J’avais proposé une version de l’article suivant à une revue papier,
de tendance plutôt marxiste, matérialiste – d’où certaines
préoccupations dans le contenu de mon texte – comme finalement il n‘y
sera pas publié, je l’affiche ici. Je tiens à remercier pour leur
relecture attentive : quelques anonymes, Mélanie Jouitteau, Martin
Dufresne, Pierre-Guillaume Prigent et plus particulièrement Gloria Casas
Vila, qui est à l’origine de ce texte. Cet article leur doit
énormément. Le contenu reste de ma seule responsabilité. (L’article en
format pdf : prostitution-engagement proféministe)
yeun l-y]
Yeun Lagadeuc-Ygouf
BIBLIOGRAPHIE :
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Elaine Audet : Prostitution – perspectives féministes, éd. Sisyphe, 2005.
Marilyn Baldeck : « Lettre au directeur d’un EHPAD au sujet de l’utilisation de la pornographie comme méthode thérapeutique » (http://www.avft.org/article.php?id_article=784)
Serge Bilé et Audifac Ignace : Et si Dieu n’aimait pas les noirs – enquête sur le racisme aujourd’hui au Vatican, éd. Pascal Galodé, 2009.
Gérard Berréby et Raoul Vaneigem : Rien n’est fini, tout commence, éd. Allia, 2014.
Saïd Bouamama et Claudine Legardinier : Les clients de la prostitution, éd. Presses de la renaissance, 2006.
Gloria Casas Vila : compte-rendu à paraître du livre de Beatriz Gimeno : La prostitución. Aportaciones para un debate abierto, éd. Bellaterra, 2012.
Mona Chollet : « Surprenante convergence sur la prostitution », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
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Chronique féministes : Prostitution et faux semblant, n°109, juin 2012.
Christine Delphy : Un universalisme si particulier – féminisme et exceptions française (1980-2010), éd. Syllepse, 2010.
Christine Delphy : L’ennemi principal – économie politique du patriarcat, éd. Syllepse, 1998.
Francis Dupuis-Déri : « Petit guide de « disempowerment » pour hommes proféministes », revue Possibles, 2014 (également disponible sur internet)
Andrea Dworkin : « Je veux une trêve de vingt-quatre heures durant laquelle il n’y aura pas de viol » (traduction par la collective Tradfem en 2014, dispo. sur internet)
Andrea Dworkin : Pouvoir et violence sexiste, éd. Sisyphe, 2007.
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Muriel Salmona : Le livre noir des violences sexuelles, éd. Dunod, 2013.
Thierry Schaffauser : Les luttes des putes, éd. La Fabrique, 2014.
John Stoltenberg : Refuser d’être un homme – pour en finir avec la virilité, éd. Syllepse, 2013.
1 Sur le concept de classe de sexe, voir entre autres : Delphy, 1998 ; Guillaumin, 1992
2 Schaffauser : « Les féministes et le garçon transpédégouine », dans la revue Minorités.
Le fait que Schaffauser utilise un « nous » pour parler des « putes », un « nous » qui inclue les hommes et les femmes, est pour le moins problématique en termes féministes (Dworkin, 2007 : 97), car il masque ainsi sa propre position sociale de dominant.
3 Schaffauser (2014 : 16) préfère la formule « travail sexuel » à celle de « travail du sexe ». Je garderai cette dernière car elle à l’avantage de référer explicitement au sexe, plutôt qu’à la sexualité.
4 J’ai moi-même pitoyablement appliqué ce principe post-moderne quand une copine m’avait raconté une altercation avec son voisin : « Eh alors, c’est rien s’il t’a traité de pute. « Pute », c’est pas une insulte ». Un raisonnement épatant : j’occultais les violences en feignant de ne pas les entendre et je mecspliquais.
5 Formule de Pascale Molinier et al., tiré de « Prenons soin des putes », cité dans Schaffauser (2014:140).
6 Merci à Mélanie Jouitteau pour cette remarque.
Source : http://scenesdelavisquotidien.com/2015/06/29/prostitution-et-engagement-profeministe/
yeun l-y]
L’abolition de la prostitution est un projet défendu
depuis des décennies par de nombreuses féministes. Il n’a cependant pas
eu bonne presse ces dernières temps, y compris à gauche (Chollet, 2014).
