Auteures :
Tanja Rahm, sexologue et auteure
Alice Viola, conseillère et thérapeute
Christina Christensen, éducatrice
Lita Malmberg, éducatrice sociale au chômage
Pia Christensen, cand. mag. (Bacc. au Danemark)
Odile Poulsen, auteure et psychothérapeute
Les auteures sont toutes des femmes ayant passé par la prostitution
Nous sommes six femmes qui avons été dans la
prostitution. À bien des égards, nous sommes semblables aux femmes
décrites par Politiken dans sa série d’articles « Le Bordel - Un milieu
de travail au Danemark ». Leurs paroles étaient nos paroles quand nous
étions dans la prostitution.
Cinq d’entre nous se sont dit à elles-mêmes et au
monde autour d’elles qu’elles choisissaient de le faire. Que nous
aimions le sexe, gagnions beaucoup d’argent et recevions beaucoup de
reconnaissance. Que nous étions complètement en contrôle de ce que nous
faisions.
Les médias décrivent souvent les femmes qui sont en
prostitution comme fortes, libres et comme ayant une relation saine et
avide au sexe – ce fut récemment le cas dans la série d’articles « Le
bordel ». Le récit de la femme aimant le sexe qui libère sa sexualité
dans la prostitution est aussi le récit que veulent entendre la plupart
des gens, et surtout les hommes qui achètent du sexe.
Les personnes comme nous vivent exactement le
contraire. Quand nous prenons part au débat public sur la prostitution
et signalons les éléments et conséquences destructrices de la
prostitution, on nous dit que quelque chose d’autre doit clocher dans
notre cas.
Car ce ne peuvent pas être les années passées dans la
prostitution qui nous ont valu insomnie, dépression, perte de mémoire,
pensées suicidaires, haine de soi, douleur, arthrite, anxiété, problèmes
avec les rapports intimes et ainsi de suite.
Même si des centaines de femmes dans notre situation
témoignent des mêmes conséquences douloureuses de la prostitution, cette
connaissance ne compte pas dans le débat actuel. « Le bordel » véhicule
le discours dominant : la prostitution est libératrice et inoffensive.
Mais ce qui n’est pas signifié clairement dans ce
discours, c’est que l’industrie du sexe peut apparaître sous un jour
très différent après que l’on en soit sortie. Écarter cette perspective
peut contribuer à une banalisation de la prostitution et amener des
jeunes femmes à penser que c’est un moyen sans danger de gagner de
l’argent, ce qui n’est pas le cas.
Nous sommes nombreuses à avoir dû constater que la
prostitution n’est pas un choix libre ou libérateur, mais une
transgression de nos limites, une activité violente et non libre. Nous
avons perdu contact avec nous-mêmes. Afin d’arriver à y résister.
Les « travailleuses du sexe satisfaites » sont
acclamées par les médias avec une rectitude politique exceptionnellement
acritique.
Le journaliste de la série « Le bordel » a accepté
sans broncher toutes les contradictions en cause. Pourtant les femmes
qui sont dans la prostitution ne sont pas faites de verre. Pourquoi ne
devraient-elles pas répondre à des questions cruciales ? Comment, par
exemple, vont-elles éviter d’être exploitées par des proxénètes s’il
leur faut un-e téléphoniste et un garde de sécurité ? Comment vont-elles
inciter les hommes à cesser d’acheter des étrangères qui n’ont pas
accès à ces fameux « droits » – parce qu’après tout, elles coûtent bien
moins cher ? Comment le fait d’être membre d’un syndicat vous
protège-t-il d’être agressée par les acheteurs ? Comment une prostituée
peut-elle avoir accès à l’assurance-chômage ? Après tout, vous n’auriez
qu’à vous poster sur le trottoir.
« Le bordel » donne l’impression que la
stigmatisation réside dans le fait que certaines personnes
disconviennent que la prostitution est une profession acceptable. La
vision dégradante des femmes qu’entretiennent les acheteurs de sexe est
occultée quand les femmes interrogées les décrivent comme des hommes
doux qui aspirent simplement à un peu de proximité et d’intimité.
On parle beaucoup de liberté de choix. Mais ce
discours semble dénué de sens à nos yeux, parce que la prostitution,
qu’elle soit ou non librement choisie, dévore notre dignité. Quand la
société ne veut pas renoncer à l’idée qu’il est naturel que certaines
femmes soient vendues, la stigmatisation persiste. Et notre douleur est
balayée sous le tapis, sous prétexte que nous l’avons nous-même choisie.
Nous avons énuméré ci-dessous nos expériences et nos opinions respectives sur le fait d’être dans la prostitution :
Tanja : « J’étais supérieure, forte. Mais la façade
s’effritait. Je suis devenue accro à la cocaïne pour pouvoir continuer.
Ai-je été une victime trop faible, veule ? Non. J’ai survécu et je me
suis dotée d’une vie valable. Mais je vois comment les femmes dans ma
situation doivent constamment lutter contre des problèmes
psychologiques, retourner à l’hôpital, subir des chirurgies. » (...)
