par Penny White, texte initialement publié sur le site Feminist Current
« En dernière extrémité, traitez vos opposantes de
TERFs. Quel que soit l’objet du litige. TERF = Sorcière. » (Tweet de
Becca Reilly-Cooper[i])
J’avais coutume de détester celles qu’on qualifie de
« TERFs » (féministes radicales exclusives des trans). Je les croyais
mesquines, vicieuses, horribles – un affront au féminisme, à la justice
sociale et à l’intégrité politique. Dans mon esprit, elles ne valaient
pas mieux que des tabasseurs de chiots et tueurs de chatons. Mais, si je
continue à soutenir pleinement mes sœurs transgenres dans la lutte
contre le patriarcat, je refuse désormais de diaboliser mes sœurs
féministes qui ne le font pas. Et au-delà de sa commodité pour écrire
cet article, je n’utiliserai plus l’acronyme « TERF ».
Les femmes sont socialisées à prendre soin des
autres. Nous apprenons à placer les besoins de tout un chacun au-dessus
des nôtres et, de la même façon, nous sommes socialisées à trouver plus
importante que la nôtre l’oppression de toute autre personne –
particulièrement celle des hommes biologiques. L’oppression des hommes
de couleur par les Blancs, par exemple, a toujours été prise plus au
sérieux que l’oppression des femmes de couleur. La violence policière à
l’égard des femmes de couleur reçoit une couverture beaucoup moins
importante que la violence policière à l’égard des hommes de couleur.
Dans une récente interview, la féministe autochtone
canadienne Fay Blaney a reproché aux leaders masculins de ces
communautés d’avoir fermé les yeux sur la violence sévissant contre les
femmes autochtones. Les personnes les plus marginalisées au monde sont
les femmes de couleur touchées par la pauvreté ; pourtant, les
progressistes semblent plus préoccupés par les droits des hommes gays au
mariage que mobilisés dans la lutte contre la traite et l’exploitation
de ces femmes par une industrie du sexe multimilliardaire. Les
lesbiennes ont été en première ligne et au cœur du soutien aux hommes
gays durant la crise du sida, mais l’on ne peut vraiment pas dire que
les hommes gays en ont fait autant dans la lutte pour les droits
reproductifs et sexuels des femmes. Les hommes de gauche ont une longue
histoire de négligence face aux enjeux des femmes, le féminisme leur
parait « bourgeois » et les préoccupations des femmes sans importance –
des enjeux personnels, et non politiques.
Récemment, Caitlyn Jenner a été nommée « Femme de
l’Année » par la revue Glamour, mais on attend encore de voir le
transgenre Chaz Bono obtenir de ses frères la distinction d’« Homme de
l’Année ». Il n’a pu qu’obtenir la distinction de « Personne de
l’Année » au festival de la fierté gay de Los Angeles. J’imagine sans
peine avec quel enthousiasme les hommes accueilleraient les couvertures
des magazines Esquire ou GQ proclamant Chaz Bono « Homme de l’Année »…
Pourtant, Caitlyn Jenner, une républicaine
conservatrice en défaut de paiement de pension alimentaire, qui a
longtemps traîné au Manoir Playboy de Hugh Hefner et ne prend même pas
la peine d’appuyer le mariage gay (parce que ce n’est pas
« traditionnel »), voit les femmes défendre sa cause. Nous la glorifions
même si elle soutient un parti politique qui vise l’élimination
systématique des droits reproductifs des femmes. Mais comme Jenner est
transgenre, perçue comme membre d’un groupe opprimé (en dépit de sa
richesse et de sa peau blanche), nous sommes censées placer ses
sentiments et ses besoins au-dessus des nôtres. Parce que c’est ce que
les femmes sont socialisées à faire. Est-il vraiment impossible de
comprendre la colère de certaines femmes à ce sujet ?
