Les hommes réclament de plus en plus accès
aux femmes. Cela pose particulièrement problème quand des hommes le font
« en tant que femmes ». La blogueuse Anna Djinn nous a permis de
traduire et reproduire un texte sur son vécu dans ce nouveau contexte.
Par Anna Djinn, sur son blog, le 5 avril 2015
J’entends de plus en plus de gens critiquer les
femmes en général, et les féministes en particulier, de ne pas accepter
les transfemmes comme de « vraies » femmes et de les « exclure ». Les
personnes trans sont opprimées, disent-ils, et ces comportements et
attitudes qualifiés d’« exclusifs » créent le dogme sous-jacent à cette
oppression, tout comme le racisme est le dogme sous-jacent à
l’oppression des Noir·e·s. Ils qualifient cette position de malavisée et
dangereuse, en l’appelant « transphobie », ce qui fait de vous, de moi,
et de quiconque n’est pas d’accord avec eux, une personne intolérante
qui mérite d’aller en enfer avec tous les fascistes et les racistes.
Mais quand des féministes tentent d’expliquer que,
bien sûr, elles s’opposent à toute discrimination et violence contre les
personnes trans, mais qu’il existe certains problèmes qui sont
complexes et que nous devons examiner, discuter et comprendre, il semble
que nos accusateurs refusent d’écouter. (Rien de surprenant à cela : la
non-écoute des femmes est, après tout, un élément primordial de la
domination masculine.) Dans le présent essai, j’essaie d’expliquer
certains de ces enjeux en me basant sur ma propre expérience de
l’intuition féministe que le personnel est politique, c’est-à-dire que
le patriarcat est un système politique et qu’il opère dans la sphère
personnelle. Et si nous n’examinons pas la sphère personnelle, il nous
est impossible de comprendre pleinement le système.
J’ai changé les noms et des détails mineurs de ces
anecdotes parce que mon analyse est de nature politique et que je ne
veux ni identifier ni chercher à critiquer quiconque des autres
personnes impliquées.
L’invité
L’invité
Il y a quelque temps, une organisation progressiste à
laquelle j’appartiens a tenu une activité d’un week-end à Londres, en
demandant à ses membres londoniennes d’héberger pour la nuit des gens
arrivant de l’extérieur de la ville. J’ai offert ma chambre libre, et
peu de temps après, j’ai reçu un courriel disant qu’une personne appelée
Frankie dormirait chez moi et allait me contacter pour prendre les
arrangements nécessaires. C’est ce qui est arrivé : Frankie a téléphoné
et m’a demandé s’il serait possible de loger chez moi le vendredi soir
ainsi que le samedi soir. J’ai accepté et lui ai donné mon adresse et
les directives pour s’y rendre. Après avoir raccroché, je me suis
demandé si je n’avais pas fait une erreur en négligeant de spécifier que
je préférais accueillir une femme. Mais peu importe, ai-je pensé, mes
colocatrices seront là : nous serons trois et il sera seul. Qu’est-ce
qui pourrait mal tourner ?
Vers 17 h, le vendredi soir, mon téléphone sonne. Je réponds : « Bonjour, » dis-je.– « C’est Frankie. Je suis dehors. Pourquoi n’ouvrez-vous pas ? », demande-t-il.
– « Je n’ai pas entendu de sonnette », dis-je, en marchant dans le corridor vers la porte d’entrée. J’ouvre la porte et il n’y a personne.
– « Ouvrez la porte », dit-il encore.
– « J’ai ouvert la porte, mais vous n’êtes pas là », dis-je.
– « Je suis là, dehors. Ouvrez la porte », dit-il, sur un ton de plus en plus agressif.
Finalement, j’arrive à le persuader qu’il doit être
devant la mauvaise maison ou dans la mauvaise rue et j’avance sur le
trottoir pour regarder de part et d’autre en me disant, « Ah, ces
hommes, toujours convaincus qu’ils ont raison. » Après quelque temps, je
vois quelqu’un remonter la rue en direction de chez moi. C’est un homme
grand, de près de deux mètres, assez mince et musclé, avec les hanches
étroites, la poitrine plate et de larges épaules. Il est habillé de
façon informelle et porte des espadrilles. Une fois arrivé, il se
présente comme Frankie et quand nous nous serrons la main, je capte une
forte bouffée de sueur mâle rance et je remarque que ses vêtements sont
crasseux et qu’il ne s’est pas rasé depuis plusieurs jours.
Je le fais entrer, monte lui montrer sa chambre, puis
redescends avec lui et prépare du thé. Nous causons un moment et
convenons de souper vers 19 h 30. Il demande s’il peut prendre une
douche et je dis oui, bien sûr. Après lui avoir donné une serviette
propre, je monte à ma chambre. Quand je redescends plus tard pour
préparer le repas, il est debout sur le palier, portant une robe
cocktail et des escarpins très hauts en cuir verni. Je souris et lui
dis, « Jolie robe », avant de continuer vers la cuisine, même si je sens
qu’il souhaite plus d’attention. Mais je suis une féministe, j’essaie
de ne pas avoir le comportement féminin de m’inquiéter des émotions des
hommes, et de toute façon les robes et les talons hauts ne sont pas
vraiment mon truc.
Pendant que nous dînons, il me demande comment se
rendre au local de la conférence le lendemain matin. Je lui dis que j’ai
un engagement qui va m’empêcher de l’y accompagner, mais que je l’y
verrai plus tard dans la journée. Je lui explique comment s’y rendre, en
prenant le métro jusqu’à la station la plus proche et en marchant pour
le reste du trajet. « C’est à quelle distance ? » demande-t-il.
« Environ 10 ou 15 minutes de marche, selon moi. »« Je ne peux pas marcher aussi loin avec mes talons », dit-il.
Je ris et dis : « C’est vrai ! Ce sont les hommes qui devraient porter des talons hauts, pas les femmes. »
« Mais je suis une femme », dit-il.
Prise de court, j’essaie de ne pas rire. « OK, »
dis-je, en me disant que s’il est une femme, alors que suis-je, moi ?
Après quelques instants, je dis : « Alors, qu’est-ce qu’être une femme
signifie pour vous ? »
« Cela signifie que j’ai quelque chose de fragile à
l’intérieur », dit-il d’une voix de fillette, en touchant de la main sa
poitrine et en la caressant en cercles.
« Alors les femmes sont fragiles ? », réponds-je en
pensant à la force qu’il m’a fallu pour survivre dans ce monde sexiste,
pour accoucher, pour élever une enfant seule, pour me tailler une vie à
mes propres conditions. Il détourne les yeux, clairement gêné.
Puis il se retourne vers moi et reprend la conversation en me disant : « Je suis transgenre. »
« Écoutez, lui dis-je, je vous accepte totalement
comme vous êtes – je n’ai aucun problème si vous voulez porter des
talons hauts et des robes et vous présenter comme vous le souhaitez.
Mais pour moi, le genre, ce sont les rôles sociaux auxquels les femmes
et les hommes sont astreints pour maintenir tout le système capitaliste
patriarcal. »
« Oh, moi je vois le genre comme une performance »,
dit-il. « La plupart du temps dans ma vie quotidienne, je passe pour un
homme. Mais le reste du temps, je performe ma véritable identité, en
tant que femme. » Il fait tournoyer ses bras de part et d’autre, les
mains légèrement abaissées et tendues de façon un peu parodique.
« Bien, » dis-je.
« Je ne suis pas intéressé par la chirurgie et sans
doute pas non plus par les hormones, », dit-il en lissant le bas de sa
robe. « Comme je vois mon corps comme un corps de femme, je ne vois pas
la nécessité de le transformer. Mais du fait de vivre à [il nomme une
petite ville de province], je ne reçois absolument aucun soutien. »
J’aimerais expliquer la façon féministe de voir le
genre, mais il continue à parler et je n’arrive pas à placer un mot. Et
quand je le fais, il n’écoute pas et m’interrompt sans cesse. Tout à
fait comme un homme, me dis-je. Mais comme il est seulement ici pour
deux nuits, je le laisse parler et tente de l’amener à se sentir à
l’aise et accepté tel qu’il est, même si je ne suis pas d’accord avec
lui sur tout. Puis je lui montre où sont les aliments du petit déjeuner
et je le laisse en compagnie de mes colocataires qui viennent d’arriver.
Je monte à ma chambre et ferme la porte, exhalant de soulagement.
