires multimilliardaires. De plus, ces signes sont reçus par des
hommes qui ont du pouvoir sur nos vies : le passant qui nous harcèle, le
copain qui insiste jusqu’à ce que l’on consente au viol, le collègue
qui fait des « blagues » et le patron qui reçoit un spam « explicite »
durant notre entretien d’embauche. Pourquoi les SWer préfèrent-ils-elles
jouer sur les mots plutôt que combattre les industriels sexistes et
dénoncer les hommes ? Pourquoi préfèrent-ils-elles nous faire assumer
les signes de la « saloperie » plutôt que changer le contexte de
production et de réception de ces signes ?
Selon les SWer, celles qui refusent d’être traitées
de « s. » auraient un problème avec le mot. OUI, il y a un problème avec
le mot. Comme le dit Megan Murphy, il a "été utilisé d’une myriade de
façons pour me faire du tort. J’ai été qualifiée de salope pour avoir
baisé, pour ne pas avoir voulu baiser, et pour avoir été forcée à baiser
[…]. J’aimerais bien que ce mot n’ait pas sur moi le pouvoir qu’il a.
J’aimerais bien qu’il n’ait pas été utilisé pour me faire mal et me
violenter. Mais il l’a été. Il est impossible d’effacer cela. Quelle que
soit ma décision de redéfinir ce mot ou non. Et il continue à être
utilisé de cette façon." (7)
Il y a donc un gros problème avec le mot : il est insultant, fait pour toutes nous terroriser.
Il y a donc un gros problème avec le mot : il est insultant, fait pour toutes nous terroriser.
Les SWer proposent de « se réapproprier » les « mots
qui blessent », pour que chacune se renforce. « Empowerment » ? Selon
une méthode de l’armée, peut-être : plus on te hurle dessus, moins tu
sens la douleur, plus tu es un « Warrior ». Pure autodestruction.
S’anesthésier à la douleur est la technique d’une victime qui ne peut
éviter les coups. Pur idéalisme aussi : le pouvoir n’est pas réductible à
ses mots.
L’insulte n’est pas qu’un symbole à redéfinir.
L’idéologie et le langage sont des réalités matérielles. Les « idées
sexistes » « dans nos têtes » ne sont pas des fausses idées à combattre
par d’autres idées. Elles sont des effets mentaux des relations de
pouvoir - servage, exploitation, violences (Michard, 2002 ; Guillaumin,
1992). Pour les combattre, il faut changer l’expérience quotidienne qui
les met dans la tête, donc abolir les relations de pouvoir.
« S. » entre « dans la tête » des dominants par la
pornographie et signifie être marqué par l’indignité et le masochisme
féminins, être utilitaire à prendre. Ça leur rentre dans la tête de
manière très efficace : par le corps, dans l’excitation et l’orgasme.
Près de 13% d’entre eux sont client-prostitueurs en France (Legardinier
& Bouamama, 2004). L’idée est alors plus indubitable car ils ont pu
traiter une femme réelle comme un produit pornographique. La publicité
relaie le message, en ajoutant que nous sommes des vendues qu’un rien
achète (bijou ou voiture). Lors des rassemblements fraternels, chacun
s’imprègne des récits de l’héro qui a réussi à en « prendre » une
« comme une s. » ou à la « faire crier » alors qu’elle « faisait sa
mijaurée ». Le sexisme de ce mot excite et fédère les dominants,
construit leur virilité et leur solidarité.
« S. » entre aussi « dans nos têtes » à travers la
pornographie. Loin d’avoir plaisir à jouir, nous nous dégoûtons d’être
excitées par le spectacle de notre humiliation. Ce mot nous divise,
entre nous, en nous. Nous l’intériorisons aussi par l’agression,
redoutée, réalisée et répétée. Il n’a donc pas le même sens « dans les
têtes ». Pour les hommes, il veut dire sexualité-plaisir,
sexualité-conquête, femme-profiteuse. Pour nous, il veut dire
sexualité-insulte, sexualité-danger, indignité. Ces sens sont
irréconciliables (cf. Rochefort, 1971).
Expliquer aux dominants qu’ils nous oppriment est
déjà impossible mais choisir pour mégaphone un mot d’ordre aussi plombé,
c’est plus qu’absurde, c’est suicidaire. Quel est l’intérêt des médias à
diffuser les slogans de la SW : « Slut say Yes »« It’s my Hot Body » ?