Les féministes abolitionnistes ont obtenu très peu d’espaces pour
exprimer leurs analyses dans la plupart des revues de critique sociale,
contrairement aux adeptes du « travail du sexe ». Malgré tout, certains
présupposés de ces adeptes commencent à voler en éclats.
Le rôle des hommes de gauche a rarement été analysé
par d’autres hommes de gauche, « proféministes » ou
« antimasculinistes ». Cet article souhaite partiellement combler ce
manque. La méthode consistera ici a revenir sur certains arguments
avancés par des hommes qui défendent le « travail du sexe » et plus
particulièrement certains arguments d’un ouvrage récent : Les luttes des
putes de Thierry Schaffauser. Je me sers de ce livre car il me semble
représentatif d’un certain militantisme, dirigé par la classe des
hommes1. L’auteur connaît le féminisme et s’oppose à une supposée
« morale puritaine » qui y sévirait. Il s’agira de voir si son approche
s’inscrit dans une démarche proféministe. Je n’ignore pas qu’une partie
destéléchargement féministes s’inscrit dans une démarche « pro-travail
du sexe » et que Schaffauser peut s’en inspirer. J’utilise son ouvrage
comme prétexte pour dessiner en creux des pistes pour un « engagement
proféministe ».
L’auteur se range au côté de ceux qu’il nomme très
sérieusement les « garçons transpédégouine » et s’attribue le
qualificatif de « pute »2. Son travail prioritaire consiste à défendre
vertement le groupe dont il est un des représentants, le Strass – lobby
mixte qui défend la notion de « travail sexuel »3.
Mes propos pour l’ensemble répéteront nombre
d’arguments des féministes radicales. Je ne prétends pas leur apporter
du neuf. Cependant, je trouve important de les réitérer auprès d’un
lectorat qui professe ou entend régulièrement des affirmations comme :
« Le féminisme est devenu un pouvoir aussi tyrannique que le patriarcat
qu’il combat » (Berréby et Vaneigem, 2014 : 290).
En fin d’article, c’est en tant que professionnel du
soin – aide-soignant – que je discuterai un aspect particulier défendu
dans son livre : le fait que l’activité prostitutionnelle relèverait
d’une forme de care.
Le refus du système prostitutionnel comme disemporwerment (perte de pouvoir) des hommes
L’approche défendue ici est qu’un engagement
« proféministe », c’est à dire un engagement d’hommes contre le pouvoir
individuel et collectif des hommes, implique un activisme contre le
système prostitutionnel. Je précise néanmoins que j’ai longtemps été
empêtré dans des approches que je qualifie désormais de libérales : des
approches qui s’attachent à militer contre les normes plutôt que contre
les hiérarchies, qui confortent le spectacle de représentations
consommables, et qui favorisent l’illusion d’avoir détaché l’individu de
la société par la performativité individuelle. Je les qualifie de
libérales car elles promeuvent une idée de la liberté qui nie les
rapports de forces existants et renforcent ainsi les dominants. La
liberté n’y est pas pensée en rapport avec l’égalité. Cette approche
libérale me semble aujourd’hui incompatible avec l’engagement proposé
ici, qui coïncide plutôt avec ce que Francis Dupuis-Déri a désigné sous
le nom de disempowerment :
« Le disempowerment des hommes (…) [implique de
réduire notre capacité d’agir] en tant qu’hommes et donc en tant que
membres de la classe dominante et privilégiée dans le patriarcat.
L’engagement des hommes dans un processus individuel et collectif de
disempowerment consiste à réduire le pouvoir que nous exerçons
individuellement et collectivement sur les femmes, y compris les
féministes ».