Je me sens vraiment agitée, incapable de m’apaiser.
Je marche de long en large. Il a un corps masculin, il ressemble à un
homme, il a l’odeur d’un homme, il agit comme un homme… c’est un homme,
merde. Mais une partie du temps (pas toujours), il porte des vêtements
de femme – des tenues de soirée, apparemment. Je sais que selon le
nouveau dogme, si j’échoue à le considérer comme une femme, à l’accepter
comme une femme, je suis transphobe, je suis une TERF (une féministe
radicale exclusive des trans). Parce que, selon ce dogme, si un homme
« s’identifie » comme une femme, alors ille est une femme, point à la
ligne. Mais à ce moment précis, tout en moi hurle que c’était faux.
Totalement faux.
Que signifie être une femme pour moi ?
Je réfléchis à ma vie, à mon expérience de vivre en
tant que femme. J’essaie de comprendre ce que signifie être une femme
pour moi. Qu’est-ce qui est particulier à mon expérience d’être un être
humain de sexe féminin plutôt que masculin ?
Est-ce que je m’identifie comme femme ? Est-ce un
choix ? Ai-je jamais choisi d’être une femme ? Et la réponse est claire.
Non. Ce n’a jamais été un choix. Par cette nuit d’automne, au début des
années 1950, la sage-femme a jeté un coup d’œil à mes organes génitaux
externes, et voilà, j’étais une fille. Une personne immature de sexe
féminin. Qui deviendrait une femme, une personne adulte de sexe féminin.
Que cela me plaise ou non. Et, au fait, la sage-femme ne m’a pas
« assignée femme ». Non. Elle m’a reconnue pour ce que j’étais : un être
humain bébé de sexe féminin. Un bébé fille.
Et c’est ainsi que j’ai été traitée. Comme une fille.
Que cela me plaise ou non. Et je n’ai pas aimé cela. Pas du tout. Quand
j’étais petite, j’ai eu tellement envie d’être un garçon. Parce que je
pouvais voir que les garçons ont plus de liberté. Les garçons sont pris
au sérieux. Les garçons sont plus en sécurité. Les garçons n’ont pas
peur tout le temps. Tout cela était tout à fait clair à mes yeux de 5, 6
et 7 ans. Mais j’étais une fille. Je ne pouvais pas changer cela et
j’avais peur.
Mon père m’a agressée sexuellement. Parce que j’étais
une fille. « Je te fais mal, je te déchire, et je te fais saigner parce
que tu es mauvaise. Tu es chatte. Tu es pute. Tu es une provocatrice. »
C’est ainsi que j’ai appris que je méritais mes propres agressions. Et
ce traitement a garanti mon silence. Parce qu’en avoir parlé aurait
équivalu à révéler que je méritais ces viols. Que c’était tout ce à quoi
j’étais bonne. Alors je me suis tue. Et durant la journée, il me
ridiculisait, comme il ridiculisait ma mère. Et quand il la
ridiculisait, il me ridiculisait aussi parce que je savais que je
grandissais à son image à elle et pas à la sienne. Comme fille. Comme
future femme.
Quand mes menstruations ont débuté, j’ai appris la
règle la plus importante de la féminité : vous ne devez jamais, jamais
le laisser voir. Peu importe que vous ne puissiez pas contrôler le lent
écoulement chaud entre vos jambes. Peu importe qu’une petite quantité de
sang fasse autant de dégâts. Peu importe qu’il ait une odeur piquante
et douce. Vous devez toujours rester en contrôle et ne laisser quiconque
savoir ou sentir la moindre indication de vos règles. Si je n’avais pas
compris avant, c’était maintenant tout à fait clair. Ce corps féminin
était dégoûtant. Honteux.
Et puis, avec la peur toujours présente d’être
agressée et violée, vint maintenant la nouvelle peur de la grossesse.
Une autre chose que l’on ne pouvait pas contrôler. Quand une fille du
village est tombée enceinte à 13 ans, c’est elle qui a été humiliée, et
non le travailleur agricole de 30 ans qui l’avait violée et engrossée.
Bien sûr, il s’en est tiré sans encombre. Et bien sûr, il s’agissait
d’un viol, car comment aurait-elle pu donner un consentement éclairé à
13 ans alors qu’elle connaissait à peine ce qu’on appelait les « faits
de la vie » ? Lui est demeuré libre. Libre de la honte et libre de toute
la douleur et de la confusion de cette fille quand son bébé nouveau-né
lui a été enlevé et mis en adoption, et qu’elle a été laissée seule,
dépouillée et privée de sa mère parce que celle-ci était déjà morte,
tuée par un autre homme violent. Elle a été humiliée. Et honteuse. Et à
moi qui avais 10 ans, ma mère m’a raconté tout cela avec joie. Juste au
cas où je ne m’étais pas rendu compte que le fait d’être femme
signifiait une vie de honte qui n’est soulagée qu’en voyant la plus
grande honte de vos sœurs plus infortunées.
Et, avec la puberté, vinrent une foule d’autres
étiquettes. Frigide ; agace-pissette ; frustrée ; salope ;
grassouillette ; bas bleu ; nymphomane ; criarde ; castratrice ; laide ;
chienne ; putain ; hystérique. Piégée entre les jugements et la terreur
de la grossesse et la confusion créée par des prédateurs sexuels
antérieurs, j’ai été brisée. Une fleur déformée.
Et les garçons, mes contemporains…, que leur est-il
arrivé ? Ils ont fleuri bien sûr. Ils ont jeté leur gourme, sont devenus
forts et confiants, célébrant leur supériorité si évidente. Sans
s’interroger un seul instant à savoir s’ils étaient si supérieurs que
cela, après tout. S’ils n’étaient pas simplement les gagnants d’un
système aux dés pipés.
J’ai appris que je n’avais de la valeur que si
j’arrivais à attirer un garçon. Si j’avais un petit ami. J’ai appris que
le lesbianisme était honteux et impensable parce que vivre sans
accorder la première place aux hommes était une hérésie et que sans
avoir un homme en propre, je n’étais rien. Rien du tout. J’ai appris que
les garçons n’aiment pas les filles intelligentes. Alors j’ai fait
semblant de ne pas l’être. J’ai appris à ne jamais irriter un garçon ou
un homme. J’ai appris à rire de leurs blagues, même quand elles
n’étaient pas drôles. Surtout quand elles n’étaient pas drôles. J’ai
appris que je devais toujours être jugée à mon apparence. On m’a dit que
je devais souffrir pour être belle. Mais à cela, j’ai résisté. J’avais
beau être intelligente, il m’a fallu dépasser amplement la cinquantaine
avant de comprendre que porter les accoutrements de la féminité – les
talons hauts, le soutien-gorge pop-up, les robes, le maquillage – n’a
vraiment rien à voir avec une belle apparence, mais consiste à prouver
que vous jouez le jeu du genre. C’est un code pour montrer que vous
croyez aux rôles sociaux prescrits par le patriarcat, que vous acceptez
ces règles, acceptez de jouer le jeu tel qu’il est prescrit, acceptez la
féminité pour que les hommes puissent se sentir supérieurs. Parce que
s’ils n’avaient personne à qui être supérieurs, ils seraient simplement
égaux. Bien sûr.
La vie est implacable. Encore peu informée en matière
de sécurité ou de validation, je me suis retrouvée femme adulte. Sans
le premier indice sur des façons de me protéger ou même le début d’une
idée que je valais la peine d’être protégée et de me défendre. J’ai été
victime d’agressions par des hommes. D’innombrables hommes. Encore et
encore. J’ai été violée.
Mes règles ont progressivement trouvé un rythme qui
correspondait au cycle de la lune. Chaque mois, je remarquais en moi des
changements subtils d’humeur, de désir, d’appétit, et même d’odeur
corporelle. Aussi difficile qu’ait été la gestion de mes règles, je ne
pouvais nier le caractère imposant de ce rythme, qui m’a montré que je
faisais partie d’un ordre cosmique plus grand.
J’avais la taille moyenne d’une femme de ma
génération, soit six pouces de moins que la taille moyenne d’un homme.