Féminisme ou triomphe viriliste de nous voir « assumer » d’être les
produits et les vitrines des proxénètes ? Pour éviter les malentendus
qui pourraient nous coûter un viol, les SWer comptent distribuer des
traductions postmodernes aux hommes ? Par ex. « Mon slogan n’est pas une
invitation sexuelle, "s." n’est pas une insulte, l’insulte n’est pas de
la haine, et de toute façon, l’agression est une performance de sadisme
burlesque ». Au policier revanchard qui moissonne en fin de
manifestation, au copain qui veut nous traiter comme la « s. » que nous
revendiquons d’être, que dira-t-on ? « "S." veut dire femme libérée et
non fais-moi mal ». Suicidaire. Et s’ils décidaient d’entendre le
premier degré, quelle manifestante a les moyens (rhétoriques, physiques
et psychiques) d’assurer sa sécurité ? Eux qui savent si peu nous
écouter, entendront-ils la fin de « tu peux me faire mal, mais seulement
comme j’aime » ?
Idéalisme
Les SWer prétendent lutter contre les inégalités en
imposant d’autres définitions des mots du pouvoir. Ceci, par la seule
force des mots. Puis, ils-elles prétendent faire de leur novlangue une
réalité, une libération collective. Par la magie de leur pensée. Pour
toute action, ils-elles proposent donc aux subalternes des actes
incantatoires : réappropriation d’insultes, jeux de mots sexistes,
auto-nominations. En bons post-modernes, les recycleurs d’insultes ont
une conception idéaliste du pouvoir et du langage. Ils-elles multiplient
les faux raisonnements à partir d’idées simplistes et idéologiques sur
la psychologie et le langage. (cf. MacKinnon, 1996 ; Mathieu 1985 ;
MacLennan, 2003). Or les mots ne tirent leur pouvoir que de leur
condition d’énonciation (Bourdieu, 1982 : 111). Les subalternes ne
peuvent définir les mots du pouvoir rien qu’en les énonçant. Seuls les
dominants le peuvent, car ils ont le pouvoir matériel d’imposer leur
définition à autrui (monopole des médias, contrôle des ressources, des
institutions). Réduire le pouvoir à ses mots et prétendre que n’importe
qui peut s’en saisir est le double mensonge par lequel les SWer
déréalisent le sexisme.
Leurs actes incantatoires sont le plus souvent des
jeux de mots, du niveau au mieux d’un lacanien, au pire d’un harceleur.
Mais les jeux de mots sexuels ne peuvent être des slogans dans une
marche contre le viol. Lutter signifie : dénoncer l’ennemi principal,
les bénéficiaires de l’ombre et les matraqueurs décomplexés ; organiser
une solidarité entre victimes réelles et potentielles. Cette
responsabilité ne souffre aucun dérapage sexiste. Or les mots sexuels ne
sont que cela : ils déréalisent les agresseurs, nient les préjudices,
insultent les victimes, rient de leur peur, occultent l’origine sociale
du viol et son but terroriste. L’hétérosexualité n’est pas une farce,
c’est l’un des régimes de pouvoir les plus solides au monde. En rire
sans l’avoir aboli est cruel : loin de nous libérer, cela étouffe notre
peur, nie la gravité des faits et nous met donc en danger. Les jeux des
recycleurs d’insulte ne sont que cruauté et sadisme envers les femmes
(8).
***
Les SWer prétendent que le mot « s. » n’est pas une
insulte car il désignerait des femmes réelles : les « sexy », celles qui
arborent lingerie et maquillage, vêtements décolletés et raccourcis. De
même, « p. » ne serait pas une insulte car cela signifierait « femme
prostituée ». Refuser « le mot » serait donc rejeter ces femmes, les
« stigmatiser », comme le font les policiers et autres censeurs
« puritains ». Les féministes appelant à refuser les insultes seraient
« anti-sexe » et sexistes, complices du pouvoir « normatif ». Au
contraire, « assumer » le « stigmate » serait se solidariser de ces
femmes, lutter contre le pouvoir qui s’abat sur elles en raison de
« leur » sexualité marginale et de leur « liberté » aux marges de la
société « bien-pensante ». Y voir une insulte serait stigmatiser ce
qu’elles sont, juger leurs choix et renoncer à la libération sexuelle
qu’elles incarnent : injuste, sexiste et idiot.
