Dans le Sud, chaque hiver voit
affluer sur les plages et dans les bars certains touristes et expatriés
vieillissants et bedonnants, arrivant de pays riches en quête de sexe à
bon marché avec des femmes dites « exotiques », dans les pays pauvres
voués par leurs politiciens à ce qu’on appelle le « tourisme sexuel ».
Raquel Rosario Sanchez, une féministe d’origine dominicaine, témoigne sur le site Feminist Current
de la façon dont elle a été ciblée par de tels touristes dès l’âge de
17 ans. Elle déconstruit une web-émission du Huffington Post où des
proxénètes tentent de banaliser cette nouvelle figure de l’impérialisme
occidental.
Par Raquel Rosario Sanchez
Je garde un souvenir très vif de ce moment : j’étais à
la plage, en République dominicaine, avec ma sœur et je venais
d’arriver au bar pour chercher de quoi manger quand un homme plus âgé a
entamé la conversation avec moi. Il m’a dit son nom et qu’il venait de
France. Peut-être un peu naïvement, excitée par l’occasion de pratiquer
le français que j’avais appris à l’école avec « une vraie personne
française », j’ai bavardé un peu en attendant mon plat. Il me disait
être administrateur dans un hôpital public. Je lui ai demandé son âge
dans mon français bancal. Il m’a répondu : « Cinquante-sept ». Après un
moment, j’ai cherché ma sœur des yeux et je me suis préparée à partir
quand c’est arrivé. L’homme a commandé un deuxième verre et me l’a
tendu. Mon visage a dû refléter ma confusion croissante quant à ses
intentions pas très honnêtes, parce qu’il a posé tout de suite sa main
sur la mienne, en me chuchotant à l’oreille : « Ne t’inquiètes pas. Tu
n’as rien à faire, pour le moment. » J’avais 17 ans.
Une nouvelle webémission, affichée sous la rubrique
« Love+Sex » du site Huffington Post, a pour titre, « Voici à quoi ça
ressemble d’être un touriste sexuel » (sous-titre : « Quitter son pays
n’a jamais été aussi agréable »). Les coauteurs, Carina Kolodny et Noah
Michelson, nous invitent à voir le tourisme sexuel sous un autre angle.
Ils commencent en affirmant ne pas traiter du « tourisme sexuel
qu’imaginent beaucoup de gens ; un vieux qui se rend dans un pays pauvre
pour passer la semaine avec des jeunes filles victimes de la traite des
mineures. »
L’utilisation du mot « imaginer » laisse entendre que
la dynamique d’un homme âgé prêt à payer pour avoir des relations
sexuelles avec des jeunes défavorisé(e)s de l’endroit n’est qu’une
création de votre imagination ; une fiction plutôt qu’une réalité, et
donc que c’est une perception dont on peut débattre. Pour nous distraire
encore plus de cette réalité, le tourisme sexuel est décrit au public
de la façon la plus vague et la plus imprécise possible. Pour les
animateurs, « le tourisme sexuel peut signifier beaucoup de choses
différentes selon qui vous êtes et ce que vous cherchez ». Cette
définition est si floue qu’elle nous inciterait à oublier tout ce que
nous savons déjà empiriquement sur la question.
L’épisode nous présente deux hommes qui voyagent à
l’étranger pour pratiquer le tourisme sexuel. Matt, un Australien, se
rend à San Francisco, alors que l’autre, Jay, se décrit comme une
« personnalité publique » qui doit « protéger son identité » quand il
comble ce que lui et ce documentaire définissent comme un « besoin ». La
troisième invitée est une femme, Jody Hanson, autrice d’un livre sur
l’industrie du sexe, The Business of Sex. Le quatrième est un certain
Elard Tissot Van Patot, fondateur et PDG d’un tour guidé des bordels
d’Amsterdam, le Red Light District Tour.
Amsterdam, l’Australie, San Francisco… Oubliez les
expéditions en pays pauvres d’hommes en quête de sexe avec des femmes et
des filles de l’endroit, qui n’ont pas d’autre choix que de se vendre
pour survivre — le tourisme sexuel ici présenté serait cosmopolite et
tendance !
Dans l’industrie du sexe, la mondialisation et le
patriarcat vont de pair, de sorte que, même dans les pays plus riches,
ce sont toujours les corps et les vies de femmes et de filles
marginalisées qui sont mis en marché et objectivés afin d’assurer
profits et plaisirs aux privilégiés. La plupart des femmes et des filles
prostituées dans les pays plus riches (ceux d’Europe occidentale, par
exemple) demeurent des immigrantes de régions défavorisées, comme
l’Europe de l’Est, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine et les Antilles.
Les acheteurs n’ont même plus à se rendre à l’étranger pour se procurer
leur choix de femmes et de filles « exotiques » — avec le commerce
mondial du sexe, ils se les font livrer.