Et non seulement la grande majorité des hommes étaient-ils beaucoup plus
grands que moi, mais leur ratio de muscles/masse corporelle était
beaucoup plus élevé. Personne ne m’avait appris comment, aussi petite et
douce que j’étais, je pouvais recourir à des techniques pour me
protéger si j’étais attaquée. Personne ne m’avait appris à protéger mes
frontières. Personne ne m’avait dit que je pouvais crier et hurler et
donner des coups de pied. J’avais peur. Quand j’étais seule à la maison,
j’avais peur. Quand je sortais seule le soir, j’avais peur. Quand je
marchais seule en campagne, j’avais peur. La peur ne s’éloignait jamais
de ma conscience.
Et puis j’ai trouvé le féminisme. Il m’a appris qu’il
existait un système, un système très réel, appelé patriarcat, et que
toutes ces choses que j’avais vécues coopéraient à préserver ce système
et garder les hommes au sommet. Pour leur bénéfice. Et j’ai découvert
l’émerveillement de la compagnie des femmes, des espaces réservés aux
femmes, où les femmes peuvent dire les vérités qu’elles expriment
rarement en présence des hommes. J’ai découvert que nous partagions un
vécu. Que tout ce que j’avais éprouvé était familier aux autres femmes.
Pas dans tous les détails, bien sûr, mais rien de tout cela n’était
totalement inconnu pour elles. Tout comme leur expérience m’était
familière. Et nous avons ainsi compris qu’en fait, tout cela n’était pas
de notre faute, comme on nous avait appris que ce l’était et comme nous
l’avions consciencieusement intériorisé. Nous avons compris que nos
corps n’ont rien de honteux. Que nous avons bel et bien le droit de
fixer nos propres frontières, de dire non et que cela soit entendu, et
de dire notre propre vérité. Et qu’en fait, il est impératif de le
faire. Notre silence contribue à maintenir le système. Rompre notre
silence défie le système. Chaque fois que nous nous exprimons, le
système est affaibli.
Alors, lentement, lentement, j’ai commencé à me
sentir plus à l’aise. Je suis tombée amoureuse. J’ai découvert que je
pouvais avoir des relations sexuelles à mes propres conditions. J’ai
découvert que, contrairement à tout ce qu’on m’avait dit, la sexualité
des femmes n’est pas quelque chose de passif, le vagin n’est pas
seulement un trou, un reposoir où accueillir le si important pénis. Le
clitoris est le seul de tous les organes humains à n’avoir d’autre
fonction que le plaisir. Il a plus de terminaisons nerveuses que tout
autre organe humain et est plus étendu que le pénis masculin. Situé en
majorité à l’intérieur, il enveloppe le vagin et remonte jusqu’au col de
l’utérus. Ainsi, une fois que les vagues de plaisir commencent vraiment
à déferler, elles parcourent tout mon corps, de sorte que tout mon être
résonne du bourdonnement primordial de l’univers et je flotte parmi les
étoiles. Et cela m’a transformée. Cela m’a donné du pouvoir. Cela m’a
donné une liberté dont j’avais à peine osé rêver.
Et puis je suis devenue enceinte. J’ai vécu le
miracle d’une vie nouvelle qui grandissait en moi. Dans ma matrice. Le
centre de ma féminité. J’ai senti mon enfant bouger à l’intérieur. Au
début, c’était comme le baiser d’une aile de papillon. Et puis ça s’est
renforcé. Et j’ai compris que cet enfant était un être distinct, tout en
faisant aussi partie de moi. J’ai vécu ce paradoxe. Ensemble, mon
enfant et moi avons travaillé pour lui donner naissance et dès que son
placenta a glissé de mon corps, j’ai été inondée d’hormones d’amour et
j’ai regardé ma fille avec émerveillement. J’ai enduré des semaines
d’irritation de mamelons à vif et plusieurs épisodes de mammite pendant
que s’établissait l’allaitement maternel. Mais cela s’est fait, et
quelle joie ce fut ! Je m’éveillais la nuit quelques instants avant mon
bébé, avec des picotements dans les seins qui suintaient du lait sucré
sur les draps, comme l’attente d’un amant. Quand elle commençait à
téter, je sentais le lait porteur de vie s’épancher de ma poitrine. Nous
nous regardions, fascinées. J’ai vécu le paradoxe de sentir en elle un
être distinct qui était aussi une partie de moi. Son père l’aimait. Mais
pour lui, c’était différent. Il ne vivait pas au cœur de ce paradoxe.
Parce qu’elle n’avait pas vécu neuf mois dans sa matrice. Il n’en avait
pas.
L’arrivée du bébé a transformé le conte de fées
romantique. Le père a commencé à affirmer son privilège masculin.
Intensément. Il a oublié toutes les promesses qu’il avait faites de
partager les soins à l’enfant, jurant même n’avoir rien promis de tel.
Il est devenu exigeant et, quand je n’étais pas d’accord ou que je
refusais de dire qu’il avait raison ou de laisser gagner, il est devenu
violent. « Mais ne vois-tu pas, lui disais-je, que tu me fais exactement
ce que tu as reproché à ton père d’avoir fait à ta mère quand tu étais
jeune ? »
Il me regardait avec mépris et disait en ricanant,
« Tu es folle, complètement folle. » Il était si sûr de n’avoir rien à
apprendre de moi, me qualifiant d’espace gaspillé (une autre insulte à
laquelle j’avais droit en tant que femme).
Il pesait trente kilos de plus que moi, une fois et
demie mon poids. Je savais qu’il pouvait me tuer d’un coup de poing. Il
ne tarda pas à devenir indifférent à la présence ou non du bébé. Je ne
vais pas vous ennuyer avec les complications d’avoir dû affronter ses
colères avec un bambin dans les jambes. Je vivais dans la peur dès qu’il
était dans la maison. Je n’avais que trois possibilités : me soumettre,
vivre dans une zone de guerre, ou partir. Ce n’était pas un choix. Il
me fallait partir ; et finalement, j’ai réussi à le faire et me suis
dotée d’une nouvelle vie pour moi-même en tant que mère autonome.
J’ai réalisé qu’il ne me serait jamais possible
d’avoir avec un homme dans ce monde inégal la relation égalitaire que je
désirais tant. J’ai finalement accepté ce que ma mère avait vu, mais
que j’avais refusé de voir, que j’étais lesbienne. Je suis tombée
amoureuse. J’ai vécu le bonheur de m’allonger entre les bras de mon
amante, peau de soie contre peau de soie.
J’ai mûri, j’ai vécu la ménopause, le contre-livre
opposé à ma puberté. Et contrairement à mon appréhension, j’ai trouvé
tout un monde nouveau qui m’attendait. Une énergie et un enthousiasme
renouvelés pour la vie. Les changements liés au vieillissement varient :
chez certaines personnes, la vue et l’audition baissent, chez d’autres,
non. Certaines personnes souffrent d’arthrite et d’autres pas. Mais
toutes les femmes ont une ménopause si elles ont déjà été réglées et si
elles vivent assez longtemps. Et plus de 99,9 % des femmes (définies
comme les êtres humains de sexe féminin) ont des règles à un moment ou
l’autre de leur vie. La ménopause est donc une expérience humaine
presque universelle. Et je l’ai vécue, en constatant comment elle donne
une femme une nouvelle occasion de se réinventer.
Frankie dit qu’il est une femme, mais il ne partage
aucune de ces expériences avec moi comme le font les autres femmes
biologiques. Bien sûr, les détails varient pour chacune d’entre nous.
Bien sûr, notre vie ne passe pas seulement par la biologie, elle dépend
également de facteurs comme le temps, le lieu, l’origine ethnique, la
classe sociale et la culture, peut-être même de la chance. Je n’ai
jamais connu d’avortement, par exemple. Mais mes deux sœurs, oui,
chacune à la suite d’un viol. Mais la réalité biologique de la vie dans
un corps humain de sexe féminin est une expérience puissante et elle
crée une communauté de partage. Vivre dans un corps féminin affecte la
façon dont nous sommes traitées dans le patriarcat et cela informe notre
expérience et notre vision du monde. Tout comme vous vivez un
traitement différent et avez un point de vue tout autre au volant sur
une autoroute, selon que vous pilotez un camion lourd ou une Mini.
Alors, qu’advient-il de cette expérience partagée si
nous acceptons que les hommes peuvent « s’identifier » comme femme ?
Qu’est-ce que cela signifie pour les femmes ?
Le groupe de lecture mixte
Mon amie Grace m’avait persuadée de l’accompagner à
une séance de son groupe de lecture parce qu’elle portait sur un thème
féministe et qu’elle pensait que je serais intéressée. Le livre en
question était Une brève histoire de la misogynie, de Jack Holland.