A- Célébrer les principes de liberté et de choix du patriarcat néolibéral
À quelle liberté aspirent les SWer pour voir un idéal
dans l’insulte et la caricature de la féminité ? En fait, ils-elles
croient aux vertus du patriarcat néolibéral. La « fille sexy » et la
« travailleuse du sexe », purs produits du patriarcat industriel,
incarnent pour ces militant-e-s la liberté corporelle, sexuelle et
économique.
Or loin d’incarner le libre choix, la
« putification » (9) procède d’un projet social organisé : celui
d’inculquer aux femmes les rôles de cible, puis de victime, les pousser à
arborer des signes de disponibilité, puis se taire quand l’agression
tombe. Ses codes sont édictés par les industriels proxénètes des
secteurs de la publicité, la beauté, la lingerie, les « sex toys » et la
pornographie. Ils passent d’un canal à l’autre pour nous imposer leur
« féminité » capitaliste (Dines, 2005 ; Poulin, 2005). Via la publicité
et les magazines, ils nous dévalorisent pour nous vendre leurs produits
« réparateurs ». En nous insécurisant, ils créent chez nous un besoin
vital d’être désirées (Bouchard & Bouchard, 2005). Ils peuvent alors
nous dresser, via la pornographie et la publicité, à leurs scénarios
issus de la prostitution : exciter puis servir (Levy, 2010). Le
documentaire « Inside Deep Throat » (2004, de Bailey & Barbato) et
le film de Milos Forman, « People vs Lary Flynt » (1996) exposent
clairement ces objectifs. En nous matraquant avec leurs insultes, ils
veulent nous dresser à la « liberté sexuelle » des dominants. Leur
projet suppose de nous inculquer les réflexes des femmes qu’ils
maltraitent pour produire leurs films : tolérance à la peur, à
l’humiliation et à la douleur. C’est pourquoi, ils publient (à la
Musardine) des femmes broyées par l’industrie proxénète ou ses franges
élitistes (échangisme, sadomasochisme). Ces « sex experts » (Wendy
Delorme, Catherine Millet, Ovidie, Coraline Trinh Thi, Annie Sprinkle),
rompues à simuler et servir les hommes, incarnent désormais l’idéal de
la femme « libérée ». En fait, la machine proxénète a un rendement
optimal : la pornographie déréalise les violences indispensables à
l’abattage prostitutionnel (viols, brutalité, vols, terreur). Le système
fait circuler les femmes de l’un à l’autre, et à mesure qu’il les
brise, il les utilise dans ses franges les plus criminelles (films de
viols avoués, gang bang, sadisme sexuel destructeur, viols en série même
plus rémunérés). En parallèle, par ses organes de presse et médias, il
publie quelques femmes alibis, des « fières d’être p. ou s. ». Mais
surtout, il publie des « sex experts » qui transmettent aux lectrices ce
qu’elles ont appris sous les coups. Elles nous enseignent donc les
conduites dissociantes et anesthésiantes des victimes de viol et
célèbrent le sadisme dans la sexualité (Salmona, 2012).
La « fille sexy »
Les SWer prétendent qu’être une fille « sexy » est
une simple affaire de vêtements. Serait « sexy » toute personne qui
montrerait des parties de son corps. Or les découpages sexy du corps
sont très codifiés et ne prennent sens que sur un corps féminin. Notre
nudité n’est pas celle d’un corps neutre, humain, car il n’y a
d’anatomie sexuée que politique (Mathieu). Or, dans les sociétés
sexistes, les femmes n’ont pas le bon sexe pour avoir un corps humain.
Elles sont un corps, à utiliser (pour la sexualité et les corvées).
Ainsi, le vagin est-il assimilé au trou, il n’est pas un organe du corps
propre mais un fourreau dont l’orifice est dit « entrée » (Ferrand,
2010). Nos jambes ne sont pas un moyen de locomotion mais un artifice
décoratif destiné à être montré, nos cheveux sont eux aussi sexualisés.
