Après que la Bibliothèque des femmes de
Vancouver (Vancouver Women’s Library) ait été attaquée par des
antiféministes « queer » le 8 février 2017 (vidéo), d’autres
antiféministes ont pris le train en marche en condamnant cette
bibliothèque dans les médias sociaux. J’ai lu plusieurs commentaires de
personnes qui réclamaient l’interdiction de livres féministes, mais
semblaient n’avoir jamais pris la peine de lire ces ouvrages. Je crois
que la raison pour laquelle ces gens exigent la censure de livres
féministes sans même les avoir lus est une volonté de se draper de
vertu.
Une idéologie particulière a émergé, issue de la
bouillabaisse toxique formée à la fois de culture néolibérale « gay » et
d’antiféminisme, et elle a pris le contrôle de ce qui est censé être la
politique de gauche. (Je ne crois pas que ces gens soient réellement de
gauche, mais ils sont souvent considérés comme tels, hélas.) Dans ce
blogue, je vais plutôt les appeler des radiqueers, l’abréviation de
« radical queers ». Une des choses que les radiqueers adorent faire
consiste à afficher leur haine des féministes. Ils et elles se
prétendent féministes, mais leurs positions sont parfaitement alignées
sur le patriarcat, ce qu’ils et elles ne reconnaissent pas, faute
d’écouter les véritables féministes ou d’appliquer la moindre analyse
critique à leurs propres positions. Comme le projet d’imposer le silence
aux féministes est l’un des objectifs de la culture radiqueer, chaque
tweet ou commentaire de leur part intimant aux féministes de se taire
sert à confirmer leur appartenance au groupe et à se draper de vertu aux
yeux de leurs collègues. Ce n’est pas un désaccord intellectuel avec
l’information que présentent les féministes, mais une performance visant
à démontrer leur appartenance à un groupe. C’est un peu comme faire
attention, à la cafétéria de l’école, à se tenir avec les jeunes
branchés plutôt qu’avec les « nuls ».
Je vais illustrer mon propos en parlant d’un des
ouvrages que les radiqueers tentent de faire retirer de la Bibliothèque
des femmes de Vancouver : L’esclavage sexuel de la femme, de Kathleen
Barry (Stock, Paris, 1982), un livre que j’ai moi-même pris le temps de
lire, contrairement aux radiqueers.
Pour rédiger cet ouvrage, Kathleen Barry a fait
des recherches approfondies sur l’industrie du sexe. Elle a interviewé
des survivantes de la prostitution et a vérifié le contenu empirique de
leurs récits dans la mesure du possible en interrogeant aussi des
juristes, des journalistes, des policières et des policiers, des
responsables de poursuites pénales et des organisations de lutte contre
l’esclavage. Elle a parcouru le monde, visité des maisons closes et mené
des recherches sur les mouvements abolitionnistes du passé. Ce travail
l’a conduite à formuler une définition de l’esclavage sexuel féminin, à
nommer les méthodes utilisées par les proxénètes et recruteurs, et à
indiquer les raisons pour lesquelles le problème de l’esclavage sexuel
féminin n’a pas été suffisamment exposé ou combattu.