Nous sommes arrivées et avons pris nos sièges dans un
cercle de chaises en plastique orange au centre d’une belle vieille
bibliothèque. Nous étions environ 16, à peu près autant d’hommes que de
femmes. Quelqu’un a présenté le livre et a ensuite suggéré que nous
parlions à tour de rôle pendant quelques minutes des impressions et des
idées qu’il avait suscitées en nous.
À mon tour, j’ai dit avoir trouvé le livre
intéressant pour son histoire détaillée et tristement déprimante des
pratiques misogynes à travers le monde, mais j’ai ajouté que son absence
d’analyse m’avait fait penser à une télésérie sur des crimes
véritables. J’ai exprimé mon désir et même mon désespoir d’y trouver une
perspective féministe…
Il y eut alors une sorte de tumulte. Le tour de table
a été abandonné et tous les hommes ont commencé à parler très fort en
même temps.
« Nous n’avons plus besoin du féminisme ; nous avons
l’égalité maintenant, » a dit l’un d’entre eux. « Pas cette vieille
rengaine ! », a dit un autre. « En fait, le féminisme est allé trop
loin. Ce sont maintenant les hommes qui sont opprimés, » dit encore un
autre. « C’est peut-être un problème en Arabie saoudite, mais pas ici.
Certainement pas ici. » Et ils continuèrent de la sorte.
« Pourtant… », tentèrent de dire les femmes. Mais les
hommes ne s’arrêtèrent pas. Leur conviction que la Terre était plate
s’avérait si forte qu’ils ne pouvaient même pas envisager la possibilité
que les femmes aient quelque chose à ajouter sur ce sujet qui les
affectait de façon si particulière. Les hommes semblaient incapables
d’envisager la possibilité d’avoir, en fait, beaucoup à apprendre des
femmes.
Une femme essaya vaillamment de faire comme eux et de
s’imposer dans la conversation. Mais sa détresse la trahit. Sa voix
devint aigre et quand les hommes commencèrent à parler de la trop grande
émotivité des femmes, elle s’arrêta à mi-phrase comme un tourne-disque
lors d’une soudaine panne de courant.
Les femmes se turent. Certaines d’entre nous
décrochèrent complètement. Une femme se leva bruyamment et partit aux
toilettes pour en émerger 20 minutes plus tard avec un excès de
maquillage appliqué à la diable. Pour ma part, je tentai toutes les
techniques de relaxation connues de l’humanité dans un effort pour
maîtriser ma tension artérielle. Et puis, ce fut terminé et les femmes
bondirent de leurs chaises pour converger dans la minuscule kitchenette
et pousser simultanément un énorme « Arrrrrrrrrrrrrrrrrrgh »
involontaire, alors que les hommes se félicitaient d’une si excellente
discussion et empilaient les chaises.
Puis Grace a dit : « Je pense que nous devrions
mettre sur pied un groupe de lecture réservé aux femmes. » Et nous avons
toutes poussé un grand « Oui ! »
Nous avions besoin d’un espace non mixte pour une
foule de raisons. En écrivant cela aujourd’hui, tant d’années plus tard,
je m’étonne du fait qu’aucune d’entre nous ne se soit levée pour exiger
que les hommes se taisent et nous laissent notre part du temps de
parole. Vous voyez, nous avions toutes été socialisées à prendre soin
des hommes. À ne jamais les faire se sentir mal à l’aise. À rire de
leurs blagues même si elles ne sont pas drôles. Surtout si elles ne sont
pas drôles. Nous avions été socialisées à surtout ne pas dire la vérité
devant des hommes. Et les hommes avaient été socialisés à penser qu’ils
n’ont rien à apprendre des femmes et qu’ils sont plus grands et plus
intelligents qu’ils ne le sont réellement.
Comme Virginia Woolf l’a dit de façon si exquise dans Une chambre à soi :
« Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes
de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de
réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. »
Et les hommes peuvent se sentir trichés quand nous ne
faisons pas cela. Certains d’entre eux s’imaginent même être opprimés.
Ils pensent que c’est nous qui les opprimons.
Désapprendre toute cette socialisation n’est pas une
mince tâche. Il faut de bonnes conditions. Il faut de la détermination. À
la fois chez les femmes et les hommes. Mais personne ne renonce à son
propre privilège sans lutte. C’est pourquoi cette tâche DOIT être
dirigée par des femmes. Et pour que nous les femmes désapprenions notre
socialisation et comprenions comment elle fonctionne, nous avons besoin
de nos propres espaces. Ce n’est pas une question d’ordre universitaire,
mais un enjeu fondamental. De chair et de sang. De survie.
Le groupe de lecture réservé aux femmes
Nous avons donc lancé notre groupe de lecture
féministe réservé aux femmes. Nous avons exploré ensemble les grands
classiques de la Deuxième vague (Kate Millett, Marilyn French, Andrea
Dworkin, Shere Hite, et beaucoup d’autres), nous avons lu des
psychologues féministes, des militantes pour les droits des personnes
handicapées, des romancières, de la science-fiction féministe, des
lesbiennes, des retraitées, des scientifiques, des survivantes du viol,
de l’inceste, de la prostitution et de la pornographie, des femmes
noires, des femmes asiatiques, des femmes blanches. Nous avons lu un
livre écrit par un homme (Les prostitueurs, de Victor Malarek). Nous
avons imaginé un monde sans hommes et nous sommes demandées à quel point
les femmes seraient différentes dans un monde où elles n’auraient pas à
rivaliser pour le soutien des hommes. Nous avons appris des stratégies
féministes pour résister au harcèlement et aux attaques de rue. Nous
avons abordé notre corps, nos règles, nos vies sexuelles, nos relations
personnelles, nos milieux de travail, nos troubles alimentaires, la
naissance et l’allaitement, la survie à la violence masculine, le choix
de ne pas avoir d’enfants, le choix d’en avoir, l’infertilité, les
avortements, le colonialisme, l’économie, le racisme, la ménopause, le
vieillissement, la biologie, le mariage, la virginité, l’éducation des
enfants, le travail ménager, le système juridique, et l’idée de former
notre propre groupe de vigilantes, comme la bande des Saris roses, en
Inde. Nous avons examiné notre tendance à nous policer réciproquement,
conformément aux lois du genre et pour éviter la douleur insupportable
d’une rupture avec nos amies. Nous avons appris une histoire féministe
du monde et combien courte avait été l’histoire du patriarcat en
comparaison de la longue histoire égalitaire de la race humaine qui
l’avait précédée. Nous avons compris que le patriarcat était un système
et que le capitalisme est bâti sur ce système, comme son développement
logique.
Pour beaucoup d’entre nous, c’était notre première
expérience d’être dans un tel espace réservé aux femmes. Certaines
étaient nerveuses au début. Une femme n’a pas dit un mot durant ses
quatre premières réunions, mais elle s’est rattrapée à la cinquième en
parlant sans cesse. Et elle n’a jamais regretté son choix.
Au fil des années, nous nous sommes rencontrées dans
toutes sortes d’endroits. Au début, nous nous voyions dans le bar d’une
association étudiante. Une fois, un homme s’est assis à côté de nous et a
commencé à nous dire pourquoi nous avions tort dans ce que nous
disions. Nous nous sommes toutes tournées vers lui pour lui dire
unanimement que nous ne lui avions pas demandé son avis et il est
reparti, piteux. Le groupe a changé nos vies. Il nous a donné un espace
où nous pouvions explorer des idées, des manières de voir le monde, et
une analyse, conçue en toute honnêteté. Cela nous a fait comprendre que
ce que nous avions si souvent interprété comme un échec personnel était
en réalité un produit du système. Il aurait été tout à fait impossible
d’arriver à cette prise de conscience dans le groupe de lecture mixte.
Je ne pense pas que cela aurait pu se produire même s’il n’y avait eu
qu’un seul homme présent. Parce que toute notre éducation à s’occuper de
lui, à lui préparer du thé, à ne pas dire quoi que ce soit qui puisse
l’irriter serait intervenue. Et compte tenu de sa socialisation à croire
qu’il n’avait rien à apprendre des femmes, les chances sont grandes
qu’il nous aurait interrompues, interpellées, qu’il ne nous aurait pas
écoutées, pas vraiment. Il nous fallait un espace non mixte pour
développer une conscience féministe.