Les femmes n’ont jamais été considérées comme l’être
humain « générique » – cette distinction a toujours échu aux hommes. Et
maintenant, nous n’arrivons même plus à être considérées comme la femme
générique. Nous sommes maintenant étiquetées comme femmes « non-trans »
ou « cis ». Des trans-activistes prétendent même qu’il est
« cissexiste » ou « transmisogyne » de qualifier les femmes enceintes de
femmes. L’Association des sages-femmes de l’Amérique du Nord (MANA) a
décidé de ne plus utiliser l’expression « femme enceinte » après avoir
été informée que cette expression était transphobe. Au lieu de cela,
leur organisation parlera d’une « personne enceinte », puisqu’il est
maintenant considéré comme sectaire de suggérer un lien direct entre les
femmes et la grossesse. Le statut de « femme » a donc été effacé du
langage des sages-femmes afin de protéger la susceptibilité d’un
pourcentage minuscule de la communauté trans.
Il n’est pas rare de voir les trans-activistes
s’indigner de la reconnaissance de celles d’entre nous qui accouchons et
sommes menstruées. L’autrice et trans-activiste Julia Serano a écrit
dans un message Twitter que « le féminisme centré sur la contraception »
était « aliénant » pour elle. Ouais, eh bien, ce tweet-là est assez
aliénant pour les centaines de milliers de femmes qui ont perdu accès
(ou qui risquent de perdre accès) à la liberté reproductive ces
dernières années aux États-Unis, comme pour toutes celles qui luttent
encore pour leurs droits fondamentaux ailleurs. En fin de compte,
qu’est-ce qui est le plus important ? Que les femmes aient accès à
l’avortement et la contraception ou que des personnes qui ne sont pas
des femmes ne se sentent pas « aliénées » ? Une autre militante
genderqueer populaire, la chroniqueuse Laurie Penny, a écrit un article
sur le site BuzzFeed pour se plaindre que « l’accent mis sur les
femmes » par le féminisme était « aliénant » pour la communauté queer.
On parle pourtant ici du mouvement des femmes, non ?
Est-il vraiment si déraisonnable que de nombreuses
femmes se sentent offensées par leur propre effacement ? Quel effacement
équivalent demande-t-on aux hommes d’accepter, par déférence envers les
sentiments de la communauté trans ou queer ? Je n’arrive pas en
imaginer un seul.
Oui, les transfemmes méritent d’être protégées contre
la discrimination dans l’emploi et le logement. Oui, elles méritent
d’être protégées contre le harcèlement transphobe au travail et d’être
désignées par leurs pronoms préférés. Oui, elles méritent d’être
protégées contre le harcèlement de rue et la violence. Mais ont-elles
vraiment le droit d’exiger l’accès à chaque espace sûr réservé aux
femmes ? Une femme non-trans incarcérée doit-elle vraiment être
contrainte à partager sa cellule avec une transfemme non opérée ? (Ou
vice versa – le danger d’avoir un pénis dans une prison pour femmes est à
double tranchant…) Quels besoins doivent avoir préséance et pourquoi ?
Les transfemmes ne sont pas identiques aux femmes
biologiques. Et alors ? C’est justement pourquoi on les appelle
transfemmes. Le fait de reconnaître que les transfemmes sont différentes
des femmes ne signifie pas qu’elles leur sont inférieures. Ce que
demandent les féministes qui reconnaissent cette différence est que
l’oppression des transfemmes n’obtienne pas préséance sur l’oppression
des femmes nées femmes et que l’on ne nous demande pas, encore une fois,
de nous asseoir et de nous taire.
Deux tiers des adultes analphabètes dans le monde
sont des femmes. Quatre-vingt dix-huit pour cent des victimes de la
traite sexuelle sont des femmes et des filles. Chaque jour, 800 femmes
meurent de causes évitables liées à la grossesse et à l’accouchement.
