
« Comme toute l’œuvre de Dworkin, Les Femmes de
droite brille de l’éclat de ce paradoxe : ce qui paraît le plus noir,
c’est ce qui est éclairé par l’espoir le plus vif. » (Christine Delphy)
Quand Andrea Dworkin est venue, le 6 décembre 1990,
commémorer avec les,Montréalaises l’attentat antiféministe commis un an
plus tôt à l’École ; Polytechnique, peu de gens savaient qu’elle avait
annoncé un gynocide semblable sept ans plus tôt dans l’essai Right-Wing
Women. Je viens de passer un an à traduire, avec ma collègue Michele
Briand, ce tableau saisissant des contraintes qui, à droite comme à
gauche, repoussent et enferment tant de femmes dans une politique
d’accommodement.
Les États-Unis venaient de rejeter l’Equal Rights
Amendment (ERA) sur le droit des femmes à l’égalité, grâce à des
idéologues comme Phyllis Schlafly. Dworkin – jusqu’alors mobilisée
contre la misogynie et la pornographie – s’est demandé : « Pourquoi les
femmes de droite militent-elles en appui à leur propre subordination ?
Comment la droite, contrôlée par des hommes, recrute-t-elle leur
participation et leur loyauté ? Et pourquoi les femmes de droite
haïssent-elles à ce point la lutte féministe pour l’égalité ? »
Allant bien au-delà de l’idée reçue qui réduit ces
femmes à des nouilles ou pire, ses intuitions nous poussent de l’avant.
On trouvera déstabilisante sa conclusion ouverte, provocatrice. En plus
de discuter avec des femmes de droite (sous le nez du Ku Klux Klan !),
elle a sondé la vie et les entraves d’icônes aussi diverses que
Schlafly, Carolina Maria de Jesus, Marilyn Monroe, Anita Bryant,
Victoria Woodhull – et Virginia Woolf dont elle demeure la lectrice la
plus politique.
En émerge un tableau stimulant des formes
d’intelligence interdites ou brimées chez les femmes, de leur lutte pour
dépasser les fonctions sexuelle et reproductrice, de leur déception
face aux hommes soi-disant progressistes. Matérialiste, Dworkin démontre
notamment le rôle d’une misogynie mur à mur pour tenir les femmes en
respect.
Entre la ferme et le bordel
Elle cite Jenny P. d’Héricourt qui, en 1860, tente de
faire admettre au socialiste Joseph Proudhon que tant que la femme sera
tenue pour inférieure, le travail salarié ne peut la libérer :
sous-payée, elle demeure condamnée à vendre aussi du sexe – se vendre à
un mari ou à des prostitueurs. Proudhon lui oppose une fin de
non-recevoir, décrétant « naturelle » l’infériorité des femmes. Cent ans
plus tard, dans la contre-culture américaine, Dworkin et Robin Morgan
repèrent le même sexisme chez les hommes de gauche, au nom cette fois de
la libération sexuelle. Ils « estiment trop les putains et pas assez
les épouses ». Ce que voient très bien les femmes de droite, qui
tiennent les féministes pour naïves et impuissantes et optent, en
désespoir de cause, pour le « modèle de la ferme » contre celui du
bordel et de la pornographie.
Dans un chapitre particulièrement émouvant, Dworkin
documente" ce pourquoi les femmes qui avortent – statistiquement des
épouses, ayant déjà des enfants – gardent souvent le silence à ce sujet.
Elles combattent le libre choix, même au risque de leur propre vie,
pour se distancier des « autres femmes » et tenter de brider l’égoïsme
sexuel des hommes. Dworkin déplore aussi le silence des mères face à
leurs filles à propos de la violence masculine.
Une misogynie délibérée
Selon cette lecture radicale, la misogynie n’est pas
simple affaire de stéréotypes vieillis qu’annulerait une meilleure
éducation, mais une politique délibérée de reproduction du genre, soit
la suprématie masculine. C’est, écrit la sociologue française Christine
Delphy, « la haine normale – classique – du dominant pour le dominé ».
Dans sa préface enthousiaste, Delphy (L’ennemi
principal) souligne l’actualité de Dworkin, entre autres face à
l’idéologie sadomasochiste ; elle accuse la théorie queer de
« ré-naturaliser comme fait, donné inamovible du psychisme, la
catégorisation hiérarchique qu’avaient détachée de l’anatomie des
générations de féministes ». Le genre serait redéfini comme inamovible –
parce que préexistant au social, logé dans l’érotisme – même si ses
adeptes le présentent comme un simple jeu aux rôles intervertibles.
Delphy remarque aussi que ce n’est qu’au Québec que la communauté
féministe francophone a pris acte du nouveau putsch patriarcal que nous
appelons hypersexualisation.
Femme à abattre
Sauf la courte anthologie Pouvoir et violence sexiste
(Éd. Sisyphe, Montréal, 2007), Andrea Dworkin n’avait pas encore été
traduite en français, un effet de la censure et des calomnies qui ont
déferlé sur elle quand l’industrie du sexe en a fait la femme à abattre.
Delphy dénonce qu’on ait taxé celle-ci d’« essentialisme », alors que
Dworkin désigne non pas la nature mais une politique masculine, jusque
dans une sexualité qu’il demeure interdit de discuter, celle de « l’acte
sexuel ».
L’essayiste John Berger (Voir le voir) a dit de
Dworkin qu’elle était « peut-être l’écrivaine du monde occidental dont
on a le plus dénaturé les propos ». À nous d’y remédier !
Les femmes de droite, Andrea Dworkin, Montréal,
Éditions du remue-ménage, Collection Observatoire de l’antiféminisme,
novembre 2012.
http://sisyphe.org/spip.php?article4329
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Les Femmes de droite
Traduction de Martin Dufresne et Michele Briand
Préface de Christine Delphy
Postface de Frédérick Gagnon
Militante féministe, Andrea Dworkin a voulu
comprendre pourquoi des femmes rejettent le féminisme et n’hésitent pas à
se montrer racistes et homophobes. Comment expliquer cet apparent
paradoxe ? Dans un contexte où les femmes sont subordonnées aux hommes,
les femmes de droite concluent ce qui leur paraît le marché le plus
avantageux : en échange de leur conformité aux rôles traditionnels, la
droite leur promet la sécurité, le respect, l’amour. Elles font donc le
pari qu’il est préférable de prendre le parti du patriarcat plutôt que
de combattre ce système dont la violence est trop souvent meurtrière.
Mais la droite et l’antiféminisme se fondent sur le mépris des femmes et
encouragent l’exploitation de leur sexualité : « ce que font les femmes
de droite pour survivre au système de classes de sexe ne signifie pas
qu’elles y survivront : si elles sont tuées, ce sera probablement aux
mains de leur mari. » Une réflexion brutale et sans concession, qui
appelle à la révolte féministe.
-Andrea Dworkin
Andrea Dworkin (1946-2005) est une auteure féministe
radicale américaine. Militante pacifiste et anarchiste dans les années
1960, elle a publié une douzaine de livres (des essais et de la
fiction), traduits en plus de quinze langues. Durant les années 1980,
elle se fit connaître en tant que porte-parole du mouvement féministe
antipornographie, et pour ses écrits sur la pornographie et la
sexualité, dont les célèbres ouvrages théoriques Pornography et
Intercourse.
http://www.editions-rm.ca/livre.php?id=1436
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