Le groupe a été annoncé comme réservé aux femmes.
Nous avons délibérément choisi de ne pas définir ce que nous entendions
par « femmes » et nous avons accueilli quiconque s’y présentait, du
moment que ce n’étaient pas évidemment des hommes. Au cours des quelque
quatre années pendant lesquelles j’ai dirigé le groupe, une seule
personne trans, Olivia, a exprimé son intérêt à se joindre à nous. Nous
l’avons accueillie. Contrairement à Frankie, elle vivait à plein temps
en tant que femme, avait subi une chirurgie de réassignation de sexe, et
était habituellement perçue comme une femme. Je savais qu’elle était
trans parce qu’elle me l’avait confié en privé. Je n’ai pas divulgué
cela aux autres membres, mais certaines d’entre elles le savaient, soit
parce qu’elles s’en étaient rendu compte d’elles-mêmes, soit parce
qu’Olivia (ou quelqu’une d’autre) le leur avait dit.
Quand Olivia était là, j’ai remarqué que les femmes
qui savaient qu’elle était trans lui marquaient parfois une déférence
subtile, ou évitaient de parler de choses, comme la menstruation,
qu’elles croyaient risquer de la rendre mal à l’aise. Ou, elles lui
accordaient plus d’attention que j’étais sûre qu’elles auraient fait si
elles avaient cru que c’était une femme « ordinaire ». Cela m’a montré à
quel point il est difficile pour nous, en tant que femmes, de
transformer ces habitudes profondément ancrées que nous avons apprises
dès l’enfance : traiter les hommes avec déférence, prendre soin d’eux,
rire de leurs blagues. Puis, j’ai remarqué que les femmes qui ne
semblaient pas se rendre compte qu’Olivia était trans avaient souvent
une réaction de surprise, un soubresaut, quand elle disait quelque
chose. J’ai interprété cette réaction comme une reconnaissance
involontaire que le vécu d’Olivia était fondamentalement différent du
nôtre et que cela se voyait quand elle parlait. Elle ne donnait pas
l’impression d’être une femme. Et je ne parle pas de son ton de voix,
mais bien du contenu de ses paroles. C’était comme si elle était à
l’extérieur de la réalité des femmes à regarder à l’intérieur, alors que
nous étions à l’intérieur à regarder au-dehors. Sa réalité était tout
simplement différente. Et ce n’est pas surprenant. Parce qu’elle n’avait
pas un corps féminin et qu’elle n’avait pas grandi en tant que fille et
que cela avait affecté la façon dont elle avait été traitée, ce qu’on
lui avait enseigné et ce qu’elle avait appris. La réalité biologique
matérielle sert bel et bien de médiation à notre expérience en tant
qu’êtres humains et, dans ce monde sexiste, elle affecte la manière dont
nous sommes traitées. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce n’est
pas un reproche que je fais à Olivia. Pas le moindrement. Elle s’est
toujours montrée, sans exception, respectueuse et digne.
Mais comme le fait qu’elle était trans était non
partagé et non reconnu, cela introduisait un élément d’inauthenticité
dans un environnement où l’authenticité était la clé. Notre but était de
décaper toutes les strates non dites et non reconnues de nos réalités,
de traquer la vérité. Et pour moi, cela révèle l’un des gros problèmes
avec l’accent que mettent les trans sur le fait de « passer » (pour
l’autre sexe). Ce mot divulgue à lui seul la réalité que les transfemmes
ne sont pas des femmes et que les transhommes ne sont pas des hommes.
Si c’était le cas, il ne leur serait pas nécessaire de donner ainsi le
change. Cette réalité peut être inconfortable à reconnaître, mais faire
semblant que quelque chose est vrai quand ce ne l’est pas ne facilite
pas le sentiment de confiance ou la prise de conscience.
Mais que se serait-il passé si plusieurs transfemmes
étaient venues au groupe ? Aurions-nous alors commencé à modifier encore
plus ce que nous disions ? Est-ce que, comme certains groupes dits
féministes, nous aurions commencé à dire (et même à penser) que les
menstruations et l’avortement et l’accouchement et l’allaitement ne sont
pas des problèmes de femmes parce que les femmes transsexuelles ne les
vivent pas ? Comment cela se serait-il terminé ? Cela se serait terminé
dans le silence. Le silence des femmes. Encore une fois.
Et si Frankie était venu au groupe, avec son
comportement si évidemment masculin : interrompant, refusant d’écouter,
insistant qu’il avait raison ? Le groupe aurait-il même survécu ?
Probablement que non, selon moi.
L’invité – 2e partie
Revenons donc à mon week-end avec Frankie. Le samedi
soir, je lui prépare de nouveau un repas et nous bavardons en mangeant.
Il se sent maintenant plus à l’aise et se livre au comportement masculin
bien rodé de dire à une femme qui gère sa vie avec compétence et succès
ce qu’elle fait d’erroné. C’est sa dernière soirée ici et je ne veux
pas m’embarrasser d’une dispute, alors je reste assise là, de façon
aussi passive que possible, alors qu’il m’instruit sur la façon de gérer
mes finances et même ma relation avec ma fille adulte.
Je soupire de soulagement quand j’entends la clé de
mes colocataires tourner dans la serrure et ne perds pas un moment pour
leur souhaiter d’excellentes vacances (elles partent pour l’aéroport au
petit matin) et leur dire bonne nuit ainsi qu’à Frankie avant de
m’échapper dans ma chambre. Où je rêve d’avoir la maison pour moi toute
seule le lendemain soir.
Mais les choses ne se passent pas tout à fait comme
cela parce qu’après la fin de l’événement, le jour suivant, Frankie me
téléphone et me demande s’il peut rester chez moi une nuit de plus. Au
mépris de mon sentiment, j’accepte. (Vous voyez à quel point il est
difficile de ne pas être toujours la personne généreuse et nourrissante
quand on est une femme.)
Il rentre plus tard cette fois. Il s’est rendu au pub
avec Jenny et Ursula et dès qu’il franchit la porte, je peux voir qu’il
est très agité. Et bien sûr, il ne perd pas une minute pour s’en
prendre à moi. « Tu t’es vraiment plantée cette fois-ci », me
lance-t-il, avant d’exiger que je retienne ses services comme médiateur.
Je supprime une envie involontaire de rire et lui demande d’expliquer
ce que j’ai fait et pourquoi j’aurais besoin de ses services.
Il me dit que j’ai trahi Jenny et Ursula et les ai
poignardées dans le dos. Et puis il répète quelques insultes
calomnieuses que je peux presque les entendre lui dire. J’explique que
je sais qu’elles sont en colère contre moi. (La veille, j’ai pris une
position différente de la leur dans un débat qu’elles ont fini par
perdre.) Mais comme je n’ai rien fait de mal ou d’impropre et que je ne
doute pas que cette querelle sera vite oubliée, je rejette son offre. Il
se lève et fonce vers l’évier où je fais la vaisselle. Il se tient très
près, dressé contre moi. Je me sens menacée, ce qu’il souhaite
clairement, et devient de plus en plus agressif en insistant pour que
j’accepte son offre de médiation et que je reconnaisse sa sagesse et ses
compétences supérieures.
Je dis : « Écoutez, je ne veux plus en discuter.
Pouvons-nous changer de sujet, s’il vous plaît ? » Mais il refuse. Il
devient agité et commence à crier. J’ai peur. Je sens sa testostérone
monter. Je sens l’adrénaline m’envahir, mais je me force à rester calme.
Je lui demande de me laisser tranquille, d’aller dans sa chambre. Il
refuse et continue à crier. La tension s’intensifie. Je sais que je ne
peux pas dormir seule dans la maison avec cet homme. Finalement, je lui
demande de partir. Il refuse. Je lui dis qu’il doit partir. Il commence à
me menacer. J’ai maintenant très peur. Je suis consciente de son corps
beaucoup plus grand, plus musclé, et de la testostérone qui l’enflamme.
C’est un territoire familier pour moi. Je reconnais
là de la violence masculine typique. J’ai déjà parcouru ce terrain.
Différents personnages, même histoire. Le marché est le suivant : je
dois me soumettre à sa volonté ou je risque qu’il m’agresse
physiquement. Peut-être même qu’il me viole. Et ce serait ma faute.
Entièrement de ma faute. Parce que je ne me suis pas soumise.
Nous jouons maintenant pour des enjeux très élevés.