Des milliers de femmes partout dans le monde sont
forcées de donner naissance aux enfants issus d’un viol, même si le
violeur est leur propre père. Dans 31 États américains, les violeurs
peuvent intenter à leurs victimes mises enceintes des procès afin
d’obtenir des droits de garde ou de visite. À cause de dizaines de
restrictions apportées au droit à l’avortement ces dernières années,
moins d’un tiers des Américaines ont raisonnablement accès à
l’avortement, et des femmes partout dans le monde sont mariées de force
enfants, assassinées en raison d’une dot insuffisante ou victimes de
mutilations génitales féminines.
Lorsque des femmes sont qualifiées, sans égard pour
leur origine ethnique, capacité ou classe sociale, de « privilégiées »
par rapport aux transfemmes – même celles qui sont blanches et de classe
moyenne ou supérieure –, beaucoup d’entre nous avons l’impression
d’être en voie d’effacement, que l’oppression systémique des femmes,
fondée sur le sexe, est effacée, et que l’être humain générique demeure
encore quelqu’un d’autre. Cette préoccupation est-elle vraiment si
haineuse ? Si monstrueuse ? Si étanche à toute compréhension ou
empathie ?
Beaucoup de féministes libérales et de
trans-activistes affirment que oui. Même au sein du mouvement des droits
des femmes, l’oppression des femmes n’est jamais censée être centrale.
Et pourtant, je suis trans-inclusive.
Personnellement, ça ne me coûte rien de reconnaître la féminité des
transfemmes. C’est un moyen facile et économique de me sentir moralement
supérieure et politiquement intègre (et je soupçonne que c’est la
raison pour laquelle cette attitude est si populaire dans les milieux
féministes libéraux). Heureusement pour moi, être trans-inclusive et
féministe radicale est parfaitement cohérent au plan historique. Andrea
Dworkin, l’une des éminentes mères fondatrices du féminisme radical, a
non seulement accepté les personnes transgenres (qu’on appelait
« transsexuelles » au début des années 70), mais a plaidé pour leur
accès gratuit à des chirurgies et des traitements hormonaux.
Dans Woman Hating, elle écrit : « … chaque
transsexuel.le a droit à la survie selon ses propres conditions. Cela
signifie que chaque transsexuel.le peut prétendre à une opération de
changement de sexe, offerte par la collectivité comme une de ses
fonctions. »
Une autre pionnière du féminisme radical, Catharine
MacKinnon, a dit la phrase suivante à propos des transfemmes :
« Quiconque s’identifie comme une femme, veut être une femme et se
présente en public comme une femme, en est une en ce qui me concerne. »
J’accueille donc mes sœurs transgenres et je refuse
de les rejeter. Mais je ne rejetterai pas pour autant celles de mes
sœurs qu’on qualifie de « trans-exclusives ». J’écouterai leur point de
vue avec respect. Je militerai avec elles pour démanteler la misogynie
systémique et je lutterai pour libérer les femmes de notre statut,
apparemment éternel, de sous-hommes. Et si les transfemmes sont avisées,
elles en feront de même.
La transphobie ne peut survivre au démantèlement de
la suprématie masculine. Pas plus que ne le peuvent le racisme,
l’oppression de classe, l’homophobie, ou la destruction de
l’environnement. La suprématie masculine est basée sur l’intégrisme de
genre, et la violence contre les personnes trans est commise non par les
abolitionnistes du genre mais par des extrémistes du genre, qui se
sentent sérieusement menacés par toute transgression de sa stricte
partition binaire. Il en est de même pour l’homophobie. Des
chercheur.e.s ont découvert que le sexisme, le racisme et l’oppression
de classe résultent toutes des mêmes processus mentaux :
« Les personnes sexistes acceptent les structures
hiérarchiques et les inégalités sociales, elles croient que différents
groupes sociaux ont un statut qu’ils méritent et considèrent que la
classe sociale à laquelle ils appartiennent est la meilleure. »
La suprématie masculine est en train de détruire la
planète. Sous les régimes à domination masculine, les femmes perdent le
contrôle de leur vie reproductive. Lorsque les femmes ont cette liberté,
elles choisissent d’avoir moins d’enfants. La surpopulation impose une
pression énorme aux ressources de la Terre, ajoutant aux famines, aux
migrations massives, à la déforestation et aux changements climatiques.