Si on observe la réalité prostitutionnelle, on en
arrive vite au constat qu’elle participe à l’antagonisme de classe
existant entre les sexes : très majoritairement, les femmes sont les
vendues-violées-tuées et les hommes les acheteurs-violeurs-tueurs. Les
hommes ne sont pas sur des rails qui les affectent à la prostitution,
contrairement à de nombreuses femmes, racisées, précarisées : plus de
80% des personnes prostituées sont des femmes et 98% des victimes de la
traite à des fins de prostitution sont elles aussi des femmes (Ekman,
2013 :10). Les femmes doivent être, d’une façon ou d’une autre, avec ou
sans argent, sexuellement disponibles.
Et force est de constater que : la prostitution
dirige la violence des hommes contre les femmes ; elle valide et
participe à la culture de prédation sexuelle masculine et elle facilite
ainsi le harcèlement sexuel à l’égard de toutes les femmes dans tous les
espaces (Bouamama et Legardinier, 2006 : 105) : insécurité physique des
femmes qui rejaillit alors en positif sur le confort et la sécurité
générale de tous les hommes. Nous savons aussi qu’offrir une personne
prostituée est une pratique courante pour communier entre hommes.
Ensuite, la symbiose patriarcat/racisme/capitalisme, en affectant des
femmes à la prostitution, donne l’occasion aux hommes de se préserver
d’une concurrence sur le marché du travail. Bien sûr, on peut faire des
distinctions entre les hommes dans leur rapport au système
prostitutionnel : entre les prostitueurs et les non-prostitueurs, entre
les défenseurs actifs ou passifs du système et les rares qui le refusent
et s’y opposent. Reste que, malgré ces distinctions, on peut dire que
« Chaque homme vivant dans cette société bénéficie du fait que des
femmes sont prostituées, que cet homme-là utilise ou non des femmes en
prostitution » (Dworkin, 2007 : 97).
Les hommes, pour valider leur appartenance à la
classe de sexe masculine, utilisent entre autres le sexe pour avoir un
sexe – « soit par différentiation d’un objet féminin, soit par
assimilation d’un objet masculin » (John Stoltenberg, 2013 : 102). En
tant que classe, les hommes sont pro-sexe. L’attrait pour une certaine
forme de sexe est le moyen pour concrétiser l’identité sexuée des
hommes. Et le recours à la prostitution – comme à la pornographie,
l’inceste ou encore au harcèlement sexuel au travail – sert à confirmer
et concrétiser la masculinité convoitée. Et c’est sans surprise qu’on
voit, à gauche, en études de genre et finalement partout, des hommes
chercher à légitimer et banaliser le « travail du sexe ». C’est là, l’un
des plus vieux métiers du monde des hommes. Et c’est aussi l’une des
formes que prend la résistance masculine, pour garder l’accessibilité
sexuelle des femmes.
Peu d’hommes s’engagent contre le système
prostitutionnel. Je me suis moi-même tu longtemps car : ce ne serait pas
mon monde, ça ne me concernerait pas. Soit les hommes éprouvent une
certaine appréhension à faire barrage à nos pairs
agresseurs-prostitueurs-violeurs, soit nous défendons la prostitution,
de façon active, ou avec une passivité toute masculine dés qu’il s’agit
des injustices subies par les femmes. Nous savons que si l’on cherche à
empêcher un homme d’exercer un pouvoir contre une autre personne, le
risque est que ses actes se dirigent contre nous et que les institutions
produites par les hommes – pour les besoins des hommes – le protègent
et nous enfoncent. Et nous connaissons aussi les crispations
épidermiques et colériques que peuvent provoquer en nous les obstacles
qui empêcheraient qu’autrui satisfasse nos désirs. Nous connaissons très
intimement la mauvaise foi, les intimidations et les agressions dont
sont capables les hommes. Nous avons pu les éprouver, les exercer et
nous pouvons les observer. Alors, nous laissons faire : ce ne serait pas
notre monde. C’est certes facile mais moralement difficilement
acceptable.
La plupart des hommes ne cherchent pas à savoir quel
est ce monde si étranger et en quoi il pourrait nous concerner. Nous
laissons faire les quelques 12% d’hommes « clients » (Saïd Bouamama et
Claudine Legardinier 2006 : 68). Mais en agissant ainsi, en choisissant
d’ignorer l’oppression des femmes par les hommes, nous participons à
créer un contexte favorable aux agissements des prostitueurs et des
proxénètes.
