Le New York Times endosse-t-il la légalisation de la prostitution ?
par Taina Bien-Aimé
Directrice générale de la Coalition contre la traite des femmes (CATW)
Traduction : Martin Dufresne
Version originale : http://www.huffingtonpost.com/taina-bienaime/is-the-new-york-times-end_b_9949716.html
Source : https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2016/05/17/prostitution-cherchez-a-qui-profite-le-crime/
par Taina Bien-Aimé
Directrice générale de la Coalition contre la traite des femmes (CATW)
A Syrian sex trafficking victim smokes a
cigarette at her safehouse at an undisclosed location in Lebanon on
April 13, 2016, after she fled a brothel in Lebanon where she was being
held captive. Lebanese security forces busted a sex trafficking ring
involving 75 Syrian women trafficked to Lebanon from their country and
forced into prostitution. / AFP / STRINGER (Photo credit should read
STRINGER/AFP/Getty Images)
Légende de l’image : Le 13 avril 2016, une victime
syrienne de la traite fume une clope dans la maison libanaise de
transition où elle s’est réfugiée après avoir fui un bordel du Liban où
elle était retenue captive. Les forces de sécurité libanaises ont
démantelé un réseau de traite d’êtres humains qui avait emmené 75
Syriennes au Liban et les avait contraintes à la prostitution. (Photo :
STRINGER / AFP / Getty Images)
Au début des années 2000, le New York Times a publié
une série d’articles de Judith Miller, lauréate d’un prix Pulitzer, sur
l’existence d’armes de destruction massive en Irak. Dans une ère de
concurrence médiatique intense et de recherche fiévreuse de recettes, le
Times a semblé accueillir avec contentement le buzz attisé par ces
textes. Le reste de l’histoire est bien connu ; certains ont cité le cas
de Miller en exemple de la « soumission » de la presse à certains
intérêts occultes. Ce chapitre du journalisme irresponsable vient de
refaire surface avec la publication par le New York Times d’un article
choc signé Emily Bazelon, « Should Prostitution be a Crime ? » (La
prostitution devrait-elle être un crime ?).
Plutôt qu’un reportage objectif et approfondi,
Bazelon, dont le profil universitaire et professionnel affiche un Soros
Media Fellowship, nous livre son opinion subjective voulant qu’Amnesty
International, une organisation de défense des droits de l’homme célèbre
et très influente, a raison de revendiquer la dépénalisation des
acheteurs d’actes sexuels, des proxénètes et des tenanciers de bordels,
sous prétexte de protéger les personnes prostituées. Bazelon amorce
pourtant son papier en citant une des personnes présentes lors d’un
meeting tenu en novembre dernier à Los Angeles, lorsque Amnesty USA a
voté en faveur de légitimer la prostitution.
« Ce week-end a été l’un des moments les plus
douloureux de ma vie », a déclaré Alisa Bernard de l’Organization for
Prostitution Survivors, qui a assisté à la conférence d’Amnesty avec
sept autres survivantes. « J’ai trouvé insupportable de voir des
prostitueurs anonymes et des proxénètes à l’allure de chefs d’entreprise
se succéder au micro pour vanter des notions toxiques comme
l’autonomisation par la prostitution. Beaucoup de membres d’Amnesty nous
ont manifesté leur solidarité, mais la direction de l’organisation a
manifestement préféré se rallier à l’industrie du sexe. »
La photo provocatrice affichée en bannière de
l’article de Bazelon met l’accent sur des « travailleuses et
travailleurs du sexe » autoidentifiéEs qui sont surtout de race blanche
et diplômés ; Bazelon reconnaît que ces personnes ne représentent qu’une
minuscule portion de la population achetée dans le commerce du sexe :
il s’agit des « 1% » qui se prostituent en dilettantes et peuvent
choisir de vendre des services de domination, qui excluent généralement
un envahissement sexuel par les acheteurs. Ce groupe diffère grandement
de la grande majorité des femmes, pour la plupart des femmes de couleur,
vendues par des exploiteurs brutaux qui leur imposent des quotas
quotidiens de pénétrations ; des femmes achetées par des hommes dont les
« rendez-vous » tarifés infligent impunément douleur, souffrance et
déshumanisation à ces femmes.