Je suis d’un calme mortel. Je tiens le téléphone derrière mon dos, mon
pouce prêt à composer le 999 et je continue à insister pour qu’il parte.
Et heureusement, en fin de compte, il le fait – en hurlant, au moment
où il passe la porte pour que tous les voisins l’entendent, qu’il va se
venger. Il va dire à tous les membres de l’organisation à quel point je
suis une harpie transphobe et cruelle. Il va déposer une plainte
officielle et me faire expulser de l’organisation.
Je peux encore l’entendre crier alors qu’il claque la
porte du jardin et descend la rue. Je verrouille la porte à double tour
et attache la chaîne. Je m’assieds en bas de l’escalier en haletant.
J’ai besoin de remplir mon corps d’air, de tout l’air dont il a manqué
pendant que je le tenais rigide, en état d’alerte. Je me dis que c’est
bien la dernière fois que je propose d’accueillir un homme chez moi. Et
puis je me rends compte tout d’un coup qu’en vertu du nouveau dogme de
la transinclusivité, il est une femme. Si j’avais demandé une femme, on
me l’aurait peut-être envoyé quand même. Je frissonne en réalisant ce
que cela implique pour la sécurité des femmes. Et ma décision de ne
jamais offrir un logement à quelqu’un que je ne connais pas n’y change
rien.
Quand je parle de cet incident avec des amis au cours
des prochains jours, l’un d’entre eux me dit : « Mais tu t’es
certainement déjà disputée avec des femmes ? » Et je réponds : « Tu
plaisantes ? » J’ai perdu le compte du nombre de disputes que j’ai eues
avec les femmes au fil des ans. Et à deux occasions, il est vrai qu’une
femme m’a un peu bousculée. Mais je n’ai jamais craint qu’une femme
m’attaque physiquement dans le but de me faire vraiment mal, de me
causer des dommages sérieux, ou qu’elle me viole. Simplement pour me
démontrer ce que je vaux. Que je suis impuissante, une ordure. J’ai
seulement connu ce traitement de la part d’hommes. D’êtres humains
adultes de sexe masculin. Voilà ce qu’est la violence masculine.
Je n’accepte tout simplement pas que Frankie soit une
femme. Et je n’accepte pas la validité d’un dogme qui me qualifierait
de transphobe pour cette raison.
Et je trouve désagréable que des hommes, straight ou
gais, me réprimandent ainsi que d’autres femmes de ne pas accepter tous
les hommes transgenres comme des femmes, comme identiques à nous. Vous
savez ce à quoi ressemble pour moi cette insistance que nous fassions ce
que vous nous dites de faire ? Oui, à encore plus de violence
masculine. Et c’est une hypocrisie flagrante parce que vous, les hommes,
disposez d’innombrables espaces réservés aux hommes, dont vous imposez
les frontières par la violence et la menace de violence. Comment
avez-vous le toupet de nous dire où et comment fixer nos frontières ?
Autrement dit, les gars, vous devriez parfois vous la boucler.
La promenade dans le parc
C’était une journée d’été parfaite et nous avons
décidé d’aller à la première représentation d’un film. Nous avions pensé
nous y rendre à pied – c’est une belle promenade à travers deux parcs
de Londres séparés par juste un petit bout de rue –, mais nous sommes
parties trop tard et avons pris le métro en fin de compte.
Quand nous sommes sorties du cinéma, nous étions
toutes les deux agitées, comme si nous avions besoin de cette promenade à
pied. C’était au milieu de l’été et il n’avait pas encore commencé à
faire noir.
« Si nous marchions », dit-elle. « Il fait encore clair. »
« Je pense que nous pouvons revenir avant la tombée
de la nuit », répondis-je. « Si nous partons maintenant et que nous
n’arrêtons pas prendre un verre. »
Il faisait clair quand nous avons traversé le premier
parc où, contrairement au deuxième, le sentier passait près de la rue.
Le crépuscule tombait quand nous sommes arrivées au deuxième parc, plus
grand. C’était une soirée enivrante. L’air était chaud et humide, lourd
du parfum des fleurs de tilleuls. Il y avait beaucoup de gens dehors –
tous des hommes. Des hommes en groupes, des hommes seuls, des joggers,
des gais, peut-être en chemin vers les espaces de drague, des groupes
d’hommes assis sur les bancs au bord du lac buvant de la bière en
canettes, des hommes couchés dans l’herbe écoutant de la musique sur
leurs iPods, des hommes promenant leur chien, des couples d’hommes
discutant des nouvelles. Mais pas une femme. Parce que les parcs urbains
après le crépuscule ne sont pas des endroits pour les femmes. Ces
espaces sont réservés aux hommes.
Une fois atteint le point de non-retour, il faisait
presque nuit. Nous étions toutes les deux effrayées, fouettées par
l’adrénaline. Nous nous sommes séparées brusquement pour ressembler
moins à des lesbiennes. Nous voulions être invisibles. Nous étions
silencieuses, chacune entendant la respiration de l’autre. Nous savions
toutes les deux que l’autre avait très peur. Si quelque chose nous
arrivait, si un homme ou un groupe d’hommes nous attaquaient, nous
violaient, nous tuaient, nous savions que l’accent mis sur ce récit dans
les médias patriarcaux capitalistes serait notre irresponsabilité
d’avoir déambulé dans un parc urbain après la tombée de la nuit. Ils
lanceront des avertissements de police pour dire à toutes les femmes
dans un rayon de 80 km de rester à l’intérieur la nuit. Ils laisseront
aller nos agresseurs. S’ils blâment un homme, il sera dépeint comme un
malade, une aberration statistique. En régime patriarcal, la liberté des
hommes est sacro-sainte et ne doit jamais être contestée.
Et j’ai ressenti une sorte de colère. Ne suis-je pas
un être humain qui a besoin de regarder les étoiles ? Pour sentir cette
immensité et cette merveille ? Est-ce que je n’ai pas besoin de sentir
l’air sombre, chaud et parfumé contre ma peau ? Est-ce que je n’ai pas
besoin de marcher sous les arbres délicats par une soirée d’été ?
Hommes, comment osez-vous vous approprier cet espace comme le vôtre ?
Utiliser vos menaces de violence pour me maintenir à la maison ? Pour me
tenir rivée au sol ? Et qu’en est-il de tous les hommes bons, généreux,
les hommes qui disent que Tous Les Hommes Ne Sont Pas Comme Ça ?
Pourquoi gardez-vous secret ce privilège ? Pourquoi ne me parlez-vous
jamais de ce scandale ? Comment se fait-il que vous ne pensiez jamais à
mes besoins ? Comment se fait-il que vous ne défiiez jamais les autres
hommes ? Serait-il possible que vous profitiez également de la violence
des hommes violents et de la menace de violence qui maintient les femmes
à la maison ? Ne vous illusionnez pas. Votre silence sert également à
consolider le géant patriarcal capitaliste.
Ne voyez-vous pas que vous excluez également les
hommes transgenres de ces espaces ? Ces transhommes qui sont (en
général) plus petits que vous et qui ont appris en tant que filles à
rester à la maison et à éviter l’obscurité. Et puis vous avez l’audace
de me dire, de dire aux femmes, que nous devons ouvrir nos quelques
espaces, si pathétiquement rares, à quiconque réclame d’y avoir accès ?
Faute de quoi, nous sommes « transphobes », nous sommes des TERFs.
Parfois vous savez, vous êtes vraiment ringards, messieurs.
Et n’oubliez pas la multitude d’autres espaces
réservés aux hommes : bars, clubs, événements sportifs. Et les autres –
les clubs de « danse contact », les bordels – où des femmes sont
présentes, mais seulement pour servir les hommes et flatter leur ego. Et
les autres – les pubs et les clubs – où les femmes peuvent aller au
bras d’un homme, mais pas d’elles-mêmes, sous peine d’être harcelées ou
pire encore. Et puis il y a les événements pour PDG, les clubs de
banquiers d’investissement, les meilleurs clubs masculins dont vous
écartez les femmes par des plafonds et des murs de verre. Hommes, vous
avez tant et tant d’espaces masculins. Et peut-être parfois laissez-vous
une femme y pénétrer afin de pouvoir dire que nous avons tort et que ce
n’est pas un espace exclusivement masculin. Mais elle est là à
condition de tenir sa place, de ne pas se comporter naturellement. Elle
doit constamment se surveiller. Nous avons si peu d’espaces où nous
rencontrer à nos propres conditions. Ne voyez-vous pas votre propre
hypocrisie ? Ne devriez-vous pas retirer la poutre de votre œil avant
même de penser à nous dicter un comportement ?