Voici sa définition de l’esclavage sexuel féminin :
Voici sa définition de l’esclavage sexuel féminin :
« L’esclavage sexuel féminin est présent dans toutes
les situations où les femmes et les jeunes filles ne peuvent changer des
conditions d’existence dans l’immédiat ; où, quelle que soit l’origine
de leur servitude, elles ne peuvent plus y échapper ; où elles sont
soumises à des violences sexuelles et exploitées. » (page 72)
Elle explique en outre :
Elle explique en outre :
« L’esclavage sexuel des femmes n’est pas une
illusion ni une figure de rhétorique. Il ne s’agit pas des cas où le
besoin de tendresse d’une femme ou d’un enfant leur permet
psychologiquement d’accepter en même temps les mauvais traitements et
l’affection, ou de ressentir de la joie dans la douleur. L’esclavage est
une situation sociale d’exploitation et de violence. Les expériences
d’esclavage sexuel indiquées dans cet ouvrage démontrent qu’il ne s’agit
pas d’une pratique limitée à la traite internationale, mais qu’elle
existe dans toutes les sociétés patriarcales. » (p. 72-73)
Barry a constaté que lorsqu’elle a parlé à des
policiers et qu’elle décrivait des situations où des femmes étaient
exploitées sexuellement et incapables de s’échapper, la police ne voyait
toujours pas le problème. Les agents croyaient si fermement la
prostitution acceptable et inévitable qu’il ne leur venait pas à
l’esprit que c’était une violation des droits de la personne. Ils
semblaient penser qu’il existait une classe de femmes dont le rôle était
d’être prostituées et que ce n’était pas problématique. Ce blocage
persiste aujourd’hui ; des gens pensent encore que l’exploitation
sexuelle des femmes et des jeunes filles n’est pas un problème, et les
radiqueers perpétuent cette conviction en requalifiant l’exploitation
sexuelle comme choix et agentivité des femmes. Ils et elles s’activent à
occulter la réalité de la violence masculine, tout comme les misogynes
l’ont toujours fait.
La définition de l’esclavage sexuel énoncée par Barry
peut aider les gens à voir les conditions objectives de l’esclavage, et
ce même si une victime en est venue à la conviction d’avoir choisi sa
situation ou si les personnes qui la contrôlent insistent pour dire
qu’elle l’a choisie. Certaines femmes et jeunes filles amenées à
l’industrie du sexe ont été volontaires au début parce qu’elles
croyaient avoir le contrôle de la situation, gagner de l’argent et avoir
une vie glamour. Au lieu de cela, elles se sont retrouvées sous le
contrôle d’un proxénète, dans l’incapacité de sélectionner leurs clients
ou de décider des actes sexuels à accomplir. Étant donné la violence
des proxénètes et le stigmate pesant sur les femmes qui sont dans
l’industrie du sexe, elles se retrouvent incapables d’y échapper et
d’amorcer une autre vie. Si une femme est soumise à l’exploitation
sexuelle et qu’elle ne peut changer les conditions de son existence,
elle est objectivement en situation d’esclavage. Cette situation se
produit dans la traite des personnes, la prostitution de rue et les
mariages forcés, partout dans le monde. Sur le plan historique, de
nombreuses épouses ont été en situation d’esclavage sexuel, parce que le
divorce était illégal, le viol conjugal était autorisé, et que les
épouses dépendaient complètement de leur mari et ne pouvaient se refuser
à des rapports sexuels.
Barry décrit le rôle des proxénètes et des recruteurs
et leurs méthodes pour amener les femmes et les jeunes filles dans
l’industrie du sexe et les y maintenir. En résumé, ces méthodes sont les
suivantes :
L’apprivoisement ou l’amour : Les recruteurs
trouvent des adolescentes qui sont naïves et en recherche d’amour et
d’attention de la part des hommes, et ils se comportent en petits
copains envers elles. Ils utilisent particulièrement cette méthode
auprès des jeunes filles qui sont en fugue ou qui s’ennuient et sont à
la recherche d’adrénaline. Ils créent chez la jeune fille l’impression
de partager une relation romantique, même s’il ne s’agit en fait que
d’une stratégie commerciale pour l’homme.
Pratiques de bandes et du crime organisé : Ces
organisations amèneront souvent des jeunes filles et des femmes à la
prostitution dans le cadre des activités de leur gang.
Recruter des femmes à l’étranger sous de faux
prétextes en leur offrant un emploi comme ceux de danseuse ou de modèle,
ou en leur offrant de les épouser, puis les pousser à la prostitution
quand elles arrivent à destination.
Acheter des femmes et des jeunes filles auprès d’autres « propriétaires » masculins.
Enlèvement pur et simple.
Enlèvement pur et simple.