Nos seins ne nous appartiennent pas non plus : nous les cachons, les
décolletons, nous jugeant dans le miroir, adoptant sur eux un regard
extérieur, donc médiatisé par les intérêts dominants. Or les hommes les
voient comme des indices de disponibilité sexuelle et non comme une
partie de corps humain. En fait, tout bout de « femme » est construit
comme voué à l’autre sexe. En retour, les dominants nous perçoivent
surtout comme des silhouettes piquées d’appâts.
De plus, les pratiques de beautés actuelles sont
notoirement sexistes (Jeffreys, 2005). En dénudant des parties de leur
corps, les femmes ne dévoilent ni un corps humain ni une sexualité
autonome. Elles montrent une anatomie politique maquillée par des
industriels :
- des bouts de femme : non pas d’humain autonome mais
d’être appropriable (Guillaumin, 1992 ; Tabet, 1998). Ces bouts sont
donc des indices de disponibilité - des bouts pornographiques, formatés
par l’industrie (MacKinnon, 1989 & 2007 ; Adams, 2010). Or elle
construit un désir sexuel non pas humain mais dominant : le désir
sadique de contraindre, faire crier une femme. Ces bouts sont donc des
provocations au sadisme.
Notre nudité ne renvoie pas à des valeurs abstraites
(sexualité, liberté, affirmation de soi) mais à un rapport de force où
chacune peut incarner la cible qu’elle est au plan structurel. Adopter
des codes « sexy » nous met donc en danger de viol. Les SWer dénient
cela. Ils-elles nous menacent : ce serait sexiste de dire ça, car une
femme « sexy » afficherait sa liberté et une sexualité épanouie. Donc
s’il y a là un appel au viol, ce serait elle qui le formule. Mensonges !
Elle affiche là une norme sexiste et industrielle. La victime « sexy »
n’y est pour rien : le pouvoir projette sur nos corps ses appels au
viol, en nous truffant d’indices qu’il explicite dans le mode d’emploi
qu’est la pornographie. Refuser d’être « sexy » n’est pas accuser les
victimes mais refuser d’être l’instrument d’une culture de viol, une
cible.
Comment « s. » et « p. » pourraient-ils vouloir dire
« femme habillée sexy » et « femme prostituée » ? En fait, les SWer
prennent les insultes politiques pour des mots. Or les insultes
politiques ne disent rien des subalternes réel-le-s. Elles ne sont ni
des synonymes ni des adjectifs : elles sont des stigmates, à savoir un
pur mensonge sur ce que nous sommes et faisons. Elles sont réelles, car
elles sont un maillon de la violence politique, mais elles ne sont pas
vraies. Elles ne sont pas non plus des noms communs ; elles sont des
« noms d’être » inventés par les dominants. Le mot « nègre » ne dit rien
de vrai sur les Noir-e-s. Il est le « nom » qui signifie
l’être-pour-le-dominant des personnes Noires. Ce nom les cible par un
pur acte de discours de haine, proféré du point de vue utilitariste du
dominant.
Une femme prostituée n’est donc par une « p. ». Une
femme « sexy » n’est donc pas une « s. ». Entériner ces équivalences,
c’est adopter le discours de haine sexiste sur les femmes, proféré du
point de vue viril. C’est aussi feindre d’ignorer les usages dominants
de l’insulte. Car un homme qui traite une femme de « p. » ne fait pas
référence aux femmes prostituées. Quand il me traite de « s. », il ne
veut rien savoir de moi, ni de ce que je suis ni de ma sexualité. Les
insultes ne sont pas des commentaires, elles nous ciblent, nous
frappent. Les hommes par elles menacent, disent ce qu’ils pourraient
nous faire car ils en ont le pouvoir :
« P. » ça veut dire "Moi, un homme, je fais ce que je veux de toi quand je veux".
« S. » ça veut dire "Moi, un homme, je te brutalise quand je veux, tu vas aimer ça".
« P. » ça veut dire "Moi, un homme, je fais ce que je veux de toi quand je veux".
« S. » ça veut dire "Moi, un homme, je te brutalise quand je veux, tu vas aimer ça".
