Pourquoi voit-on autant de gens de gauche vouloir faire du "travail du sexe" la nouvelle norme ? (Katha Pollitt)
Oui, nous allons contrer la stigmatisation. Mais
s’il-vous-plaît, chères féministes, ne perdons pas de vue la domination
masculine.
Katha Pollitt, chroniqueuse au journal de gauche The NATION.
http://www.thenation.com/article/179147/why-do-so-many-leftists-want-sex-work-be-new-normal
Traduction : Martin Dufresne et Yeun L-Y
Copyright : Katha Pollitt, April 2014.
Reproduit ici avec l’autorisation de l’auteure.
Lire aussi une critique du livre de Grant par Meghan Murphy : http://feministcurrent.com/8835/no-i-will-not-stop-having-feelings-about-womens-lives-and-human-rights/
Katha Pollitt, chroniqueuse au journal de gauche The NATION.
À gauche, la prostitution a longtemps été vue comme
une chose négative : c’était un élément de l’avilissement général de la
classe ouvrière et un assujettissement des femmes, sous le capitalisme.
Les femmes qui vendaient du sexe étaient des victimes, forcées par les
circonstances à un mode de vie pénible et humiliant, et le socialisme
allait les en libérer.
Aujourd’hui le commerce du sexe est devenu le
« travail du sexe » : un simple emploi de service, avec des bons côtés
et des mauvais côtés. Et si vous suggérez que les femmes qui le
pratiquent sont quoi que ce soit d’autre que des agents libres, voire
des personnes en situation d’« empowerment » si elles gagnent
suffisamment d’argent, vous êtes simplement quelqu’un de coincé. Le
méchant d’aujourd’hui n’est pas le proxénète ou le prostitueur mais les
féministes de la deuxième vague avec leur perspective primitive où
l’homme-est-l’ennemi, ainsi que les « sauveteurs » comme Nicholas
Kristof, qui présument savoir ce qui est le mieux pour les femmes.
Ce discours est omniprésent dans les nouvelles revues
branchées de gauche. Par exemple, sur le site de The New Inquiry, vous
pouvez répondre à un quiz satirique intitulé, « Êtes-vous victime de la
traite ? » Évidemment, si vous lisez The New Inquiry, il y a peu de
chances pour que vous soyez victime de la traite ; si vous êtes une
travailleuse du sexe, il y a de bonnes chances pour que vous soyez
étudiante diplômée ou journaliste ou peut-être militante, bref une femme
très instruite qui dispose d’autres options et leur préfère celle-ci.
Et c’est là que les choses se compliquent. Parce que
dans quels autres domaines du travail verrait-on des gauchistes demander
à des artisans médaillés de parler au nom des travailleurs non
qualifiés ? Autant demander à un chef pâtissier ce que c’est que de
dispenser de la purée de pommes de terre dans une cafétéria d’école.
Dans le discours du travail du sexe, il semble que la subalterne n’a pas
droit à la parole.
Un livre de Melissa Gira Grant, Playing the Whore
(Jouer la Pute), publié par Verso et coédité par le magazine Jacobin,
est un bon exemple de ce phénomène. Il multiplie les références
marxistes – OK, OK, le travail du sexe est un travail, j’ai compris ! –
et met énormément l’accent sur les champs universitaires branchés du
langage et de la représentation, de l’image des travailleuses du sexe au
cinéma et en publicité. « Les travailleuses du sexe ne devraient pas
avoir à défendre l’existence du travail du sexe pour avoir le droit
d’être à l’abri de tout préjudice, écrit Grant, – qu’il s’agisse d’une
arrestation, d’une agression ou du stigmate d’une identité qui vous
colle à la peau. Une enseignante au primaire, Melissa Petro, l’a appris à
ses dépens quand elle a perdu son emploi après que le New York Post ait
mis la main sur un article où elle avait parlé de la période où elle
était « escorte ».