Ou est-ce simplement que vous comprenez très bien le
pouvoir que nous trouvons dans ces espaces non mixtes ? Comment ils nous
aident à voir au-delà de vos conneries. Les conneries capitalistes
patriarcales dont vous bénéficiez…
Le groupe de lecture lesbienne
Dans mon groupe de lecture lesbienne, nous lisions
des romans. Mais cette fois-là pas une seule d’entre nous ne l’avait lu.
Nous avons ri et décidé de parler plutôt de ce que nous voulions lire
au cours des prochains mois. Nous avons envisagé de chercher des livres
sur certains thèmes. Les enjeux transgenres, peut-être ? Nous étions
huit ce soir-là, je crois. Toutes issues de milieux différents, nous
connaissant habituellement par le biais du groupe et ne socialisant pas
autrement. Mais c’était toujours un beau rassemblement, comme une
chaleureuse étreinte.
Spontanément, nous en venons à partager nos
expériences avec des transfemmes dans des groupes de lesbiennes où nous
avions frayé. Un thème surgit. Une femme raconte sa détresse d’avoir
assisté au comportement prédateur d’une transfemme plus âgée auprès de
jeunes femmes à la beauté plus conventionnelle, lors d’un rassemblement
lesbien mensuel auquel elle participe. Une autre raconte comment le
groupe de lesbiennes qu’elle animait dans une petite ville de province
avait chaleureusement accueilli une transfemme qui avait demandé de s’y
joindre. Mais après avoir harcelé une femme du groupe pour lui imposer
des rapports intimes, quand elle a réalisé qu’elle n’y arriverait pas,
cette transfemme a accusé cette autre femme de transphobie et a détruit
son nom et sa réputation dans le groupe. Les séquelles de ce
comportement ont été si douloureuses et émotionnellement épuisantes que
le groupe s’est dissout, privant ainsi ces femmes de leur arrimage
social.
À peut-être une exception près, chaque femme du
groupe de lecture nous a confié une histoire douloureuse semblable. Nous
avons ainsi entendu parler de plusieurs groupes qui, durant des années,
avaient fourni aux lesbiennes un espace dont elles avaient grandement
besoin pour jouir de la compagnie les unes des autres, et qui s’étaient
disjoints ou avaient fermé suite au comportement destructeur et
manipulateur d’une transfemme.
Nous avons admis notre inquiétude face à cette
tendance. Et nous avons reconnu avoir peur d’être étiquetées
« transphobes ». Une fois qu’une transfemme a pénétré dans un groupe et
qu’elle y fait des ravages, la situation devient très difficile à gérer.
Les menaces et les accusations de transphobie ne sont jamais loin.
Pas une seule de nous ne voulait se montrer
exclusive. Mais nous avons toutes admis préférer la compagnie des
femmes, et avoir eu du mal à voir les transfemmes comme des femmes quand
leur comportement était si souvent conforme au modèle masculin, alors
que c’étaient les corps des femmes que nous aimions. Nous n’avions pas
de solution, juste de la tristesse. Beaucoup de tristesse. Nous savions
que si nous décidions de ne pas accueillir de transfemmes et que nous le
disions clairement, nous risquions d’être harcelées sans cesse à ce
sujet, et peut-être même de recevoir des menaces de mort, non seulement
de la part de transfemmes, mais aussi d’hommes, homosexuels et straight,
et de femmes hétérosexuelles. Aucune de ces personnes ne tenterait de
comprendre les difficultés et les risques encourus.
Plus tard, en rentrant chez moi, j’ai ressenti
beaucoup d’irritation à voir les choix des femmes constamment policés de
la sorte, à constater à quel point on ne nous permet jamais de décider
seules de nos propres intérêts. J’éprouvais de la colère envers
l’hypocrisie des personnes toujours prêtes à nous dire quoi faire tout
en ne sachant rien de nos vies.
Le contexte plus large
Durant les années 70, au sommet de ce qu’on appelle
parfois la deuxième vague du Mouvement de libération des femmes, il
existait des groupes de sensibilisation non mixtes dans plusieurs
quartiers urbains aux États-Unis, en Australie, en Europe occidentale et
au-delà. On peut soutenir que c’est l’ampleur de cette activité
exclusivement féminine qui a permis à une masse critique de femmes de
défaire les liens de leur socialisation et de réaliser des changements
sociaux généralisés. Le Mouvement de libération des femmes est considéré
par beaucoup comme le mouvement social le plus fructueux et le plus
transformateur du siècle dernier. Il a provoqué des transformations
marquées de la société et des lois, des attentes et des pratiques, et a
réussi à débarrasser le système du genre de certains des pires excès qui
sévissaient alors. On a cessé de s’attendre à ce que les femmes
trouvent tout leur bonheur à mitonner de petits plats et à prendre soin
d’autrui, et les codes vestimentaires rigides ont été relâchés. Les
jouets et les vêtements pour enfants sont alors devenus moins genrés,
favorisant l’accès des filles à des jeux de Lego et celui des garçons à
des poupées, tandis que les enfants des deux sexes s’habillaient de
jeans et de tee-shirts aux couleurs primaires, par exemple.
Mais il s’est produit un mouvement de ressac, au plan
personnel, de la part d’hommes dont beaucoup se sentaient mal à l’aise
de constater que ces changements entraînaient la perte d’une partie de
leur supériorité facile et de leurs avantages sociaux et économiques.
Comme beaucoup de femmes étaient moins disposées à jouer leur rôle de
genre, soumis, inférieur (la féminité), les hommes ont senti leur
masculinité s’étioler, parce que l’on ne peut être supérieur que par
opposition à l’infériorité de quelqu’un d’autre. Donc, même si beaucoup
d’hommes ont accueilli avec enthousiasme les changements impulsés par
les femmes, d’autres ont refusé de le faire. Et comme ils avaient été
socialisés à penser qu’ils avaient peu, voire rien, à apprendre des
femmes, ils n’ont pas écouté et compris qu’ils étaient également pris au
piège dans un système qui les limite et les endommage, tout comme on a
fait valoir que l’esclavage corrompait les propriétaires d’esclaves
encore plus profondément que les esclaves.
Il s’est aussi produit un choc en retour de la part
du capitalisme. Si les garçons et les filles portent tous les mêmes
vêtements et jouent avec les mêmes jouets, les parents n’ont pas besoin
d’acheter autant de choses. Les industries du jouet et du vêtement sont
donc revenues à la charge et ont graduellement éliminé de leurs
catalogues les produits de genre neutre pour lancer des jeux de Lego
rose et des vêtements de fées pour les fillettes, tout en continuant à
mousser les jouets de guerre et les tenues de combat pour les garçons,
la guerre étant l’expression ultime de la masculinité (le rôle de genre
prescrit aux hommes). Quant aux fabricants de vêtements pour femmes, ils
ont cessé de produire les vêtements plus androgynes et confortables que
préféraient tant de femmes pour revenir à des modes inconfortables et
contraignantes qui mettent l’accent sur la subordination féminine, et
ils en ont changé chaque année pour forcer les femmes à dépenser
constamment de peur de sembler démodées, dépassées.
La combinaison de la réaction personnelle des hommes
et de la réaction commerciale du capitalisme a conduit à l’effroyable
explosion de l’industrie du sexe au cours des dernières décennies, de
telle sorte qu’aujourd’hui, des dizaines de millions (peut-être plus) de
femmes et de filles dans le monde se retrouvent piégées dans la
prostitution, parce qu’énormément d’hommes sont prêts à payer pour les
maltraiter afin de renforcer leur sentiment de masculinité et de
supériorité. Ce qui signifie pour les exploiteurs impitoyables, beaucoup
d’argent à gagner facilement. Et nos enfants se nourrissent aujourd’hui
d’un régime de porno hardcore qui se résume à la sexualisation de la
haine des femmes projetée sur des corps féminins. Cette évolution,
renforcée par l’infiltration de ces images et de ces attitudes dans la
culture générale, efface la plupart (et peut-être finalement la
totalité) des acquis du Mouvement de libération des femmes, à mesure que
les garçons en viennent à croire que le viol est du sexe consensuel et
le proxénétisme, une activité respectable. Pour leur part, les filles
apprennent, à nouveau, qu’elles n’ont pas de valeur, que leur corps est
dégoûtant, et qu’elles méritent la douleur et le malheur où elles
baignent. Cette catastrophe personnelle est institutionnalisée par le
capitalisme, puisque pratiquement toutes les industries traditionnelles
(banques, internet, télécommunications, construction, cinéma, etc.) se
nourrissent de l’industrie du sexe et en dépendent de plus en plus pour
leurs bénéfices. Un véritable cercle vicieux.