Le travail des hommes partisans de la perte de
pouvoir des hommes ne consiste pas en une simple prise de conscience de
l’oppression patriarcale ; c’est un engagement de chaque instant contre
ce qui la reconduit, dans leur corps comme dans la structure sociale.
Ces derniers gardent un souvenir vif du fait qu’ils ont pu user des
armes masculines et qu’ils peuvent toujours participer activement à
l’oppression des femmes. Sans jamais minimiser les effets de leurs
contradictions, ils cherchent à les résoudre et y travaillent
réellement : agir contre les bénéfices issus de la prostitution ne les
empêche pas de s’activer aussi contre les bastions masculins,
antiféministes, la répartition inégalitaire du travail domestique,
contre toute forme d’exploitation et de violence masculines, dans les
rapports sexuels ou ailleurs. Leur opposition au système prostitutionnel
ne les exonère des remises en question féministes. Et quoi qu’en disent
les adeptes du travail du sexe, les croisades anti-prostitué-es ne les
mobilisent pas.
L’opposition au pouvoir des hommes
Les féministes radicales produisent depuis longtemps
des analyses sur la prostitution. Lorsque ces analyses ne sont pas
caricaturées, elles sont tout simplement ignorées. C’est pourquoi, il
est important d’en redonner quelques éléments :
« En prétendant que les femmes choisissent librement
de se prostituer, on choisit d’ignorer tant les déséquilibres
structurels sociaux, économiques et politiques, que les rapports sexuels
de pouvoir entre les femmes et les hommes qui forment le contexte de
ces choix et décisions. » (Elaine Audet, 2005 : 22)
« Les hommes se servent du corps des femmes dans la
prostitution et dans le viol collectif pour communiquer entre eux, pour
exprimer ce qu’ils ont en commun. Et ce qu’ils ont en commun, c’est le
fait de ne pas être cette femme. Elle devient donc pour chacun le
véhicule de sa masculinité et de son homoérotisme ». (Andrea Dworkin,
2007 : 90 et 92)
« [L’illogisme masculin sous-tend la prostitution.]
L’homme veut et ne veut pas à la fois que la prostitution soit un
travail. Il veut pouvoir acheter du sexe, mais désire également que la
prostituée l’accomplisse comme si elle n’était pas payée. Il veut la
prostitution mais ne veut pas que ça y ressemble. Plus cela est
comparable à un travail routinier – plus la femme se comporte comme une
caissière de supermarché –, plus il est mécontent. Quoi qu’il lui
demande, il sait qu’elle fait cela pour de l’argent, en conséquence, il
exige toujours plus – plus d’authenticité, plus de sincérité. Il veut
tout son corps, toute sa personnalité, tout son Moi. L’acheteur de sexe
est dans un état où il s’abuse lui-même, ce qui le conduit à toujours
convoiter ce qu’il ne peut acheter.
C’est le dilemme insoluble de la prostitution. C’est
l’une des raisons qui fait que la prostitution ne peut jamais devenir
« un travail comme un autre ». » (Kajsa Ekis Ekman, 2013 : 116)
« [La] signification de la prostitution n’est pas la
même que la signification de la rencontre réciproque. Le fait
« d’acheter » ou de « vendre », ou au contraire de partager le désir,
est ce qui détermine la signification du rapport, ce qui le fait. Dans
la prostitution, la signification qui est négociée entre les
protagonistes, c’est l’humiliation de la personne qui « se vend ». C’est
une humiliation que l’acheteur achète et dont il jouit, et non une
activité mécanique pour laquelle il n’a pas besoin de partenaire. »
(Christine Delphy, 2010 :189-190)
« Toute loi ou politique adéquate pour promouvoir les
droits humains des prostituées comporte trois parties : décriminaliser
et aider les personnes dans la prostitution, criminaliser résolument
leurs acheteurs et criminaliser de façon tangible les tiers qui
profitent de la prostitution d’autrui. » (Catharine A. MacKinnon, 2014 :
85)
De ces divers citations, on retiendra que : la
liberté ne peut exister sans égalité ; la prostitution sert aux hommes à
mettre en acte leur attachement à la masculinité et à se confirmer
« homme » ; elle n’est pas un travail comme un autre ; elle est un
rapport spécifique : d’humiliation plutôt que de réciprocité ; et enfin,
les moyens proposés pour abolir le système prostitutionnel sont dirigés
contre les agents de l’ordre directs, plutôt que contre les opprimé-es.