Les animateurs de cette émission portent une
attention marquée aux applications informatiques, s’étonnant que l’on
ait pu, auparavant, « trouver du sexe » sans elles. « Que faisait-on
avant ces applications ? », demande ingénument Michelson. Et Kolodny de
renchérir : « Oui, c’est bien triste — et l’on peut se poser la même
question pour chacun de nos secteurs d’activités. Par exemple, comment
ai-je pu conduire sans GPS ? » Peu importe que la possession d’un
téléphone, d’une connexion Internet ou d’une voiture soit déjà un
immense privilège : seul un quart de la population mondiale possède ne
serait-ce qu’un téléphone intelligent. Mais, à en croire les hôtes de
cette émission, cette « triste » réalité confine les gens au Moyen-Âge.
Quand on connaît de première main la dynamique du tourisme sexuel dans
les pays du Sud, le privilège et l’inconscience absolue des animateurs
et de leurs invité.e.s sont carrément révoltants.
Discours de plus en plus courant chez les féministes
libérales occidentales, le livre de madame Hanson décrit l’industrie du
sexe comme un genre d’organisation populaire, mue par l’offre des
personnes prostituées plutôt que par une demande (très majoritairement
masculine). « Le sexe est un commerce », clame-t-on sur le site Internet
d’Hanson. « Pour une travailleuse du sexe, c’est une façon de gagner sa
vie ; pour une maquerelle, c’est une entreprise de service ; pour une
strip-teaseuse, c’est la création d’une illusion ; pour une dominatrice,
c’est le fait d’être en contrôle ; pour un gigolo, c’est la faculté
d’être payé pour ce qu’il pourrait faire de toute façon. » On fait fi de
la dynamique de base : très peu de femmes ou de filles seraient
assujetties au service de cette industrie si la demande des hommes
n’était pas aussi intense. On crée une image mythique de la
prostitution, dont les femmes feraient simplement le « choix », tant
elles adorent les relations sexuelles avec de parfaits inconnus.
Quand on l’interroge sur les réserves qu’on peut
avoir à propos du tourisme sexuel, Hanson qualifie les gens de
« moralisateurs à ce sujet », ajoutant : « Ils ne comprennent vraiment
pas comment fonctionne l’industrie. » Elle cherche à nous convaincre que
ces critiques ne portent pas sur l’exploitation, la pauvreté ou le fait
pour des hommes plus riches de se mettre en quête de filles et de
femmes marginalisées, mais relèvent d’une simple pudibonderie.
Kolodny mentionne en passant qu’il existe
« manifestement une foule de preuves concluantes que le tourisme sexuel
conduit à l’exploitation et à l’asservissement de personnes vulnérables,
et que celles-ci arrivent souvent très jeunes dans l’industrie… et
n’ont vraiment pas de moyen d’en sortir. » Ce à quoi Hanson répond :
« C’est bien vrai », ajoutant immédiatement, « mais il faut garder une
approche équilibrée. » En d’autres termes : « Oui, nous savons qu’il y a
de l’exploitation. Oui, nous savons que des enfants sont poussé.e.s
dans l’industrie du tourisme sexuel… mais qu’en est-il des prostituées
heureuses ? » Comme si quelques récits d’autonomisation par
l’exploitation pouvaient en quelque sorte contrebalancer l’ensemble du
système. Comme si la pauvreté justifiait l’exploitation.
Interrogée quant à ce qu’il faut faire pour prévenir
l’exploitation sexuelle dans ce genre de tourisme, Hanson affirme que
toute réglementation est préjudiciable, sous prétexte que « le commerce
du sexe possède une évolution naturelle et que si l’on n’intervient pas,
les gens arrivent à résoudre les problèmes. » Comme nous l’avons vu,
une telle déclaration est non seulement inexacte, mais aussi extrêmement
dangereuse, étant donné la façon dont une industrie du sexe débridée se
nourrit du trafic humain et de l’exploitation des enfants. (De toute
façon, on sait bien comment l’idéologie du libre marché sacrifie les
personnes marginalisées.)
On informe l’auditoire de cette émission que les
Pays-Bas sont un endroit « louangé pour son approche du tourisme sexuel
et de la prostitution ». Cette assertion est présentée comme un fait,
sans mentionner que de 60 à 75 pour cent des personnes prostituées aux
Pays-Bas sont des femmes et des filles issues de pays économiquement
défavorisés, ou celles que les supporters de l’industrie du sexe
appellent des « travailleuses du sexe migrantes » (parmi lesquelles une
foule de victimes de la traite). En fait, selon des statistiques
fournies par le gouvernement néerlandais, 71 pour cent des victimes de
la traite aux Pays-Bas aboutissent dans l’industrie du sexe. Environ 88
pour cent de ces victimes sont des femmes et des filles qui ont, en
moyenne, 25 ans. Aucune mention n’est faite non plus que le crime et la
prostitution légale sont étroitement reliés à Amsterdam et que la traite
y a augmenté depuis la légalisation de l’industrie du sexe.
Fondateur du Red Light District Tour, Elard Tissot
Van Patot recadre le débat en opposant l’autonomie sexuelle de la
prostituée à ce qu’il qualifie de persécution réactionnaire de la part
de l’État. Mais, encore une fois, où est la demande dans ce portrait de
l’industrie ? Pourquoi les gens comme Van Patot font-ils autant
d’efforts pour maintenir dans l’ombre ceux qui sont le véritable moteur
d’un commerce aussi profitable ?