Ces sens qu’ils donnent à l’insulte viennent des
industriels et non de femmes réelles. Car qu’est-ce que la prostitution
sinon la promesse faite à tout homme d’être le maître d’une femme ? Ce
pouvoir lui est accordé temporairement par un système qui transforme des
humains en automates serviles, dissociées pour survivre (Trinquart,
2002 ; Farley, 1998 ; Poulin, 2001 ; Legardinier, 2002). En effet, il
est presque illimité. Les proxénètes organisent un tel régime
d’exception que ni le viol ni le vol ni les actes de torture (dits
« séance SM ») ne sont poursuivis quand ils sont commis par un
client-prostitueur. Le pouvoir évoqué par l’insulte est aussi celui du
proxénète car ses droits « patronaux » sur sa victime sont illimités :
menace, rétorsion économique, vol, viol, vente à autrui.
De même, qu’est-ce que la pornographie sinon le
script du sadisme sexiste ? D’où viennent les images de femmes qui
crient sous le pilonnage intensif et les insultes ? D’où vient l’idée
qu’elles crient de plaisir et sont donc des « s. » ? Ces idées sont
créées par des violences réelles commises sur des femmes réelles mais
estampillées fiction (Catharine MacKinnon, 2007). Ce sont des
pénétrations répétées, longues et multiples, avec des objets de plus en
plus destructeurs ; des insultes dans des scénarios humiliants écrits
par des hommes ; la brutalité de l’acteur qui montre comment
« défoncer » une femme. Les actes consentis se terminent souvent en
viol : le pornographe, excité (il réalise ses fantasmes et les vend),
improvise des actes surprises que la femme ne peut pas refuser (10) (par
contrainte physique et « éthique professionnelle »). La menace portée
par le mot « s. » est crédible : la pornographie bénéficie d’une telle
impunité que le pire des viols passe pour être de la « sexualité ».
En prétendant que « p. » signifie femme prostituée,
les SWer nous jettent encore dans le paradoxe et le malentendu
dangereux. Ils-elles manipulent notre conscience critique en déniant la
violence du mot, ils insultent les femmes prostituées en niant que ce
mot est un mensonge pur. Ils-elles nous appellent à le revendiquer alors
que les dominants l’entendent comme : « à prendre, bonne qu’à ça ». Les
SWer font coup double. D’une part, ils-elles légitiment les hommes à
nous traiter de « p. » et à traiter les femmes prostituées comme des
« p. ». D’autre part, en prenant le stigmate pour un synonyme de « femme
prostituée », ils-elles occultent le processus industriel et mafieux
qui transforme des femmes, des enfants et des trans en « corps à
prendre » : viols, vols, menaces, meurtres, déplacement de population.
En nous appelant à nous solidariser des « p. », ils-elles veulent nous
faire accepter le système prostitutionnel tel qu’il existe : avec son
abattage sexiste de masse (dit « travail du sexe ») et ses insultes. Les
recycleurs d’insultes couvrent, voire soutiennent le système proxénète.
De même, ils-elles affirment que les prototypes
pornographiques sont des femmes réelles, à ériger en « femmes libérées »
dites « s. ». De fait, ils-elles occultent les viols commis pour
produire les films porno et les violences utilisées pour formater des
femmes en « faschion victims ». Les recycleurs d’insultes couvrent les
pornographes et les publicitaires.
***
Aux É-U et en France, les Take Back the Night &
the Day sont désormais organisées par les auto-proclamé-e-s
« sex-positiv » ou « pro-sexe », des personnes fières de promouvoir les
inventions patriarcales : insultes sexistes, industries sexistes
(prostitution, pornographie, lingerie) et sexisme divertissant (culte du
gode et sadomasochisme).
Revendiquer le droit d’être « sexy », se dire « s. ».
En somme, incarner la féminité la plus caricaturale. Or la féminité est
le produit et la cible de la violence sexiste. La célébrer serait
féministe ? Le stigmate est un déni d’humanité. Cumuler nos stigmates
(femme et « s. ») pourrait nous rendre une dignité humaine ? La
pornographie excite des millions d’hommes en leur montrant comment
« mater une s. ». Avant de nous appeler à « assumer » d’en être une, les
SWer ont-ils-elles combattu et détruit cette industrie ? NON – ces
recycleurs du sexisme la promeuvent, très souvent. Les sociétés sexistes
érotisent la violence et le pouvoir, rendent excitante la subordination
des femmes (Sheila Jeffreys). Avant de nous lancer dans une surenchère
d’insultes, les SWer ont-ils-elles dénoncé et aboli cette politique
sexuelle ? NON. Mieux, ils-elles sont nombreux, comme Judith Butler
(ici), à trouver que « le pouvoir est une dimension très excitante de la
sexualité. », sinon à défendre le sadomasochisme.
