Meghan Murphy : Toute femme qui a été violentée ou agressée sait combien facilement on retourne auprès d’un agresseur
Jian Ghomeshi et son avocate, Marie Heinen
par Meghan Murphy, le 8 février 2016. Article initialement publié sur Feminist Current.
Meghan Murphy
Source : https://tradfem.wordpress.com/2016/02/12/meghan-murphy-toute-femme-qui-a-ete-violentee-ou-agressee-sait-combien-facilement-on-retourne-aupres-dun-agresseur/
Comme on pouvait s’y attendre, le procès pour assaut
sexuel de l’ex-animateur radio-canadien Jian Ghomeshi a beaucoup plus
mis l’accent sur ce que les victimes ont fait de « mal » que sur le
comportement de leur agresseur. Reportage après reportage les dépeignent
comme des femmes qui ont gaffé – parce qu’elles sont revenues, ont eu
un rapport sexuel avec Ghomeishi après l’agression, lui ont accordé de
nouveaux rendez-vous, ont flirté, lui ont adressé des courriels « à
teneur sexuelle »…
« À quoi pensiez-vous ? » a demandé à la troisième
plaignante le procureur de la Couronne, Michael Callaghan. Il n’arrivait
pas à comprendre – comme, sans doute, beaucoup d’autres personnes –
pourquoi, après une tentative d’étouffement, cette femme rencontrait
Ghomeishi de nouveau, allait boire un verre et dîner avec lui, et
l’invitait chez elle.
Une autre plaignante, Lucy DeCoutere, a vu sa
crédibilité attaquée de la même façon après qu’on ait révélé qu’elle
avait adressé à Ghomeshi quelques courriels amicaux et sexuellement
suggestifs, y compris ce qui est décrit comme une « lettre d’amour »,
après qu’il l’ait étouffée et giflée. DeCoutere a défendu ses courriels
en disant au tribunal, le 5 février, qu’elle « n’aimait pas éprouver des
sentiments négatifs à propos des gens » et que cela la rendait
« pusillanime ».
La première plaignante a été agressivement interrogée
par la défenderesse de Ghomeshi, Marie Henein, à propos d’une « photo
en bikini » qu’elle avait envoyée à celui-ci, en dépit du fait qu’il
l’aurait frappée d’un coup de poing à la tête environ un an et demi plus
tôt, en 2002.
Il se peut que, pour des personnes qui n’ont jamais
été agressées ou maltraitées, ces comportements puissent d’une certaine
façon sembler contradictoires ou suspects, en délégitimant les propos
des victimes. Et il est possible que les gens qui ont eu la chance
énorme de ne jamais avoir vécu une relation abusive n’arrivent pas à
comprendre ce que les féministes répètent depuis toujours : ce que fait
une femme après une agression n’a aucune importance. Le comportement
d’une femme n’annule jamais la violence d’un homme à son égard.
Mais ces arguments ne semblent pas emporter
l’adhésion. Hommes et femmes ont encore du mal à comprendre les
comportements des femmes envers les hommes qui les maltraitent ou les
agressent sexuellement. La chroniqueuse de droite Margaret Wente a
comparé le comportement de DeCoutere à celui d’une « fan éprise »,
affirmant que « pas une des accusatrices de M. Ghomeshi ne s’est
comportée comme une personne ayant été attaquée ».
Wente reconnaît tout de même que « la dynamique de la
violence peut être complexe ». Elle « sait que les femmes peuvent
ressentir à la fois de l’amour et de la peur face à leurs agresseurs ».
Mais Wente prétend aussi que cette situation est différente : « Ces
femmes, dit-elle, n’étaient pas des épouses victimes de violence. Elles
n’étaient pas en relation avec M. Ghomeshi. Elles le connaissaient à
peine. Elles n’avaient aucune raison de le craindre, et il n’avait aucun
pouvoir sur elles – sinon celui de son charme et de sa renommée. Elles
auraient pu tout simplement partir. Elles ne l’ont pas fait. »
Le facteur que néglige Wente – et bien d’autres
personnes – est que Ghomeshi était un agresseur chevronné. Il était très
compétent dans ce qu’il faisait. Et même si beaucoup d’entre nous qui
avons connu intimement des agresseurs nous reconnaissons dans les
victimes – en imaginant comment nous serions vues et traitées si nos
communications avec ces hommes étaient divulguées –, il n’est pas
nécessaire d’être une victime pour comprendre cette dynamique.
