Quelques semaines après avoir publié en ligne une
critique de l’idéologie du mouvement transgenre, je déjeunais avec une
amie qui a longtemps fait partie de divers mouvements pour la justice
raciale, économique et sexuelle et qui travaille comme coordonnatrice
des enjeux de diversité dans une université voisine.
Notre rencontre survenait peu après que j’aie été
pris à partie par une librairie de militants locaux dans un courriel
adressé à leur liste de diffusion, envoi qui avait conduit à des
conversations tendues avec quelques camarades. À la fin du déjeuner, mon
amie a fait prudemment allusion à cette controverse, et je me suis
préparé à écouter sa critique de mon texte. Au lieu de cela, elle s’est
penchée vers moi et a dit : « Je n’ose le dire en public, mais je suis
d’accord avec toi. »
J’ai trouvé rassurant d’apprendre que quelqu’un dont
je respectais le travail partageait mon analyse. Mais il était
décourageant de se voir rappeler que la doxa progressiste / libérale sur
les enjeux transgenre laissait beaucoup de gens avec la peur de parler.
La plupart des personnes impliquées dans les
mouvements féministes savent à quel point le débat sur les enjeux
transgenre est devenu fielleux, et celles et ceux d’entre nous qui
s’identifient aux principes féministes radicaux sont désormais
habitué.e.s à être qualifié.e.s de « transphobes » et de TERFs (Trans
Exclusionary Radical Feminists), et parfois même accusés de nourrir un
climat de violence contre les personnes transgenre. Je n’ai pas pour but
ici de pointer des responsables pour la rupture du dialogue, mais de
souligner l’une des conséquences de cet état de faits : beaucoup de gens
ont peur non seulement d’être en désaccord avec les positions
politiques du mouvement transgenre, mais même de poser des questions au
sujet des assertions sous-jacentes à ces positions.
Pour ma part, j’ai alors condensé en une question, un
défi, et une préoccupation ce que je crois être les points les plus
importants du débat entourant le transgenre.
Si l’assertion de base des personnes trans est
qu’elles sont nées dans une catégorie de sexe biologique, celle des
hommes, par exemple, mais qu’elles sont en fait de sexe féminin,
qu’est-ce que cela signifie ? Affirme-t-on que les catégories de sexe
basées sur la procréation sont une illusion ? Que l’on peut avoir un
cerveau féminin (quoi que cela veuille dire) dans un corps ayant des
organes génitaux masculins ? Qu’il existe une âme immatérielle qui peut
être d’un sexe, mais logée dans un corps de l’autre sexe ? Je m’efforce
de comprendre ce que signifie ces phrases et je n’ai lu à ce jour aucun
compte rendu cohérent et ne connais aucune théorie consistante pour les
expliquer. (Nota : Les préoccupations des personnes nées avec un statut
intersexe sont distinctes, soulevant des questions différentes de celles
du mouvement trans.)
Si la revendication des personnes trans est qu’elles
ont été socialisées dans une catégorie de genre, comme celle des hommes
et de la masculinité, mais se sentent contraintes par cette catégorie ou
plus à l’aise dans les normes de l’autre catégorie, je peux comprendre
cela, en partie à cause de mes propres expériences négatives avec les
normes de genre rigides, répressives et réactionnaires de notre culture.
Mais ces normes sont le produit du patriarcat, ce qui signifie que nous
avons besoin de critiques féministes du patriarcat pour échapper au
piège du genre. Alors que certaines personnes du mouvement transgenre
s’identifient comme féministes, d’autres embrassent les normes
traditionnelles de genre et, à mon sens, ce mouvement dans son ensemble
n’adhère pas à une critique féministe de la domination masculine
institutionnalisée.
Comme l’a écrit un auteur pro-trans après avoir
analysé les interventions draconiennes sur le corps qui se produisent
dans la chirurgie de réassignation sexuelle – lesquelles impliquent la
destruction des tissus sains – « Cela peut avoir l’apparence et donner
l’impression d’une guerre menée contre son propre corps. » Cette
procédure, ainsi que le recours à des hormones – dont des agents
bloquants de la puberté chez des enfants – concorde-t-elle avec une
vision écologique du monde qui prend au sérieux les conséquences
d’interventions humaines dramatiques dans des organismes et des
écosystèmes ? Alors qu’on en connaît si peu sur l’étiologie du
transgenre, l’approche chirurgicale ou chimique est-elle justifiée ?
J’ai développé ces idées plus en détail dans des
textes publiés et des réflexions en ligne, dont j’espère que les gens
vont les lire et les prendre en compte, et je travaille à un livre qui
situe ces questions dans le contexte d’une critique plus large du
patriarcat et de la politique entourant le viol, la violence sexualisée,
la prostitution, la pornographie et le transgenre.
L’enjeu de la pornographie est l’endroit où j’ai
d’abord constaté les divergences entre le féminisme radical et les
féminismes libéraux / postmodernes. Toute critique radicale de
l’industrie du sexe, dans laquelle des hommes achètent ou louent des
corps féminins objectivés à des fins de plaisir sexuel, suffisait
souvent à me faire traiter de SWERF (Sex Worker Exclusionary Radical
Feminist), comme si une critique de la domination masculine
institutionnalisée n’était rien de plus qu’une attaque contre des femmes
vulnérables.
