Le critère qui définit une
personne radicale est sa volonté d’examiner de façon honnête et critique
le pouvoir, et plus particulièrement, les déséquilibres de pouvoir.
Nous nous demandons : Pourquoi un groupe dispose-t-il de plus de pouvoir
qu’un autre ? Pourquoi un groupe peut-il nuire à un autre en toute
impunité ? Pourquoi un groupe est-il libre tandis que l’autre ne l’est
pas ? Ce genre de questions a longtemps été utilisé par des radicaux
afin d’identifier des situations d’oppression et de prendre des mesures à
leur encontre.
Cette démarche semblait à la fois claire et efficace,
jusqu’à ce que soit soulevée l’oppression des femmes. Autant la gauche
radicale a su nommer avec persistance les nombreuses manifestations
dégueulasses de la culture dominante, autant elle a ignoré, minimisé et
nié celle que constitue le patriarcat. Bien qu’il soit généralement
admis que le racisme a pour effet de terroriser les personnes de
couleur, que l’hétérosexisme a pour effet de terroriser les lesbiennes
et les gais, que le colonialisme a pour effet de terroriser les
communautés traditionnelles et indigènes, que le capitalisme a pour
effet de terroriser les pauvres du monde entier, et que
l’industrialisation constitue de fait un terrorisme à l’égard de la
terre, les radicaux de gauche ne peuvent, pour une raison ou une autre,
concevoir que le patriarcat constitue un terrorisme à l’égard des
femmes. S’il arrive parfois que la question de l’oppression des femmes
émerge, elle est édulcorée au point de ressembler davantage à un amas de
circonstances désagréables, mais temporaires et isolées, plutôt qu’à ce
qu’elle est vraiment : une guerre permanente menée contre la liberté,
l’égalité et les droits humains de plus de la moitié de la population
mondiale.
La façon dont le sexisme, le privilège masculin et le
patriarcat sont passés sous silence entre radicaux est à la hauteur de
la façon dont ils nous paralysent. C’est un cercle vicieux : comme les
hommes de la gauche radicale refoulent le féminisme, ils bâillonnent les
résistances à l’injustice du pouvoir masculin existantes au sein de la
gauche radicale. Il en résulte un durcissement de cette domination dans
des mouvements politiques qui risquent de plus jamais pouvoir dépasser
le pouvoir injuste des hommes.
Un patriarcat non bridé sape tout activisme
réellement radical. Il ne peut y avoir de libération dans le monde, si
ceux qui prétendent se battre pour elle ne sont pas disposés à la
libération des femmes dans leurs propres rangs. Comme le dit ma chère
voisine : « Il n’y a rien de progressiste à traiter les femmes comme des
déchets, c’est ce qui se fait déjà à l’heure actuelle. »
Il se peut que certains de ces hommes ne voient pas
leur privilège. Ou peut-être qu’ils le voient et trouvent légitime de le
posséder. Dans les deux cas, la plupart sont à l’aise avec le statut
qui leur est accordé de par leur sexe, tant dans la société que dans les
mouvements sociaux. Nous les hommes siégeons au sommet d’une hiérarchie
avec la moitié de l’humanité en dessous, maintenue là pour nous voir
leur parler, leur assigner les travaux ingrats et les utiliser pour le
sexe. Cette réalité ne disparaît pas du simple fait de s’étiqueter
« radical ». À vrai dire, tout radical qui ne voit pas cet état de
choses – je ne parle même pas de l’affronter et d’y mettre fin – ne
mérite pas de s’appeler ainsi. Ce qu’on qualifie de politique radicale
se résume souvent en réalité à la politique des hommes. Au-delà de
déclarations vertueuses de résistance à toutes les formes de domination,
nous les hommes manœuvrons habilement pour étouffer dans les mouvements
tout ce qui menace notre propre pouvoir et notre privilège, y compris
les femmes.
Dans ce jeu truqué, les hommes radicaux et les
groupes politiques qu’ils contrôlent sont plus qu’heureux de traiter du
patriarcat ; tant qu’ils contrôlent le débat, tout baigne. En un
claquement de doigts, ils esquivent l’acuité du féminisme. Les hommes
aussi sont opprimés, plaident-ils. Les choses ne vont pas aussi mal
qu’il n’y paraît, nous dit-on. Les femmes sont maintenant libérées,
clament-ils. Et en un tournemain, jetant aux orties toute trace de bon
sens, la gauche radicale avale ces mensonges comme un seul homme et les
transforme en programme politique.