Tout cela est bien beau mais la réalité est plus complexe. Grant enfonce joyeusement des portes ouvertes en raillant le féminisme anti-porno des années 80 mais elle ne semble pas remarquer de différence entre ces luttes passées – une cause fut-elle jamais vaincue de façon aussi décisive ? – et les opposantes actuelles à l’exploitation sexuelle commerciale, qui incluent des femmes sorties de la prostitution. Elle qualifie de « féministes carcérales » les partisanes du « Modèle suédois » qui interdit l’achat mais pas la vente de services sexuels – arrêter les acheteurs plutôt que les prostituées. Les femmes qui se battent contre la traite à des fins sexuelles cherchent, affirme-t-elle, à bâtir des empires sans but lucratif, « des emplois pour les filles » et sont indistinguables de sauveteurs paternalistes comme Kristof.
Tout cela est bien beau mais la réalité est plus complexe. Grant enfonce joyeusement des portes ouvertes en raillant le féminisme anti-porno des années 80 mais elle ne semble pas remarquer de différence entre ces luttes passées – une cause fut-elle jamais vaincue de façon aussi décisive ? – et les opposantes actuelles à l’exploitation sexuelle commerciale, qui incluent des femmes sorties de la prostitution. Elle qualifie de « féministes carcérales » les partisanes du « Modèle suédois » qui interdit l’achat mais pas la vente de services sexuels – arrêter les acheteurs plutôt que les prostituées. Les femmes qui se battent contre la traite à des fins sexuelles cherchent, affirme-t-elle, à bâtir des empires sans but lucratif, « des emplois pour les filles » et sont indistinguables de sauveteurs paternalistes comme Kristof.
Fait révélateur, Grant ne dit quasiment rien des
femmes au cœur de ce débat : celles qui sont asservies et contraintes –
les immigrantes illégales, les adolescentes, les fugueuses et les
rejetées, dont plusieurs survivantes de trauma sexuel, ainsi que des
transgenres et autres exclues de la norme sociale. Je pense aux pauvres
comme les femmes d’origine chinoise ou coréenne qui sont charriées
chaque matin par bus du Queens vers les salons de massage du comté de
Nassau, ou aux toxicomanes réduites au « sexe de survie » dans le Bronx,
ou aux adolescentes honduriennes importées par un restaurateur branché
du New Jersey, protégé par des amis haut placés – ces jeunes filles et
ces femmes ne figurent nulle part dans les pages de Grant. Elle ne se
soucie pas plus de femmes comme celles avec qui travaille Liberty
Aldrich, du Center for Court Innovation, et qui massivement souhaitent
quitter la prostitution et qui ont besoin d’aide pour le faire – pour
obtenir un certificat d’études secondaires, un endroit pour vivre, des
contacts auprès de gens qui auraient leur intérêt à coeur.
Le cliché selon lequel le « travail du sexe est un
travail » suggère que la prostitution est assimilable à n’importe quel
autre emploi de service – celui de serveuse étant l’exemple rebattu. Je
doute que beaucoup de serveuses seraient d’accord avec cela, et je ne
pense pas que quiconque chez Jacobin leur pose la question. Mais
pense-t-on réellement que ce n’est que le puritanisme ou la peur d’être
arrêtée ou attaquée ou stigmatisée qui maintient la grande majorité des
femmes dans des emplois conventionnels ? Peut-être y a-t-il réellement
une différence entre une fellation et une tranche de tarte, une
différence qui est occultée lorsque tous les genres de travaux de
service sont réduits à une seule catégorie, une différence à laquelle
les jeunes féministes de gauche d’aujourd’hui ne veulent pas penser. De
reconnaître que le travail du sexe est de l’exploitation – qu’il
implique une forme particulièrement intime de domination masculine, qui
déteint sur d’autres domaines de la vie – serait trop sentimental et
trop dérangeant. Cela impliquerait, par exemple, de devoir penser non
seulement à la figure palpitante de la travailleuse du sexe mais aussi à
son client. Cet homme sans visage pourrait être n’importe qui : votre
collègue, votre ami, votre père, votre mari. En théorie, si être une
travailleuse du sexe est entendable, être un prostitueur l’est aussi –
après tout, les travailleuses du sexe seraient au chômage sans eux. Mais
les féministes favorables au travail du sexe pensent-elles vraiment
cela ? Je voudrais voir un numéro de Jacobin consacré à des récits de
première main de la part d’acheteurs de sexe. Cependant les hommes de
gauche semblent se contenter de laisser les femmes assurer pour eux la
défense de l’industrie du sexe. C’est la vieille stratégie « Les meufs
en première ligne ».