Les récits que nous livrent les sujets interviewés
par Bazelon, y compris sur les clips vidéo du NYT qui accompagnent
l’article, sont navrants. Beaucoup évoquent leur fragilité et leur
épuisement, témoignent du proxénétisme exercé par des partenaires
intimes, racontent la brutalité et le harcèlement des policiers,
l’isolement social, la pauvreté, la discrimination, l’absence de choix
viables et leur souhait que personne d’autre n’ait jamais à faire ce
« travail ». Il nous faut tenir compte des itinéraires qui les ont
amenés dans le commerce du sexe, une industrie impitoyable qui se
nourrit d’agressions sexuelles infligées dès l’enfance, de violence
conjugale et d’autres facteurs de vulnérabilité extrême. Nous devons
appeler les gouvernements à offrir à ces personnes des services et des
stratégies de sortie, et à décriminaliser celles qui vendent des actes
sexuels, comme vient de le faire la France.
On cherche en vain une logique dans l’immense bond
que fait Bazelon pour passer de ces témoignages à un entérinement du
commerce du sexe en tant qu’employeur. Mais il semble que la logique ne
soit pas le principe à l’œuvre ici.
L’article de Bazelon fait la part belle à l’antenne
états-unienne du Sex Workers Outreach Project (SWOP-USA), un réseau de
lobbying pro-légalisation. Ce qu’elle néglige de dire aux lectrices et
lecteurs du Times est que SWOP-USA a été fondée par Robyn Few, qui a été
accusée en 2002 par l’administration fédérale américaine de promotion
de la prostitution d’un État à un autre. L’argumentation de Bazelon
repose aussi en grande partie sur les propos de la Suédoise Pye
Jakobsson, du lobby Rose Alliance et du Réseau mondial des Sex Work
Projects, dont le travail a déjà consisté à recruter des femmes pour des
clubs de striptease. Margo St. James, à qui la journaliste accorde
également la vedette, a été reconnue coupable de proxénétisme.
Bazelon aurait pourtant pu vérifier la citation de sa
source disant que la police ciblait les propriétaires de locaux où
pouvait avoir lieu de la prostitution, dans les pays qui ne pénalisent
que les acheteurs de sexe et pas les prostituées elles-mêmes. La
surintendante-détective Kajsa Wahlberg, qui est également la Rapporteure
nationale de la Suède en matière de traite d’êtres humains, aurait dit à
Bazelon que, dans ses dix-huit ans en tant que rapporteuse nationale,
elle n’avait jamais entendu parler d’un seul propriétaire suédois arrêté
sur la base de telles accusations. Wahlberg aurait également pu ajouter
qu’une avancée sociale survenue depuis l’adoption de leur loi en 1999
était que les Suédois.es considéraient maintenant l’achat d’actes
sexuels comme un obstacle à l’égalité des sexes.
En outre, Bazelon aurait pu poser plus de questions à
Shabana lorsqu’elle a déclaré : « J’ai commencé à faire le travail du
sexe* à l’âge de 12 ans. » Elle aurait pu lui demander, ainsi qu’à
d’autres membres des « collectives » indiennes contrôlées par des
proxénètes, combien d’entre elles avaient été vendues dès leur enfance ;
elle aurait peut-être pu leur présenter la définition juridique
internationale de la traite et leur demander quels mécanismes
permettraient de distinguer l’enfant de 17 ans victime de la traite
sexuelle de celle de 18 ans engagée dans des « relations sexuelles entre
adultes consentants » ?
Bazelon aurait aussi pu consulter les « forums de
prostitueurs », les sites en ligne où des acheteurs de sexe assignent
aux femmes des cotes basées sur leur odeur, leur ethnie ou leur niveau
d’enthousiasme pour une sodomie inattendue. Ou, au lieu de vanter sans
réserve le régime de décriminalisation tous-azimuts instauré en
Nouvelle-Zélande, elle aurait dû parcourir le rapport sur la traite des
personnes du Département d’État des États-Unis, qui confirme que la
traite des femmes asiatiques en Nouvelle-Zélande est en plein essor.
Sabrinna Valisce a vécu, au sein de l’industrie du
sexe néo-zélandaise, l’avant et l’après du Prostitution Reform Act
adopté dans ce pays. Elle a également travaillé périodiquement depuis
deux décennies comme bénévole à la New Zealand Prostitutes Collective.
Elle a expliqué à Bazelon, qui l’a paraît-il interviewée pour son
article, que les propriétaires de maisons closes ont pris le contrôle de
l’industrie après la décriminalisation en introduisant des « forfaits
tout compris », ce qui leur a permis de fixer les prix et d’accroître
leur pourcentage des recettes.