Les sociétés à suprématie masculine sont aussi plus violentes et plus
susceptibles d’entrer en guerre, activité qui impose à la planète un
tribut terrible (et potentiellement fatal).
Ras-le-bol de « la raison du plus fort » ou de la
confusion aveugle entre la violence et la force. Ras-le-bol de la
glorification de la mort alors que la naissance est tenue pour
dégoûtante ou de l’assimilation des femmes à de la viande pour des
hommes carnivores. Et ras-le-bol de la promotion du mensonge hideux que
certains êtres humains naissent avec plus de valeur que d’autres.
Comme l’a dit Winona LaDuke, « Nous ne voulons pas un plus gros morceau du gâteau patriarcal. Nous voulons un nouveau gâteau. »
Alors vous voyez, chères sœurs trans, lorsque vous
affirmez votre féminité, ce que les féministes veulent vraiment savoir,
c’est si vous êtes ici pour maintenir le statu quo ou pour le changer.
Parce que le statu quo ne fonctionne pas trop bien pour la plupart
d’entre nous. Il nous blesse. Les femmes sont encore traitées comme de
la merde. Et contrairement aux féministes libérales, nous ne sommes pas
intéressées à l’idée d’asperger cette merde de parfum et l’appeler un
parterre fleuri. Nous sommes venues avec des pelles et nous voulons
évacuer cette merde. Allez-vous pelleter avec nous ? Voulez-vous marcher
avec nous pour la liberté de reproduction ? Vous joindrez-vous à nos
pressions pour des services de garde universels et des congés parentaux
rémunérés ? Nous avons besoin de ces choses. Allez-vous combattre avec
nous l’idée qu’il existe quelque chose comme un « cerveau féminin » et
qu’il est « naturellement » rose et pelucheux et émotif et attiré par le
maquillage et les vêtements contraignants, mais sexy ? Voulez-vous
lutter avec nous contre l’objectification sexuelle des femmes ?
Allez-vous prendre position contre le trafic sexuel et l’exploitation
sexuelle des femmes et des filles ? Ou est-ce que votre transition
servira à renforcer ces injustices ? Apportez-vous à la condition
féminine votre soutien ou simplement des revendications ?
Ces préoccupations ne sont pas déraisonnables. Les
femmes ont de l’importance, comme en a le fait de les aider ou de leur
nuire. Si prendre pour cible un festival de musique folk ou traîner
devant les tribunaux un refuge pour femmes violées est plus important
pour vous que le démantèlement de la suprématie masculine, vous ne
pouvez pas vraiment blâmer certaines femmes de se demander si vous avez
réellement surmonté votre socialisation masculine. Blâmer les femmes
pour la violence anti-trans, qui est presque exclusivement commise par
des hommes, n’aide pas vraiment non plus…
La possibilité de collaborer ou non dépend de nos
objectifs politiques et idéologiques collectifs. Nous voulons libérer
les femmes du patriarcat et transformer le monde. Et vous ?
Penny White
Penny White est une féministe radicale, écrivaine
indépendante qui vit à San Francisco. Elle a un diplôme de master en
psychologie, avec spécialisation sur le trauma sexuel dans l’enfance ;
elle a travaillé pendant une dizaine d’années comme assistante sociale
et paire conseillère pour des personnes avec un handicap mental vivant
dans la pauvreté. Penny est actuellement bénévole au Projet Gubbio à San
Francisco, qui aide des personnes de tous âges et capacités se trouvant
sans logement. Suivez la sur Twitter à @kindsoftheart.
[i] L’article original de Penny White est illustré
par un certain nombre d’autres captures d’écran de messages Twitter
portant sur cette controverse. On peut les lire en version originale sur
le site de Feminist Current : http://www.feministcurrent.com/2015/11/10/why-i-no-longer-hate-terfs/
Traduction : TRADFEM.
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