1) « Assumer » tout ce que le sexisme a inventé
depuis Sade. 2) Réduire la lutte collective à un rassemblement de
consommateurs : « Laissez-moi choisir ce que JE veux ». 3) Prôner la
liberté sans jamais parler d’égalité : revendiquer donc la liberté
individuelle et non la libération collective. 4) Faire oublier ce que
les dominants nous ont volé (la propriété de nous-mêmes, l’accès aux
ressources et aux moyens de vivre), et vouloir récupérer ce qu’ils nous
ont imposé (« liberté sexuelle » industrielle et entreprenariat). 5)
Pour toute utopie, inventer des niches marketing pour les « anormaux »
sexuels, bien installés à côté des classiques « normaux ».
Le paradoxe qui nous pousse à la faute : nous
insulter pour nous libérer. Célébrer le couple, soutenir le système
proxénète et incarner les messages porno-publicitaires pour affirmer
notre autonomie économique, physique et mentale. Rire de l’oppression
pour être crédible en la dénonçant. Ravaler la douleur et la peur pour
nous rendre plus fortes.
Féminisme ? NON : agenda néolibéral du patriarcat.
Féminisme ? NON : agenda néolibéral du patriarcat.
En fait, les SWer veulent nous imposer un rôle écrit
par les proxénètes : la fille sexy qui se croit libre, et assume de
« jouir » en « s. » ou de « travailler » comme « p. ». Pour cela,
ils-elles multiplient les fausses solidarités et divisent les femmes en
les insultant. Or les mythes de « s. et p. » que les hommes créent (dans
leur cerveau, leur bouche, par la pornographie, par leurs pratiques de
clients-prostitueurs, par leurs campagnes publicitaires) n’existent pas.
Les féministes n’ont donc ni à les défendre ni à s’identifier à elles
ni à se solidariser avec elles ! Il nous suffit de rejeter sans appel ce
qui n’est qu’insulte et stigmate. Par contre, les femmes traitées comme
des « s. » et des « p. » existent : elles sont les plus en danger, avec
les femmes brutalisées par leur conjoint ou par tout autre agent de
l’ordre. Les féministes doivent donc dénoncer de toute urgence le
système proxénète et les politiques qui l’alimentent (politiques
sexuelles, plans de réajustement structurel, etc.).
Le néolibéralisme a brisé notre espoir d’autonomie
financière, nous condamnant à la cohabitation avec un dominant. Le
néocolonialisme a éradiqué le faible espoir d’une internationale
féministe. La revanche pornographique a saboté notre libération
sexuelle. Malgré cela, certaines persistent à dire : NON, la
« libération sexuelle » n’est pas la révolution. OUI, le féminisme peut
et doit dans son organisation et son utopie abolir tous les systèmes de
pouvoir. NON, votre organisation du travail n’est pas la solidarité que
nous espérons. Mais la « 3è vague » recycle tous leurs slogans à l’aide
de techniques de maketing rodées et les plie aux principes néolibéraux
(liberté individuelle et contrat). Elle recycle même les militantes
(11). Car que fait Aishah Shahidah Simmons, la remarquable réalisatrice
de No ! The rape Documentary, à la SW ? Le système prostitutionnel
détruit méthodiquement la sexualité et le travail des femmes des pays
endettés ou colonisés (Legardinier, 2002). La pornographie est sa
vitrine. Ce sont des industries. Le sadomasochisme érotise la violence
et le pouvoir sexiste. Quel poids peut avoir le discours de cette
militante anti-raciste, féministe, anticapitaliste dans un tel
contexte ? Aucun : c’est la caution politique que se donnent les
organisatrices. Au plan global, c’est une revanche sexiste qui vise à
capter les radicales de la contestation.