Le site Web de Van Patot qualifie les prostituées de
« putains » (whores). Sous le titre « La putain à travers l’histoire »,
on peut lire :
« La putain suscite toujours diverses réactions, dont
la jalousie, bien sûr. En même temps, plus d’une conjointe s’est sentie
soulagée de voir son homme fréquenter le Red Light District quand elle
refusait d’avoir des relations sexuelles avec lui. La prostituée a
toujours fait beaucoup d’argent, tout comme son entourage — le
proxénète, le propriétaire. Cela apparaît clairement dans les tableaux
de bordels où les loisirs, la bière, les baisers et les caresses sont
représentés de façon explicite. »
Ce discours fait référence aux portraits de la
prostitution dans des tableaux peints par des hommes. Van Patot
poursuit : « Aujourd’hui, Lilith est aussi vivante que dans les temps
anciens. De plus en plus de femmes laissent libre cours à l’indomptable
énergie de Lilith qui les anime — leur puissance créative, sombre,
sexuelle et tentatrice. » Ce discours qui dépeint les femmes prostituées
en hédonistes qui trouvent leur pouvoir dans la sexualité est populaire
chez ceux qui préfèrent leurs fantasmes à la réalité, comme c’est le
cas de presque tous les prostitueurs.
La webémission du Huffington Post nous présente le
tourisme sexuel sur la base d’informations venues de deux prostitueurs,
d’une femme à qui profite la présentation du « travail du sexe comme
moyen d’autonomisation des femmes », et d’un homme qui gagne sa vie en
exploitant des ressortissantes étrangères dans un pays riche. Pas
étonnant que nous nous retrouvions avec un portrait aussi tendancieux.
Vers la fin de l’épisode, on nous rappelle que le
tourisme sexuel n’est pas aussi pourri que nous le croyons puisque des
femmes y participent également comme acheteuses. (Tenter de présenter
l’exception comme la règle est une tactique commune de ceux qui
souhaitent normaliser ou excuser des systèmes d’oppression.) De fait,
une recherche en ligne de l’expression « tourisme sexuel » produit une
multitude d’articles sur des femmes qui visitent des pays plus pauvres à
la recherche de jeunes hommes d’apparence sexy, comme si cela égalisait
le score. Ces récits ne désignent qu’une très faible minorité de cas,
infime en comparaison de la demande masculine dans l’industrie du sexe.
Mais ils nous laissent l’impression que le tourisme sexuel des femmes
est à la hausse, et que, par conséquent, c’est une preuve de l’équité
entre les sexes.
La priorité accordée à l’anonymat d’hommes
privilégiés du Nord ou des pays plus riches, afin de défendre
l’exploitation de quantités innombrables de femmes et de filles du Sud,
dénote un impérialisme au travail. Lorsque vos justifications sont
directement liées à l’objectivation d’un Autre fétichisé, vous vous
livrez à un processus raciste et classiste de sexualisation — vous
maintenez et perpétuez un système qui tient pour acquis que le corps de
personnes marginalisées (essentiellement des femmes et des filles)
existe pour satisfaire des « besoins » créés de toutes pièces chez des
gens plus riches, plus privilégiés.
Ce moment – celui où un Français de 57 ans a posé sa
main sur la mienne, en tenant pour acquis que ma présence sur une plage
de mon propre pays n’avait d’autre but que d’assurer sa satisfaction –
s’est répété à plusieurs reprises dans ma vie, face à des hommes venus
d’Allemagne, de France, des États-Unis… Il est difficile d’expliquer ce
que l’on ressent à constater que les réalités poignantes de la pauvreté
et de la pénurie dans votre pays acquièrent un sens pornographique pour
les touristes en quête de divertissement (ou ce que la rubrique
« Love+Sex » du Huffington Post qualifie de « sexe-positivité »). Je me
demande parfois ce qui serait arrivé si ce Français avait ainsi offert
de l’alcool et un rapport sexuel dans un lieu public à une Française de
17 ans, plutôt qu’à moi, une adolescente dominicaine. Cette conversation
aurait sans doute pris un tour très différent.
Ce qui m’est arrivé se reproduit pour de nombreuses
jeunes filles et femmes à travers le monde, puisque notre désignation
comme « économiquement défavorisées » forme un amalgame dégoûtant avec
l’exotisme assigné à nos corps. Comme m’a dit une compatriote
dominicaine, « la colonisation n’a jamais pris fin ; elle a simplement
changé de visage. » Et comme le confirme avec désinvolture la
webémission du Huffington Post, « c’est légèrement problématique. »
Raquel Rosario Sanchez
Raquel Rosario Sanchez est une activiste et
défenderesse des droits, originaire de la République dominicaine. Son
travail porte sur la violence envers les femmes et les filles, la traite
des personnes et l’abolition de la peine de mort. Elle poursuit en
Oregon un diplôme de master en Études sur les femmes, le genre et la
sexualité.
Source : https://tradfem.wordpress.com/2015/12/30/raquel-rosario-sanchez-le-tourisme-sexuel-est-un-imperialisme-sexualise/
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