« Le proxénétisme est peut-être une des plus
impitoyables démonstrations du pouvoir masculin et de la domination
exercée sur le plan sexuel. Ses aspects dépassent le simple commerce des
corps des femmes. Les souteneurs et les proxénètes sont l’incarnation
même de la misogynie ; leurs activités constituent l’expression la plus
complète qui soit de la haine masculine envers le monde féminin. Le
proxénétisme est une stratégie visant à acquérir des femmes et les
prostituer ; ensuite, les proxénètes maintiennent cette déchéance
féminine. » (page 131)
Barry a rappelé le militantisme abolitionniste de
Josephine Butler, qui a fait campagne contre la traite des femmes à la
fin du XIXe siècle. Elle a également décrit la réaction déployée contre
son travail :
« La foule devenait violente lorsqu’elle parlait en
public. Au cours d’une campagne contre un libéral qui refusait
l’abrogation des Décrets, des bandes d’hommes et de jeunes gens la
forcèrent par des bousculades et des jets de pierre à se cacher dans le
grenier d’un hôtel. Le jour suivant, la direction de l’hôtel la força à
s’en aller. Revêtue d’un déguisement, elle chercha à se réfugier dans un
autre hôtel, mais la foule la suivit. Malgré les menaces, elle
insistait pour s’adresser à la réunion comme elle l’avait prévu. Grâce à
un certain nombre de gardes du corps que ses partisans avaient fait
venir de Londres, elle put prononcer son discours, mais ensuite elle dut
prendre la fuite par des ruelles pour échapper à la foule. Finalement,
elle parvint saine et sauve chez un de ses partisans qui I‘abrita et la
protégea. (page 48)
Ce livre est excellent du début à la fin en raison de
sa limpidité à montrer la violence masculine à l’encontre des femmes et
de sa minutie à montrer le fonctionnement de cette violence. Pour
Wikipédia, ce livre « a déclenché une prise de conscience internationale
à propos de la traite sexuelle des êtres humains ». Mais voilà que des
radiqueers veulent faire bannir d’une bibliothèque de femmes ce livre
précieux et révolutionnaire sur l’oppression des femmes, au motif qu’il
mettrait en danger un groupe de personnes qu’ils qualifient de
« travailleurs du sexe ».
L’expression « travailleurs du sexe » est trompeuse à
deux égards. Tout d’abord, elle peut inclure toute personne impliquée
dans l’industrie du sexe, soit, indifféremment, les personnes exploitées
et leurs exploiteurs. Par conséquent, ce terme masque les relations de
pouvoir entre proxénète et prostituée en regroupant les deux sous la
même étiquette. L’expression de « travailleurs du sexe » vise également à
dissimuler la coercition présente dans l’industrie du sexe. Bien que la
plupart des femmes de ce commerce y soient en raison d’un manque de
meilleurs choix et souhaitent en sortir, le terme de « travailleuse du
sexe » prétend redéfinir des femmes exploitées comme des femmes de
pouvoir, qui sont là parce que c’est leur véritable désir. Lorsque les
radiqueers affirment que les « travailleuses du sexe » sont heurtées par
des livres sur la traite des personnes, ils et elles tiennent un
discours trompeur. Décrire des conditions d’exploitation ne blesse
certainement pas les personnes exploitées. Par contre, cela heurte
effectivement les hommes qui pratiquent cette exploitation.
Je suis tentée de dire que les radiqueers réclament
la suppression de ce livre par volonté d’empêcher que les gens
connaissent la définition de l’esclavage sexuel et puissent la nommer
lorsqu’il se produit. Ou parce qu’ils ne veulent pas que les gens
connaissent les méthodes qu’utilisent les recruteurs pour amener des
femmes dans l’industrie du sexe, ou qu’ils ne veulent pas que les gens
connaissent l’histoire du mouvement abolitionniste. Mais je ne peux même
pas leur donner un tel crédit. Ils n’ont même pas lu le livre. Ils ne
savent pas, ou ne se soucient pas de ce qui y est dit. Ils ne souhaitent
même pas contrecarrer les arguments soulevés dans cet ouvrage, en
exposant, par exemple, d’autres méthodes de recrutement identifiées dans
leur propre recherche, ou en proposant une définition différente de
l’esclavage sexuel, ou en y ajoutant de la documentation historique du
mouvement abolitionniste. Ils ne veulent pas répondre aux arguments du
livre ou même expliquer leurs points de désaccord avec lui. Ils veulent
seulement faire interdire cet ouvrage au motif qu’il nomme la
prostitution comme une violence faite aux femmes et qu’ils préfèrent
penser que la prostitution correspond au choix de femmes. Tout ce qui
conteste l’idée que les femmes « choisissent » leur propre exploitation
est qualifié par eux de « pas safe » ou « dangereux ». Ils et elles
auraient du mal à expliquer comment le fait de nommer la violence
masculine envers les femmes est « dangereux » pour les femmes. En
vérité, ce n’est « dangereux » que pour leurs exploiteurs masculins,
parce que cela menace leur capacité de poursuivre leurs violences.