La production et l’utilité des mythes pour les hommes
La relativisation ou la négation de l’oppression des
femmes est une constante chez la plupart des hommes : nous y gagnons un
confort quotidien, et nous le protégeons ainsi.
Le système prostitutionnel n’échappe pas à ce
procédé : entre cet homme de gauche antisexiste qui annonce qu’il est
prostitueur pour aider des femmes en difficulté, et cet autre qui en
connaît une qui a choisi cette « profession », la reconnaissance de
l’oppression structurelle des hommes est euphémisée et masquée. Les
hommes croient possible de noyer les effets de la prostitution par une
approche individualisante et libérale, faite de « choix personnel » et
de « liberté individuelle ». Pour cela, la plupart des hommes se
focalisent sur le témoignage d’Albertine, « escorte de luxe », qui jouit
9 fois sur 10 dans son activité – en ayant, certes, « recours à
l’imaginaire des billets pour trouver une excitation suffisante »
(Albertine et Welzer-Lang, 2014 : 152). Par contre, celles qui
témoignent des souffrances et des mécanismes de survie que la
prostitution implique sont, soit purement et simplement ignorées, soit
elles sont dénigrées, soupçonnées par exemple de « se repentir dans les
bureaux des associations abolitionnistes », et d’« avouer leurs fautes »
pour « obtenir ainsi des allègements d’impôts » (Albertine et
Welzer-Lang, 2014 : 170-171).
Pour la plupart des adeptes du travail du sexe, la
priorité est de changer notre regard et nos représentations à l’égard de
la prostitution4. La seule politique valable serait celle qui cherche à
enrayer le stigmate subi par les prostitué-es, sans toucher au bénéfice
du proxénète, du trafiqueur d’êtres humains, avec pour finalité
l’exploitation sexuelle, ou du « prostitueur », mâle-nommé « client ».
L’origine et la reconduction masculines du stigmate sont largement
minimisées, voire tues. Pour Schaffauser, bien qu’il considère que tous
les hommes en sont imprégnés, ce serait pourtant les mobilisé-es contre
le système prostitutionnel qui tendent « à maintenir, voire renforcer
cette stigmatisation » (2014, 78). L’origine du stigmate proviendrait
aussi de la « criminalisation » de l’activité. Mais, comme le résume
Beatriz Gimeno : « Le stigmate existe car il est nécessaire à
l’existence de la prostitution, car en réalité ce qui est vendu ce n’est
pas du sexe mais la dévaluation féminine (…) En réalité, ce que les
hommes érotisent dans la prostitution c’est le stigmate. » (cité dans
Casas Vila, 2014). Et c’est pourquoi, les pays où la prostitution est
décriminalisée n’en sont pas moins producteur du stigmate : ce dernier
est partie intégrante du rapport inter-individuel qui fait littéralement
jouir les « acheteurs ».
Les hommes se contentent aussi facilement de
l’hypothèse que : « L’argent crée une barrière qui indique aux hommes
qu’ils doivent respecter certaines règles » (Schaffauser, 2014:116). Les
faits décrivent pourtant une réalité bien moins angélique : les
personnes prostituées ont un taux de mortalité bien supérieur à la
moyenne nationale ; au Canada, entre 1994 et 2003, 85% des personnes
prostituées tuées l’avait été par des clients (Morency et
Miville-Dechêne, 2014 : 220) ; et « 73% des femmes prostituées disent
avoir été sujettes à des agressions physiques dans la prostitution ».