Si seulement les radicaux comprenaient les enjeux de
genre comme ils comprennent ceux de race et de classe. C’est pourtant si
évident : le sexe, comme la race et comme la classe, est un construit
social qui sert à justifier l’oppression d’un groupe par un autre. C’est
tout. Mais parlez du genre aux gens de la gauche radicale, en
particulier aux hommes, et préparez-vous à entendre des bizarreries. En
expulsant entièrement de leur analyse la question du pouvoir, ils
prétendent ramener le genre à un simple éventail où puiser, soit quelque
chose d’inné et donc d’inévitable, soit une guerre métaphorique et
ludique entre les sexes.
Dans la réalité concrète, le genre n’est rien de tout
cela. Ce n’est pas un choix : les femmes n’ont pas le pouvoir de
décider de ne pas être traitées comme elles le seront au sein même d’une
culture misogyne. Le genre n’est pas non plus naturel : la biologie
sert juste de prétexte pour justifier l’idéologie patriarcale. Il n’est
pas un jeu, et la guerre contre les femmes n’est pas une métaphore. Les
coups, l’esclavage, l’exploitation, la traite et la condition de
déclassée sont le lot quotidien des femmes et le genre en est le
prétexte. Il ne s’agit pas d’accepter ou de jouer avec une hiérarchie,
mais bien de la démanteler. Les radicaux devraient savoir cela. Le genre
est un mensonge terrible mais qui a les conséquences les plus réelles.
Il prend des êtres humains et les socialise – lire « déforme » – pour en
faire des catégories de personnes appelées « hommes » et « femmes ». En
outre, le genre affirme que les hommes et les femmes possèdent
respectivement un ensemble inné d’habitudes – et de valeur –
personnelles nommées « masculinité » et « féminité », ou « masculin » et
« féminin ». Les hommes apprennent la domination et les femmes
apprennent la soumission, ce qui permet au patriarcat de prospérer.
Ce processus de construction sociale est le même pour
la race et la classe. La différence est que des radicaux n’auraient
aucun problème – espérons-nous – à désavouer l’idée d’une « noirceur »
ou d’une « pauvreté » innée (ou choisie). Aucun être humain ne naît en
soi au bas d’une hiérarchie ; les femmes, comme les pauvres et les gens
de couleur du monde entier, sont contraint-e-s à cette position. Le
pouvoir ne tombe pas du ciel, il est enlevé à d’autres personnes. Si les
hommes ont le pouvoir, c’est que les femmes ne l’ont pas. La
masculinité est définie par la violation des limites. Ne se contentant
pas d’être simplement des êtres humains, les hommes utilisent
l’équivalent d’une véritable force militaire pour obtenir ce qu’ils
veulent, pour satisfaire un ego insatiable. Nous les hommes prouvons que
nous sommes de vrais hommes en pliant à notre volonté les autres – qui
sont souvent des femmes –, jusqu’à briser leur résistance.
Le privilège masculin est la rationalisation
grandiose, la justification du pouvoir injuste à laquelle nous les
hommes essayons de croire, et de faire croire tout le monde. La leçon
que nous tentons d’inculquer est que la masculinité est normale et que
les hommes sont, en tant qu’hommes, exempts de toute reddition de
comptes : ils sont plus compétents et ont toujours raison. La hiérarchie
devient ainsi inévitable, toute résistance ressemblant à une perte de
temps absolue.
Le féminisme est l’autre versant de la guerre. Il
est, selon la courageuse expression d’Andrea Dworkin, « la pratique
politique de lutte contre la suprématie masculine, au nom des femmes en
tant que classe ». Cet engagement caractérise une démarche radicale
véritablement honnête, et c’est précisément pour cela que la gauche
radicale dominée par les hommes lui fait barrage.
Le féminisme liquide les mensonges qui donnent au
patriarcat une image bénigne. Il réclame pour les femmes un statut
d’être humain à part entière et est prêt à se battre pour y parvenir.
Lorsque nous mesurons honnêtement l’ampleur des
dommages que le genre fait aux femmes, nous voyons l’ampleur des mesures
à mettre en œuvre pour atteindre une véritable justice. Il devient
évident que le sexisme n’est pas juste une circonstance désagréable, que
l’on peut transformer par un simple changement d’attitude. Le viol, la
pornographie, l’humiliation, la traite des personnes et l’esclavage
reproductif sont tout sauf des événements mentaux. Si la gauche radicale
examinait honnêtement ces atrocités – voire, se privait d’y participer –
nous saurions quoi faire : nous mobiliser et résister.
Au lieu de cela, des radicaux parlent de « libération
sexuelle » et choisissent de célébrer ce legs accablant qui plonge ses
racines dans le patriarcat et l’histoire des mouvements sociaux des
années 60 et 70. Si une femme peut choisir de baiser, prétendent-ils,
elle doit alors être libérée.