« Les femmes qui quittent la prostitution parlent d’autre chose que
d’orgasmes et d’hommes doux. Nos expériences sont les plus
stigmatisantes. Parce que les autres femmes ne veulent pas se rendre
compte que leurs hommes sont peut-être des acheteurs de sexe, des
tricheurs. Les hommes, eux, ne veulent pas perdre leurs illusions au
sujet de femmes constamment en chaleur qui adorent baiser pour de
l’argent. Quant à la société, elle craint d’être perçue comme
moralisatrice et frigide si elle n’accueille pas à bras ouverts
n’importe quels excès sexuels. Le coût de dire ce que personne ne veut
entendre est la condamnation. »
Alice : « En tant que mentore à l’organisme Swan
Groups, je rencontre beaucoup de gens qui trouvent très pénible
l’idéalisation habituellement unilatérale de la prostitution par les
médias. Dans un groupe Swan, vous pouvez acquérir une meilleure
perspective sur cet enjeu. En effet, laquelle d’entre nous ne se disait
pas heureuse avant de découvrir quelque chose de différent ? Un très
grand nombre des femmes réunies à Swan n’ont découvert que plus tard la
pénible réalité. La quasi-totalité d’entre elles éprouvent des problèmes
avec la proximité, l’intimité, la confiance et le sexe. Cela a de
graves conséquences pour leurs relations avec leurs partenaires, leurs
enfants et d’autres personnes. En prostitution, la liberté est une
illusion, une impression factice de puissance et un mensonge qui empêche
l’acheteur de sexe et la femme de sortir du ring. »
Christina : « Quand j’étais dans la prostitution, je
suis allée parler aux médias, en vantant les joies de la prostitution.
C’était une énorme auto-illusion que j’entretenais pour survivre. Je me
suis plusieurs fois depuis interrogée au sujet de mes droits. Aurais-je
pu éviter le syndrome de stress postraumatique, la perte de mémoire, la
dépression, les troubles du sommeil et mon anxiété générale, si j’avais
eu le droit de consulter un-e professionnel-le de la santé aux deux
semaines ou si j’avais été membre du syndicat et autorisée à des
prestations d’assurance-maladie ? Non. Les acheteurs de sexe diffèrent
des autres hommes sur un seul point : ils peuvent justifier à leurs
propres yeux l’achat de sexe. Je les trouvais pitoyables quand ils
pensaient avoir le droit de se servir de moi parce qu’ils avaient payé
pour cela. Ils justifiaient leurs actions en me disant : « Wow, c’est
tellement cool que vous soyez si forte ; je ne pourrais jamais baiser
avec une des femmes faibles. » À leurs yeux, je ne pouvais faire partie
de celles qui étaient brimées. Comme ils avaient tort. Faire semblant
d’être forte est juste la façon de livrer la marchandise. »
Lita : « Les droits à obtenir devraient être le droit
de quitter la prostitution. De l’aide pour résoudre les problèmes dont
écopent habituellement les femmes dans la prostitution, de l’aide pour
accéder à des formations et à des emplois. Les gens devraient avoir le
droit de ne pas avoir à se vendre. Et ne vous méprenez pas : c’est
vous-même qui êtes vendue. Ce n’est pas une simple performance. Vous
êtes seule et nue avec un étranger couché sur vous, qui grogne et sue et
vous suce les seins pour finalement se vider en vous. Voilà ce que
c’est que d’être prostituée. Oui, il y en avait toujours un pour dire :
« Je serai rapide, pour que ce ne soit pas trop désagréable pour vous. »
Mais s’il pensait que c’était si désagréable pour moi, pourquoi le
faisait-il ? Ce manque de maîtrise de soi me dégoûtait. La seule chose
qui les intéressait réellement était nos mensurations et ce qu’il leur
en coûtait. Nous étions décrites et vendues comme de simples
sandwiches. »
Pia : « J’ai été violemment forcée à me prostituer.
Que des femmes danoises puissent également être forcées à la
prostitution est une chose dont on ne parle jamais, mais je suis loin
d’être la seule. Ma situation ressemble à celle des prostituées
étrangères, qui ont-elles aussi souvent des proxénètes – oui, même les
prostituées danoises « volontaires » ont parfois de ces types. Beaucoup
de femmes ont honte, même si elles ont choisi de se prostituer, et
aimeraient beaucoup arrêter. Alors pourquoi certains politiciens
s’activent-ils tellement à normaliser l’industrie du sexe, pour que le
plus grand nombre possible de femmes puissent y rester aussi longtemps
que possible ? On devrait faire beaucoup plus pour sortir les femmes de
la prostitution. »
Odile : « Il est devenu inacceptable de parler des
dommages que nous laisse la prostitution – ce serait détruire l’image
courante de la prostitution comme activité sexuelle mutuelle et
libertaire. Les femmes qui n’ont pas été dans la prostitution et qui ne
pensent pas que celle-ci sert la société, les prostituées ou les
acheteurs de sexe, sont traitées de frigides, de sexuellement réprimées,
de vieilles filles moralisatrices. Alors, comment est-il possible de
discuter ? »
Version originale danoise : https://politiken.dk/debat/debatindlaeg/ECE1917299/det-var-uvaerdigt-voldeligt-og-ufrit-at-saelge-sig-selv/
Version anglaise du texte, traduit par « Sister Trinity » : https://passtheflamingsword.wordpress.com/2013/05/04/exited-women-prostitution-is-violent-and-unfree/
Version française : Martin Dufresne
Commentaires
Enregistrer un commentaire