Enfin, déjà 62% des femmes prostituées rapportent avoir été violées
(Chroniques féministes, 2012 : 62). La barrière que serait l’argent
apparaît bien fragile et inefficace. De sorte qu’une prostituée en
Allemagne a une probabilité d’être assassinée sept fois plus grande que
son homologue suédoise. L’idée que l’argent force le respect, idée qui
ne protège en rien les prostitué-es, permet surtout de masquer les
possibilités et les moyens d’attaques des hommes. Cette même idée ne
prend par ailleurs pas en considération la violence inhérente au fait
d’être soumis de manière répétitive à des actes sexuels non-désirés
sexuellement. On sait pourtant qu’ils produisent des états de
dissociations, tels que ceux associés généralement au viol.
Les hommes acceptent facilement l’idée que
l’abolition de la prostitution constituerait une « forme de contrôle
patriarcal sur les femmes » (Schaffauser, 2014:186). Une telle
abstraction consiste en une inversion des responsabilités et suggère que
les féministes abolitionnistes seraient ainsi les partisanes et
actrices du patriarcat. Ce type d’inversions des responsabilités est une
régularité des logiques antiféministes, largement utilisées par ceux
qu’on appelle les masculinistes.
Quant à la supposée morale puritaine que Schaffauser
critique, à l’instar de Welzer-Lang avec lequel il a de nombreux points
communs, comme il s’agit là encore d’une dénonciation grossière de
l’approche féministe, pour y répondre, je vais me contenter de citer ici
un militant anarchiste, Errico Malatesta qui nous dit : « se révolter
contre toute règle imposée par la force ne veut nullement dire renoncer à
toute retenue morale et à tout sentiment d’obligation envers les autres
(…) [P]our combattre raisonnablement une morale, il faut lui opposer,
en théorie et en pratique, une morale supérieure » (1979 : 47). Il se
trouve qu’à ce jour, l’activiste du Strass ne propose aucune morale
supérieure. Il invite au contraire à un laisser-faire propice aux
« acheteurs » qui, dans les faits, réglementerait le système
prostitutionnel. Plutôt que de tenter de restreindre le marché
patriarcal, raciste et capitaliste, ils facilitent son extension.
Enfin, Schaffauser se déclare à l’écoute et porte
parole d’une nouvelle génération militante contre des abolitionnistes
qu’il prétend dépassées, vieilles, pas très tendance, en gros
majoritairement imprégnées de religieux : le féminisme abolitionniste ne
serait qu’une ex-croissance du catholicisme. Pour asseoir ce mensonge,
contraire à la composition des mobilisations abolitionnistes, il croit
suffisant de restreindre l’abolitionnisme aux accointances religieuses
de certain-es « anti-prostitution » ou de certains groupes qui composent
le mouvement – comme le NID par exemple. En considérant la religion
catholique comme un bloc foncièrement réactionnaire et monolithique, il
ne considère pas l’antagonisme entre les sexes en son sein, avec les
crispations masculines pour garder le pouvoir. Il évite par ailleurs de
constater la similitude entre sa propre légitimation de la prostitution
et la litanie sacrificielle que les autorités catholiques – masculines –
exige des femmes ; et qui se concrétise par exemple par le fait que les
autorités du Vatican s’accommodent sans difficulté de la mise en
prostitution de religieuses noires pour, entre autres, des prêtres (Bilé
et Ignace, 2009).
Les concepts féministes que Schaffauser mobilise ne
sont pas utilisés pour analyser et critiquer le pouvoir des hommes. Les
quelques mythes évoqués ici servent de prétexte pour ne pas questionner
notre propre pouvoir. Il s’agit de réduire les revendications féministes
abolitionnistes, à la seule décriminalisation des prostitué-es, avec
pour conséquence de reconduire la disponibilité sexuelle des femmes.