C’est une chose d’affirmer que les femmes en situation de prostitution ne méritent pas d’être stigmatisées, et encore moins emprisonnées. Mais quand des féministes soutiennent que le travail du sexe devrait être normalisé, elles acceptent une domination masculine qu’elles critiqueraient dans tout autre domaine. Elles acceptent que le sexe est quelque chose que les femmes ont et que les hommes s’approprient (est-ce que j’entends les mots « culture du viol » ?), que les hommes ont droit à des rapports sexuels sans que leur partenaire ressente la moindre attirance, même dans le contexte restreint d’une drague dans un bar – et l’on ne parle même pas de lui plaire ou de la satisfaire. Comme l’écrit Grant, ils achètent un fantasme – celui de la femme qui veut exactement ce qu’eux veulent (comment les acheteurs arrivent à s’en convaincre me dépasse complètement). Mais peut-être les hommes seraient-ils de meilleurs partenaires, au lit ou dans la vie, s’ils ne pouvaient pas acheter ce fantasme, si le sexe signifiait pour eux, comme pour les femmes, le fait de trouver quelqu’un qui les aime assez pour partager plaisir pour plaisir, intimité pour intimité. La conception actuelle du travail du sexe est entièrement affaire de liberté – mais qu’en est-il de l’égalité ?
Je croyais que la gauche avait aussi cela à cœur.
SOURCE :C’est une chose d’affirmer que les femmes en situation de prostitution ne méritent pas d’être stigmatisées, et encore moins emprisonnées. Mais quand des féministes soutiennent que le travail du sexe devrait être normalisé, elles acceptent une domination masculine qu’elles critiqueraient dans tout autre domaine. Elles acceptent que le sexe est quelque chose que les femmes ont et que les hommes s’approprient (est-ce que j’entends les mots « culture du viol » ?), que les hommes ont droit à des rapports sexuels sans que leur partenaire ressente la moindre attirance, même dans le contexte restreint d’une drague dans un bar – et l’on ne parle même pas de lui plaire ou de la satisfaire. Comme l’écrit Grant, ils achètent un fantasme – celui de la femme qui veut exactement ce qu’eux veulent (comment les acheteurs arrivent à s’en convaincre me dépasse complètement). Mais peut-être les hommes seraient-ils de meilleurs partenaires, au lit ou dans la vie, s’ils ne pouvaient pas acheter ce fantasme, si le sexe signifiait pour eux, comme pour les femmes, le fait de trouver quelqu’un qui les aime assez pour partager plaisir pour plaisir, intimité pour intimité. La conception actuelle du travail du sexe est entièrement affaire de liberté – mais qu’en est-il de l’égalité ?
Je croyais que la gauche avait aussi cela à cœur.
http://www.thenation.com/article/179147/why-do-so-many-leftists-want-sex-work-be-new-normal
Traduction : Martin Dufresne et Yeun L-Y
Copyright : Katha Pollitt, April 2014.
Reproduit ici avec l’autorisation de l’auteure.
Lire aussi une critique du livre de Grant par Meghan Murphy : http://feministcurrent.com/8835/no-i-will-not-stop-having-feelings-about-womens-lives-and-human-rights/
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