Pourtant, je continue à trouver essentiel de mettre
l’accent sur les systèmes d’oppression. Depuis ma première rencontre
avec le féminisme radical dans les années 1980, je suis maintenant
convaincu que de tels projets féministes intellectuels et politiques
jouent un rôle crucial, non seulement dans la lutte pour la justice de
genre, mais pour tout type d’avenir humain digne de ce nom.
Est-il possible de débattre d’arguments rationnels,
de principes et de perspectives au sein des mouvements et entre les
mouvements ? À certains égards, la réponse ces jours-ci semble être que
« non ». Par exemple, lorsque j’ai soumis un essai à un site Web qui
avait déjà publié mon travail, j’ai prévenu les éditeurs qu’il portait
sur un thème controversé. Mais ils ont accepté le texte, inséré quelques
modifications mineures et l’ont mis en ligne. À peine quelques minutes
plus tard, si vite que personne n’aurait été en mesure de lire tout
l’article, un lecteur m’a dénoncé comme transphobe, et les éditeurs du
site, qui avaient d’abord jugé que ce texte soulevait des questions
importantes, l’ont supprimé quelques heures après (il a été repris sur
un autre site).
Peut-être que si ces débats portaient sur des
questions purement personnelles, il n’y aurait aucune raison impérieuse
appelant un débat public. Mais le mouvement transgenre a proposé des
politiques publiques, allant de l’ouverture des salles de bains et des
vestiaires sexospécifiques à toute personne qui identifie avec ce sexe /
genre, jusqu’au financement public de chirurgies et de traitements
hormonaux. Ces mesures nécessitent des décisions collectives. Il n’y a
pas d’échappatoire quant à la nécessité pour chacun d’en venir à des
conclusions, si provisoires soient-elles, à propos des revendications du
mouvement transgenre.
Le mouvement transgenre n’est, bien sûr, pas
monolithique, et diverses personnes qui en font partie y feront des
choix politiques divergents. Mais après deux ans de conversations, de
lectures et d’études plus poussées, je ne peux que réaffirmer la
conclusion à laquelle j’ai abouti dans mon premier article à ce sujet,
en 2014 :
« Le transgenrisme est une réaction libérale,
individualiste, et médicalisée au problème des normes de genre rigides,
répressives et réactionnaires du patriarcat. Le féminisme radical est
une réponse radicale, structurelle et politisée à ce problème. Le
transgenrisme peut sembler, à première vue, une optique plus
révolutionnaire, mais le féminisme radical offre une critique plus
profonde de la dynamique de domination / subordination qui est au cœur
du patriarcat et une voie plus prometteuse vers la libération. »
L’une des réactions les plus courantes que j’ai
reçues des gens de milieux progressistes / libéraux qui sont d’accord
avec cette affirmation mais s’imposent le silence dans les conversations
publiques, est que, en langage clair, elles et ils souhaitent
simplement être gentils, craignant que toute question, défi, ou
expression de préoccupation blessera les sentiments de personnes
transgenre. Cette sensibilité aux autres est appropriée, mais
devrait-elle l’emporter sur les tentatives de comprendre un problème ?
Est-ce respecter les personnes transgenre que d’éviter d’aborder ces
questions ? Quelques mois après le déjeuner mentionné ci-dessus, j’ai eu
une conversation avec une camarade des mouvements féministes et
progressistes de longue date ; elle était d’accord avec mon analyse,
mais m’a dit trouver que les personnes transgenre avaient suffisamment
de problèmes et qu’elle ne voulait pas apparaître mesquine en soulevant
des questions critiques.
« Ainsi, ta solidarité avec ce mouvement est basée
sur la conviction que les gens de la communauté transgenre ne sont pas
émotionnellement à même de discuter des assertions intellectuelles et
politiques qu’ils et elles avancent ? », lui ai-je demandé. « N’est-ce
pas une base étrange de solidarité ? » Elle a haussé les épaules, ne
répondant pas à mon argument mais s’en tenant à son intention d’éviter
la question. Je comprends pourquoi, mais les personnes qui font ce choix
doivent se rappeler qu’éviter les questions ne fournit pas de réponses.
Robert Jensen
Robert Jensen est professeur à l’École de journalisme
de l’Université du Texas à Austin et membre du conseil du Third Coast
Activist Resource Center à Austin. Il est l’auteur de Plain Radical :
Living, Loving and Learning to Leave the Planet Gracefully
(Counterpoint/Soft Skull, 2015). Vous pouvez le contacter à
rjensen@austin.utexas.edu ou le suivre sur Twitter à l’adresse
@jensenrobertw. On peut lire d’autres textes de lui à http://RobertJensen.org
Traduction : TradfemVersion originale : http://www.feministcurrent.com/2016/06/27/ideology-transgender-movement-open-debate/
Avant d’être affiché sur Feminist Current, ce texte avait d’abord été publié dans la revue Voice Male.
Une pétition circule pour protester contre son
boycottage et la diffamation du site FeministCurrent.com par le site
littéraire « For Books’ Sake » : https://www.facebook.com/notes/martin-dufresne/nous-les-soussign%C3%A9es-/10157214546715595
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