Vulnérabilité masculine 5 et care des hommes
Depuis quelques années, le concept de care a connu un
certain engouement dans l’université ou en politique. Les travaux sur
le sujet de Carol Gilligan et Joan Tronto ont permis que des métiers
hautement féminisés jusqu’alors ignorés soient davantage étudiés ou
reconnus. « Le terme de care désigne une attitude envers autrui que l’on
peut traduire par le terme d’« attention », de « souci », de
« sollicitude » ou de « soin ». Chacune de ses traductions renvoie
potentiellement à un aspect du care : le terme d’« attention » insiste
sur une manière de percevoir le monde et les autres ; ceux de « souci »
et de « sollicitude » renvoient à une manière d’être préoccupé par eux ;
enfin, celui de « soin », à une manière de s’en occuper concrètement »
(Garreau et Le Goff, 2010 : 5).
Cependant, la reconnaissance du concept s’est
accompagnée de nouvelles orientations pour le moins problématiques : en
jouissant d’une reconnaissance, le concept est devenu une sorte de gage
de légitimité pour tout ce qui aimerait s’en approcher. C’est ainsi en
tous les cas que le care est désormais utilisé dans le débat sur la
prostitution, par entre autres Schaffauser. Le procédé est en effet
séduisant : on affirme qu’une activité relève du care, elle devient
alors un métier, avec toute l’utilité sociale que la notion serait
supposée impliquer ; elle se métamorphose en une activité dont il
faudrait en tous les cas prendre soin. La question de « utile à quoi, à
qui ? » est balayée.
Dans un récent article, « La prostitution, c’est
l’ennemi de la libération sexuelle », Kajsa Ekis Ekman écrit : « Dans le
monde de la prostitution, le mot « travailler » est depuis longtemps
utilisé comme euphémisme pour éviter de nommer ce qui se passe, dans une
sorte d’ironie perverse. Quelqu’un demandait : « Tu travailles ? »,
avec un certain regard, et l’autre personne pigeait ». On peut tirer de
cela, même si ce n’est pas ce que pointe l’auteure suédoise,
qu’appliquer le mot « travail » à la prostitution consiste à reprendre
le langage de l’oppresseur. Il se trouve que c’est le mécanisme qui est à
l’œuvre avec le mot care. La même logique est présente dans les métiers
du soins : des hommes, soignés ou soignants, reproduisent la même
ironie perverse à l’égard des soignantes, sauf qu’à la place du « tu
travailles ? », ils suggèrent un « tu me soignes ? ». En fait, la
défense de la prostitution comme care renseigne davantage sur le vécu et
les aspirations masculines que sur la prostitution6.
Et, on peut constater que le care est effectivement
une porte d’entrée saisie par des hommes pour tenter de prostituer des
femmes et redéfinir les métiers de soins. Les exemples ne manquent pas :
en 2010, une infirmière hollandaise a fait l’objet d’une plainte
déposée par un patient de 42 ans qui s’estimait en droit d’exiger d’elle
une masturbation ; récemment encore, l’AVFT a interpellé le Ministère
de la Santé sur une dérive inquiétante : dans un établissement de soins,
l’usage de pornographie était pensé comme une thérapeutique (Baldeck,
2015). Enfin, toujours pour corroborer ce point, je m’autorise ici une
anecdote. Il y a quelques jours, une aide-soignante, qui débutait dans
le service où j’exerce, a reçu de plein fouet « l’invitation »
suivante : alors qu’elle avait des difficultés à effectuer la toilette
intime d’un patient, celui-ci lui a dit : « Si t’y arrives pas avec les
mains, fais-le avec la bouche. » Cette anecdote est une illustration
parfaite de la définition du care des hommes, en adéquation avec notre
auteur.
La mécanique masculine pro-sexe suppose que les
soignantes devraient être sexuellement disponibles pour les hommes. Les
soignantes devraient accepter les « invitations » et se conformer aux
exigences des hommes soignés ; elles savent pourtant qu’être prostituée
n’a rien à voir avec le care pratiqué quotidiennement. De sorte que,
sauf exception rarissime, les soignantes n’éprouvent aucun stress
post-traumatique du fait des soins prodigués, contrairement aux études
effectuées auprès des prostituées qui sont 68 à 80% à en souffrir
(Salmona, 2013 : 46).