Alors, est-il étonnant que nos enfants grandissent
dans la confusion ? Que de plus en plus de garçons et d’hommes rejettent
le rôle de genre prescrit pour leur sexe quand leurs corps mêmes ont
été redéfinis comme des instruments de torture ? Et que les filles
rejettent aussi leur corps ? Et que dans cette glorieuse orgie
néolibérale capitaliste patriarcale, il existe aujourd’hui toute une
chaîne alimentaire de compagnies pharmaceutiques, de chirurgiens
esthétiques, de logopèdes, de psychologues, et de fabricants de corsets,
de chaussures à talons hauts et de pénis artificiels et plus encore qui
sont plus que désireux d’intervenir pour transformer le corps de ces
gens confus pour leur vendre les accoutrements de l’autre sexe
biologique ?
Les féministes disent, attention, ce ne sont pas les
corps qui sont le problème ! Le problème est le système, le système de
rôles rigides prescrits par le sexe : la masculinité pour les hommes et
la féminité pour les femmes, ce qu’on appelle le système de genre.
Qu’arriverait-il, disent les féministes, si au lieu de changer des
corps, nous changions ces rôles, pour les rendre plus fluides, moins
rigides, et peut-être même les éliminer complètement ? Ne serait-il pas
mieux, disent-elles, de pouvoir changer plutôt le monde ? Pour que les
garçons et les hommes puissent être libres de s’exprimer comme bon leur
semble, de jouir de l’impression de la soie caressant leurs jambes,
d’être gentils et doux et pas seulement durs et forts ? Et pour que les
filles et les femmes ne soient plus transformées en cibles légitimes de
la frustration et la douleur des hommes, et qu’elles apprennent à manier
une perceuse électrique avec compétence ? Que nous arrêtions
d’enrégimenter les filles et les garçons, les hommes et les femmes, dans
ces rôles et comportements genrés ? Que nous nous dotions d’un érotisme
qui ne soit pas fondé sur le culte du pénis et la subjugation de ses
récipiendaires, mais qui reconnaisse et se réjouisse de l’égalité et du
la spécificité de chacune et chacun d’entre nous ? Ne serait-ce pas une
meilleure solution que d’orienter les dissidents du genre vers des
opérations dangereuses et douloureuses, la perte irréversible de parties
saines de leur corps, une dépendance à vie de médicaments risqués ou
toute la confusion qui survient quand des gens déclarent simplement être
de l’autre sexe que le leur ?
Cela ne mènerait-il pas à un monde meilleur ? Un
monde plus généreux, un monde plus capable de résister à la marche
impitoyable du capitalisme patriarcal ?
Beaucoup de femmes s’objectent à l’expression « cis »
et refusent d’être étiquetées « cisfemmes » parce que cela suggère,
voire implique, que le genre est quelque chose de bénin. Alors que ce
n’est pas le cas. Le genre n’est pas bénin pour les hommes et il n’est
certainement pas bénin pour les femmes. Dire le contraire, c’est
suggérer, voire impliquer que les femmes méritent leur propre
subordination, ce qui est l’essence même du discours antiféministe.
L’essence même du mouvement de ressac aux gains du Mouvement de
libération des femmes.
Non, nous ne sommes pas des « cisfemmes ». Nous
sommes des femmes, des êtres adultes de sexe féminin. Telles que
définies dans le dictionnaire.
Cela ne signifie pas que nous haïssons les gens qui
ont emprunté des itinéraires transgenres. Mais nous vous demandons de
nous écouter, de comprendre que notre analyse n’est pas une attaque
personnelle contre vous. Nous comprenons que chacun·e d’entre nous doit
procéder à beaucoup d’accommodements pour survivre dans ce monde. Mais
un accommodement est une solution personnelle et non une solution
sociale, tout comme les communautés fermées ne sont pas la solution aux
troubles sociaux causés par l’inégalité extrême, mais plutôt un
accommodement personnel à cette situation. Nous comprenons que le
personnel est politique. Pour chacune et chacun d’entre nous, les choix
personnels que nous faisons affectent bel et bien toutes les autres
personnes.
Alors, que penser de ces espaces réservés aux femmes ?
Alors, que penser de ces espaces réservés aux femmes ?
À mon avis, la question des salles de toilette est
simple. Les gens qui ont un pénis n’ont pas leur place dans les
toilettes et vestiaires des femmes, et ce pour deux raisons. 1. Les
hommes ont fait de leur pénis une arme pour agresser les femmes. 2. Les
femmes peuvent devenir enceintes contre leur gré et sont plus
susceptibles de subir d’autres conséquences négatives d’une agression
sexuelle, y compris contracter des maladies infectieuses qui menacent
leur vie.
NE NOUS BLÂMEZ PAS POUR CETTE SITUATION. Si vous ne
l’aimez pas, faites campagne contre la violence masculine. Lancez une
campagne pour affirmer, « Certains hommes portent des robes. Apprenez à
vous y faire. » Prenez-vous-en aux hommes qui rendent le monde violent
pour les femmes et les transfemmes et les hommes qui portent des robes
ou qui dérogent aux normes. Ne vous en prenez pas à nous. S’il vous
plaît. Cela vous fait paraître tellement idiots. Vous pourriez également
faire campagne pour l’installation dans les écoles et les lieux de
travail de toilettes unisexes à une place, en plus des toilettes
réservées à chaque sexe.
Les transfemmes ayant subi une chirurgie de
réassignation de sexe devraient bien sûr être bienvenues dans les
toilettes et vestiaires de femmes.
Mais qu’en est-il des groupes de sensibilisation et
de lecture réservés aux femmes, comme certains de ceux que j’ai
mentionnés, mais aussi d’autres associations comme les groupes de
survivantes de viol et d’inceste ? J’ai essayé d’expliquer que ces
groupes sont une condition préalable au rétablissement et aux
changements révolutionnaires, d’ordre personnel et politique. Nous
pourrons parfois accueillir des transfemmes parmi nous dans ces groupes.
Nous pourrons parfois ne pas le faire. Écoutez-nous et acceptez nos
décisions. Ne nous intimidez pas. Et ne nous calomniez pas en affirmant
que parce qu’un soir, un mois ou une semaine par an, nous voulons nous
rencontrer seules, sans vous, nous serions ségrégationnistes. En
agissant de cette façon, vous ne feriez que réitérer de la violence
masculine.
Et ne pensez même pas à harceler des lesbiennes pour
obtenir du sexe et de l’intimité en les menaçant de les qualifier de
transphobes. Chaque femme a droit à ses propres limites. Non signifie
non. Quoi que nous portions, où que nous allions. Non signifie non.
Apprenez à l’accepter. Nous ne sommes pas là pour vous valider. Apprenez
à l’accepter. Tout comme nous devons accepter tant de choses.
Au lieu de cela, pourquoi ne pas former vos propres
groupes sociaux lesbiens et aussi des groupes de sensibilisation et de
lecture pour lire les grands classiques féministes, pour explorer
comment le système capitaliste patriarcal s’impose dans vos propres
vies ? Travaillez à réécrire vos propres modèles qui découlent de votre
socialisation en tant que garçons, vos propres modes d’authenticité, vos
propres moyens de défier la violence masculine et la culture de
l’hypermasculinité qui asphyxie le monde entier.
Et unissons-nous pour changer le monde. Respectons et
célébrons nos différences et notre cause commune. Les féministes ne
sont pas votre ennemi. Nous ne réclamons pas la ségrégation. Nous
réclamons un monde différent où nous puissions toutes et tous vivre en
sécurité et dans le respect. Femmes, transfemmes, transhommes, toutes et
tous.
Version originale : https://thefeministahood.wordpress.com/2015/04/05/what-is-a-woman/Anna Djinn gère également un fil Twitter, à https://twitter.com/annadjinn
Traduction : Martin Dufresne
Source : https://tradfem.wordpress.com/2016/12/26/quest-ce-quune-femme/
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