Paradoxalement, les radiqueers qui s’imaginent être
« féministes » font exactement ce que des meutes d’hommes ont fait à
Josephine Butler à son époque. Ils se livrent à l’équivalent moderne des
jets de pierres sur elle pour avoir osé nommer la violence masculine
contre les femmes. Ils jettent des pierres aux féministes et les
menacent pour tenter de les faire taire. Si les radiqueers se
préoccupaient réellement du sort des femmes, ils n’auraient absolument
aucun problème avec les livres qui exposent le problème de la traite des
personnes et ils ne menaceraient pas les femmes qui diffusent cette
information.
Ce qui contribuerait réellement à la sécurité des
femmes serait de mieux connaître les renseignements fournis dans le
livre de Kathleen Barry. Les femmes et les jeunes filles devraient être
informées des stratégies utilisées par les recruteurs de l’industrie du
sexe pour faciliter le repérage de ces tactiques quand nous les voyons.
Nous devrions toutes et tous savoir que lorsqu’un homme commence à
flatter une jeune femme et lui dire qu’il a pour elle un travail de
modèle ou de danseuse, c’est un signal de danger. Les professionnel.le.s
du maintien de l’ordre doivent comprendre les conditions de l’esclavage
sexuel féminin afin de repérer les femmes qui ont besoin de leur aide.
Loin d’être « dangereuse » pour les femmes, l’information contenue dans
ce livre combattu joue un rôle crucial pour le maintien des femmes en
sécurité.
Les radiqueers qui veulent faire bannir une liste de
livres féministes d’une bibliothèque de femmes font le travail de
l’antiféminisme, de façon consciente ou non, et ils sont engagés dans
une pratique de haine des femmes, de façon consciente ou non. Ils et
elles sont intellectuellement malhonnêtes parce qu’ils essaient de
supprimer de l’information qui est clairement utile aux femmes sous
prétexte qu’ils l’imaginent « dangereuse » pour les femmes. Même si je
ne peux prouver qu’aucun radiqueer n’a lu aucun des livres qu’ils
cherchent à faire interdire, je pense que c’est une supposition
raisonnable à faire, compte tenu de leur politique et de leur
comportement, et je trouve répréhensible et lâche que des gens
considèrent un livre comme dangereux sans l’avoir lu. Si des radiqueers
ont bel et bien lu un de ces livres, n’hésitez pas à me dire que je me
trompe à ce sujet, et discutons de ce livre ! Mais je ne vais pas
retenir mon souffle en attendant.
J’espère avoir le temps cette année pour citer un
plus grand nombre des livres interdits sur leur liste, afin de discuter
des renseignements que veulent interdire les radiqueers et de leurs
raisons pour le faire. Je note cependant un thème général : les
radiqueers montent aux créneaux chaque fois que des féministes décrivent
soit des violences masculines envers les femmes sous forme d’une
exploitation sexuelle, soit des aberrations à propos de l’identité de
genre. C’est parce que leur politique consiste habituellement à
promouvoir l’industrie du sexe et à promouvoir la liberté des gens de
choisir leur genre, deux activités qui nuisent aux femmes en tant que
classe. Ce sont des activistes des droits des hommes dissimulés sous un
déguisement arc-en-ciel.
Même si ces antiféministes nous jettent des pierres, nous allons persévérer, comme nous l’avons toujours fait.
Version originale : https://purplesagefem.wordpress.com/2017/03/19/hating-feminists-as-virtue-signaling/Traduction : Tradfem
Lire aussi : » La bibliothèque des femmes de Vancouver ouvre ses portes dans un contexte de réaction antiféministe «
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