Les hommes soignants ne sont pas assujettis à une
sexualisation récurrente par les soigné-es. Les soignantes au contraire
connaissent bien les attouchements, les supposées « blagues » sexuelles
et les regards lubriques, tout imbibé du « fantasme de l’infirmière ».
Elles bataillent au quotidien contre le type de « soins » défendu par
les hommes et la non-prise en compte institutionnelle des violences
qu’ils exercent. Leur résistance à la sexualisation des hommes est déjà
un signe de leur refus d’être prostituables.
En définitive, l’usage du care par Schaffauser ne
sert qu’à reformuler la supposée misère sexuelle masculine, dont la
société devrait prendre soin avant toute autre chose, en laissant la
virilité indemne de toute critique.
Conclusion
Les connaissances de Schaffauser sur le genre ou sur
le « féminisme des travailleuses du sexe » (Schaffauser, 2014 : 122) ne
servent pas, à partir de sa position sociale, à critiquer la classe des
hommes et sa propre position sociale. Les bénéfices – individuels ou
collectifs des hommes – restent intacts, tout comme le mépris et les
armes masculines qui sont dissimulées. Les prostitueurs en sortent
rassurés et légitimés, et tout homme profite du contexte misogyne que
provoque l’existence et la défense du système prostitutionnel. C’est là
une manière de trahir les féministes qui, elles, nous poussent à ce que
nous nous engagions enfin à changer nos pratiques (Dworkin, 2014).
Comme les autres luttes abolitionnistes qui l’ont
précédée, par exemple celle concernant l’esclavage, l’abolition de la
prostitution rencontre de fortes résistances de la part des
bénéficiaires du système. Parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui
cherchent à faire de l’abolitionnisme une insulte ou une « morale
puritaine ». A ce titre, le mantra néo-réglementariste « Putophobe !
Putophobe ! » est assez exemplaire d’une mise en scène propice au
statu-quo.
L’opposition masculine à envisager l’abolition du
système prostitutionnel au niveau politique et social renouvelle le
pouvoir masculin face à celles qui l’attaquent. Le travail des hommes
soucieux de liberté et de justice n’est pas de chercher des prétendues
failles dans les analyses et les propositions des féministes ; ni de
réduire leurs revendications ; et encore moins de saboter leurs
mobilisations. Les hommes partisans de la perte de pouvoir des hommes
cherchent à s’attaquer à l’ensemble des bénéfices dont ils jouissent
dans le patriarcat. Leur travail est de paver des voies qui désertent
l’allégeance aux intérêts masculins : en désavouant les pratiques, les
groupes et les institutions, des hommes, qui les protègent ou les
défendent, en amenant d’autres hommes sur les positions féministes
radicales, et en facilitant les mobilisations en cours.
De notre place, il y a à faire.Yeun Lagadeuc-Ygouf
BIBLIOGRAPHIE :
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1 Sur le concept de classe de sexe, voir entre autres : Delphy, 1998 ; Guillaumin, 1992
2 Schaffauser : « Les féministes et le garçon transpédégouine », dans la revue Minorités.
Le fait que Schaffauser utilise un « nous » pour parler des « putes », un « nous » qui inclue les hommes et les femmes, est pour le moins problématique en termes féministes (Dworkin, 2007 : 97), car il masque ainsi sa propre position sociale de dominant.
3 Schaffauser (2014 : 16) préfère la formule « travail sexuel » à celle de « travail du sexe ». Je garderai cette dernière car elle à l’avantage de référer explicitement au sexe, plutôt qu’à la sexualité.
4 J’ai moi-même pitoyablement appliqué ce principe post-moderne quand une copine m’avait raconté une altercation avec son voisin : « Eh alors, c’est rien s’il t’a traité de pute. « Pute », c’est pas une insulte ». Un raisonnement épatant : j’occultais les violences en feignant de ne pas les entendre et je mecspliquais.
5 Formule de Pascale Molinier et al., tiré de « Prenons soin des putes », cité dans Schaffauser (2014:140).
6 Merci à Mélanie Jouitteau pour cette remarque.
Source : http://scenesdelavisquotidien.com/2015/06/29/prostitution-et-engagement-profeministe/
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