Le journaliste Jesse Brown a détaillé la façon dont
Ghomeshi semblait choisir délibérément ses méthodes de communication
avec les femmes, s’assurant d’enregistrer certains échanges très
particuliers, et non d’autres conversations. Il manipulait ses victimes
exactement comme le font beaucoup d’autres hommes violents, se livrant
pratiquement à des chantages après coup, en disant à une victime,
interviewée par Brown : « J’ai des messages écrits… tu le VOULAIS… » Il
alternait pressions et consolations, testant le terrain, s’assurant,
toujours, de présenter des violences planifiées comme une simple
expérimentation destinée à repousser des limites : du sadomasochisme, en
somme, plutôt que de la violence. Il laissait entendre à ses victimes
qu’elles avaient ces défauts que les femmes sont habituées à se faire
reprocher lorsqu’elles essaient d’imposer des limites à la violence
sexualisée des hommes. Il le faisait dans un discours à peine voilé, où
l’on pouvait lire facilement des accusations de « pruderie » ou de
« ringardise », pour les forcer à plier. Brown écrit : « Il leur a dit
‘qu’expérimenter’ était une attitude saine et les a raillées et mises au
défi, leur disant qu’elles n’étaient sans doute ‘pas prêtes’ à un gars
comme lui. »
Ce qui m’a toujours frappée dans le discours de
Ghomeshi, dans son expertise évidente de la manipulation affective et
verbale, est à quel point cette attitude me rappelle mes propres
interactions avec des hommes violents. Par exemple, la façon dont mon ex
avait essayé de me forcer à « avouer » qu’une agression n’avait pas eu
lieu, alors que nous savions tous les deux que cette violence était bel
et bien arrivée. Ou la manière dont des hommes ont utilisé contre moi
des contradictions dans mon comportement – un peu comme pour DeCoutere
et les autres plaignantes – afin de me dépeindre comme malhonnête ou peu
fiable. Je me souviens d’un ex qui m’a carrément dit qu’il comptait
médire de moi à nos ami.e.s et connaissances pour me discréditer et me
faire passer pour folle. Ces tactiques fonctionnent réellement – parce
que, dans ces situations, vous avez en effet l’impression de perdre les
pédales… (Pourquoi lui ai-je envoyé un texto ? Pourquoi ai-je couché
avec lui ? Pourquoi l’ai-je pris dans mes bras quand je suis tombé sur
lui ce jour-là ? Pourquoi y suis-je retournée ?)
Wente peut bien croire que les victimes de Ghomeshi
n’ont rien de commun avec des femmes battues, mais elle a tort. La
plupart des femmes aimeraient mieux faire comme si leurs viols ou leurs
agressions n’avaient jamais eu lieu. Que cette gifle était une erreur de
sa part ou même qu’elles l’ont imaginée. Qu’elles voulaient peut-être
bel et bien du sexe ce soir-là, après tout… qu’il n’avait peut-être pas
l’intention de vous faire du mal ou d’outrepasser ses limites, mais
qu’il s’est juste laissé emporter. Nous voulons toutes nous défaire de
ce sentiment pénible, le sentiment dont nous nous souvenons même quand
tous les autres détails sont devenus flous. Nous ne voulons pas être des
victimes – nous voulons nous sentir habilitées, en contrôle, OK.
Souvent, il s’écoule des années avant que nous nous rendions compte que
nous avons été violées ou violentées, et il est plus que probable que,
pendant cette période, nous sommes demeurées amicales ou avons même
flirté avec nos agresseurs.
Rien de tout cela n’est anormal et rien de tout cela
n’est incroyable. C’est la façon dont les femmes s’adaptent. C’est la
façon dont nous réagissons à une vie de manipulation de nos perceptions
(gaslighting) et de pressions à ne pas « nous présenter en victimes ».
C’est la façon dont, aujourd’hui, les jeunes femmes réagissent lorsqu’on
leur dit que « tout est affaire de consentement » et qu’elles doivent
transgresser leurs limites, de peur d’être qualifiées de
« sainte-nitouche ». C’est le résultat de se faire dire ce à quoi
ressemble « l’empowerment sexuel » avant même que l’on nous laisse une
chance de comprendre ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas.
C’est le résultat de se faire dire que nous devrions être à l’aise avec
la violence sexuelle que nous voyons dans les films pornos. C’est la
raison pour laquelle des femmes retournent auprès de copains violents ou
sortent une deuxième fois avec un homme qui les a violées. C’est la
raison pour laquelle nous sommes gentilles ou flirtons par textos, même
avec des hommes pour qui nous n’avons pas de respect. Voilà pourquoi
nous sourions et rions quand on nous harcèle sexuellement ou qu’on nous
siffle. Nous nous comportons exactement comme on nous l’a appris. Et
pour cette coopération, nous sommes mises en procès – et punies, en
substance, d’être des femmes.
Source : https://tradfem.wordpress.com/2016/02/12/meghan-murphy-toute-femme-qui-a-ete-violentee-ou-agressee-sait-combien-facilement-on-retourne-aupres-dun-agresseur/
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