Mais un choix n’est jamais plus significatif que les
options disponibles. Les femmes peuvent choisir entre l’invisibilité et
l’exploitation sexuelle, elles peuvent choisir entre la pauvreté et
l’exploitation sexuelle, elles peuvent choisir entre la mort et
l’exploitation sexuelle. Je me fierais aux radicaux pour dénoncer de
tels faux choix si l’inverse – leur collusion avec l’exploitation
sexuelle des femmes – n’avait été confirmé maintes et maintes fois.
Le féminisme touche un point sensible. Quand nous les
hommes n’arrivons pas à nos fins, le retour de bâton antiféministe
n’est jamais loin. Les féministes y font face de toutes parts. Il semble
que les anarchistes, les communistes, les libertariens du sexe, les
masculinistes et les droitistes peuvent s’entendre sur au moins une
chose : le caractère sacré du pouvoir masculin. Les hommes, appuyés par
tout groupe où ils sont dominants, se mobilisent en force pour remettre
les femmes « à leur place », que ce soit par la calomnie, la censure,
les menaces ou la violence physique.
Les femmes ont eu peu de raisons de considérer comme
un tant soit peu son alliée la gauche-radicale-dominée-par-les-hommes.
Au contraire, les radicaux semblent toujours prêts à prêter main-forte à
l’autre camp. Prenez la semaine dernière, par exemple, quand une femme
écologiste a été interdite de parler lors d’une manifestation du Jour de
la Terre dans une université états-unienne parce qu’elle se trouvait
être également une féministe ; et quand un festival de musique de
femmes, vieux de plusieurs décennies, a été ostracisé pour ne pas y
laisser entrer les hommes ; et quand un centre communautaire qui devait
accueillir une des seules conférences internationales de féministes
radicales est en passe de revenir sur sa décision suite au harcèlement
constant d’hommes, radicaux et conservateurs confondus.
Quand ce ne sont pas des représailles musclées que
les hommes utilisent pour faire taire les féministes, ce sont des
mensonges purs et simples. Le plus courant est que, si l’on y regarde
bien, les hommes aussi sont opprimés. La gauche radicale a mordu à cet
hameçon. Face à la succession de récits illustrant la campagne de
terreur menée quotidiennement contre les femmes, les radicaux ne veulent
savoir qu’une chose : oui mais les gars ?
Il est évident que des hommes vivent de l’oppression,
mais jamais en tant qu’hommes. Le patriarcat implique que tout homme
sera traité comme davantage humain que toute femme le serait, à
circonstances identiques. Les hommes peuvent être assujettis de moult
façons – chacune étant odieuse et méritant une résistance à son propre
titre – mais ce n’est jamais parce que nous sommes nés non-femme. En
fait, même les hommes les plus opprimées ou égalitaires ou radicaux
conservent la capacité d’utiliser leur pouvoir masculin contre les
femmes. Nous ne devons pas ignorer une injustice pour en voir une autre.
Si nous, en tant que radicaux, voulons faire honneur à
notre identité et à nos traditions en perçant jusqu’à sa racine un
pouvoir injuste, nous devons rejeter et combattre le patriarcat en tout
contexte, à tous les niveaux. Chaque fois que nous permettons aux hommes
d’exercer le pouvoir contre des femmes, nous aidons l’ennemi. Si les
hommes radicaux veulent lutter contre le pouvoir, comme beaucoup le
prétendent, nous pouvons commencer par le pouvoir des hommes sur les
femmes. Nous pouvons résister à la domination sous toutes ses formes ;
même – ou surtout – quand agir de la sorte menace notre propre
privilège, même si cela exige de changer qui nous sommes. Il n’y a pas
de révolution et pas de justice sans liberté pour les femmes. Le
patriarcat est en train de détruire nos mouvements sociaux aussi
sûrement qu’il détruit la vie des femmes et aussi sûrement qu’il détruit
la planète. Comme le chante Ani DiFranco, "Le patriarcat pave la voie
qui mène au désastre. " Le féminisme, par contre, pave la voie de la
révolution. Comme radicaux, le choix nous appartient : désastre ou
révolution ?
Version originale : Beautiful Justice : The Sexist
Radical Left Versus Women Traduction : Yeun L-Y et Martin Dufresne
(Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur. Cet article s’inscrit
dans une série de chroniques intitulées Une justice de toute beauté.
L’auteur, Ben Barker, activiste communautaire qui vit à West Bend
(Wisconsin, USA), est membre de l’organisation Deep Green Resistance et
il écrit actuellement un livre sur les aspects toxiques des sous-
cultures radicales et la nécessité de bâtir une culture dynamique de
résistance. On peut le contacter à l’adresse benbarker@riseup.net)
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