« Comme ils voulaient la clientèle des prostitueurs,
ils les ont attirés en leur offrant des jeunes femmes et des tarifs à
rabais », m’a expliqué Valisce par courriel. « Pour tirer plus d’argent
des filles, les bordels ont introduit divers frais accessoires. Ces
coûts pouvaient concerner le chiffre de travail, la buanderie, la
publicité, les frais des chauffeurs et des amendes liées à l’apparence,
aux chiffres manqués ou aux retards. Nous sommes considérées comme des
fournisseurs indépendants responsables de nos propres impôts. Sur
papier, nous sommes censées avoir le plein contrôle de notre temps, nos
services et nos frais, ce qui n’est pas le cas sous le régime actuel. »
Une recherche impartiale aurait conduit Bazelon au
document d’avril 2007 « Le VIH et le commerce du sexe : Note
d’orientation de l’ONUSIDA », qui reliait la demande de prostitution aux
« attitudes masculines, … à la violence fondée sur le sexe,
l’exploitation sexuelle … et à la discrimination contre les femmes et
les filles » qui « continuent à être des facteurs critiques contribuant à
l’épidémie du VIH ». Vers la même époque, Amnesty UK avait lancé une
campagne publicitaire qui décourageait le recours à la prostitution et
reliait les clubs de striptease à l’industrie du sexe.
Pourquoi donc ces organisations ont-elles changé
d’idéologie, passant d’une reconnaissance du caractère nocif de la
prostitution à une tentative de la normaliser ? Bazelon aurait découvert
aisément que le rapport 2007 d’ONUSIDA 2007 avait été si violemment
critiqué par le Réseau mondial des Sex Work Projects (NSWP) et d’autres
lobbyistes qu’une révision de la note d’orientation avait immédiatement
été entreprise, menant à un nouveau rapport de 2009, que cite Amnesty en
appui à son plaidoyer pour une décriminalisation de tous les acteurs.
Bazelon aurait pu demander si c’était par coïncidence
que la vice-présidente du NSWP à l’époque, Alejandra Gil, connu sous le
nom de la « Maquerelle de Sullivan », était l’une des proxénètes les
plus puissantes de Sullivan Street, un quartier de Mexico où prospèrent
des réseaux de prostitution. Gil a été condamnée en mars 2015 à quinze
ans de prison pour trafic d’êtres humains. Quant à la campagne
anti-prostitution d’Amnesty, nous demeurons curieuses du pourquoi de son
retrait par la direction d’Amnesty.
Il n’y a pas suffisamment de place sur cette page
pour réfuter comme il conviendrait chacune des prétentions de l’article
de Bazelon ; le « Public Editor » du Times pourrait peut-être signer un
nouveau texte sur les dangers du journalisme vicié dans ses pages.
L’histoire a montré qu’il n’y avait pas d’armes de
destruction massive en Irak, et le monde vit encore de façon tragique
les conséquences mortelles de cette campagne de presse, où ce
responsable a reconnu un échec non individuel mais institutionnel.
La décriminalisation du commerce du sexe est une arme
de destruction des individus les plus vulnérables, en grande majorité
des femmes et des filles de couleur, originaires du Sud ou autochtones,
maintenues en marge de la société et en qui les gouvernements ont échoué
à investir des ressources pour actualiser leur potentiel humain et
leurs droits fondamentaux.
Le défaut actuel de notre culture à reconnaître les
femmes comme des êtres humains à part entière doit évoluer vers une
conviction que les droits indivisibles comprennent la liberté d’échapper
à un accès sexuel masculin illimité, à des mutilations génitales
féminines et au mariage étant enfants ; aux entraves à la santé et à la
violence sexuelle ; au harcèlement sexuel et à la prostitution. La
réalisation de l’égalité en dépend.
Et si quelques journalistes s’intéressent aux
véritables motifs du mouvement visant la légalisation de la
prostitution, une recommandation vient à l’esprit : cherchez à qui
profite le crime.
* C’est nous qui soulignons.Traduction : Martin Dufresne
Version originale : http://www.huffingtonpost.com/taina-bienaime/is-the-new-york-times-end_b_9949716.html
Source : https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2016/05/17/prostitution-cherchez-a-qui-profite-le-crime/
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