Défendre les artéfacts de la pornographie : « fille
sexy » et « travailleuse épanouie ». Donc célébrer la pornographie et la
prostitution. Divergence politique ? NON. Pur sabotage des Take Back
The Night. Les recycleurs d’insulte ne combattent aucune industrie du
viol. Ils-elles nous condamnent donc à la nuit des dominants : la
chambre où le copain joue sa virilité pornographique, la rue où règne
l’empire proxénète, ses viols et ses menaces publicitaires. Ils-elles
nous cernent de violeurs tout en prétendant nous en libérer : pur
paradoxe, une des armes idéologiques les plus affûtées des démocraties
sexistes néolibérales.
Ne laissons pas saloper notre combat. Car la Marche
de nuit est un moyen de lutte féministe extraordinaire : elle peut nous
faire dépasser nos peurs viscérales, et par là, desserrer cet étau vissé
à nos cous comme une chaîne, une corde ou une laisse, selon les
intérêts dominants. Vivre cette libération insuffle un espoir
indestructible. L’abdiquer sera une perte irréparable.
Notes
1. Jules Falquet ici analyse « le continuum néolibéral de la violence
militaro-masculine ». Il me semble que la double pression, idéologique
et économique, de la pornographie et de la prostitution est centrale
dans ce durcissement du patriarcat. Andrea Dworkin (1983) montre comment
elle crée les conditions pour les violences masculines contre toutes
les femmes.Notes
2. Freud, par son concept de fantasme originaire, a défini la sexualité comme un viol (de la mère par le père). (Ferrand, 2011).
3. J’utilise « s. » pour « salope », « p. » pour « pute » et « SW/SWer » pour SlutWalk/er car répéter l’insulte est sexiste. Mon propos est de critiquer une ligne politique et non des individus, de dénoncer l’agenda des décideurs (organisatrices, militants associés pro-industries sexistes) et le projet global qu’il alimente. L’élan des milliers de femmes solidaires des victimes est un cri féministe, même s’il est récupéré et retourné contre elles et contre nous toutes par le cadre qui le porte.
4. Cet argument permet d’effacer la violence masculine en chargeant les mères. Cette misogynie est la plus solide racine du sexisme(Plaza, 1980). Or les proxénètes aussi éduquent : le premier porno à 11 ans, la femme prostituée cédée par les copains.
5. Il s’agit d’un idéalisme très postmoderne, largement critiqué par Catharine MacKinnon, 1993.
6. « Sadomasochisation » renvoie au fait que la brutalité est de plus en plus érotisée pour définir les pratiques sexuelles normatives. La pornographie met en scène la pénétration (femme à genoux, à quatre pattes, attendant les actes de l’autre) d’une manière qualifiée de SM quand un homme est traité ainsi par une femme. La « pornographisation » est le processus par lequel les industries proxénètes infiltrent la culture, aux plans idéologique et économique.
7. À lire aussi Gail Dines & Wendy J. Murphy : http://sisyphe.org/spip.php?article3870
8. Megan Murphy rappelle qu’une cofondatrice de la « SW » a écrit un article intitulé : « Être une salope et de plus en plus maudite ». Les recycleurs d’insulte jouissent du sexisme, en érotisant le genre voire en prônant le sadisme sexuel (ils-elles se disent alors « SadoMaso »). Risquer de déchaîner la brutalité dominante ne les arrête donc pas voire les excite.
9. J’entends ici le processus qui fait d’un humain une "femme" (qui sexcise) selon les codes édictés par les porno-proxénètes.
10. « Je me suis sentie violentée. Oui, mes larmes étaient vraies », a dénoncé Maria Schneider, concernant le tournage de « Dernier Tango à Paris », 1972.
11. Ainsi, Paola Tabet a été invitée d’honneur du colloque « Transactions sexuelles », mai 2010. Or cette expression vient de chercheurs pro-prostitution qui rejettent sa perspective féministe matérialiste et sabotent son concept d’échange économico-sexuel (Ferrand, 2010).
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. RUSSELL, Diana, The Politics of Rape : The Victim’s Perspective, 1975
. RUSSELL, Diana, Dangerous Relationships : Pornography, Misogyny and Rape, 1998, version augmentée du livre, accessible en entier ici.
. TABET, Paola, « La grande Arnaque, l’expropriation de la sexualité des femmes », Actuel Marx, 30, 2001, pp. 131-152.
Source : http://sisyphe.org/spip.php?article3993
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