FÉMINISME RADICAL
Par Claire Heuchen (sur son blog Sister Outrider – A Black Radical Feminism), 15 mars 2017


Chimamanda Ngozi Adichie. (2014). We Should All Be Feminists [Nous sommes tous des féministes, édition folio-Gallimard, 2015]
Chimamanda Ngozi Adichie. (2017). Dear Ijeawele, or A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions
Kat Banyard. (2010). The Equality Illusion : The Truth about Women and Men Today
Deborah Cameron. (2007). The Myth of Mars and Venus : Do Men and Women Really Speak Different Languages ?
Natasha Walter. (2010). Living Dolls : The Return of Sexism
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Version originale de cet article : https://sisteroutrider.wordpress.com/2017/03/15/the-problem-that-has-no-name-because-woman-is-too-essentialist/?blogsub=confirming#subscribe-blog
Traduction : TRADFEM
Par Claire Heuchen (sur son blog Sister Outrider – A Black Radical Feminism), 15 mars 2017
Voici le troisième de ma série d’essais sur le sexe et le genre. Les deux premiers : 1 (Le sexe, le genre et le nouvel essentialisme) et 2
(Lezbehonest (Parlons franchement) à propos de l’effacement des femmes
lesbiennes par la polique queer) sont également affichés sur TRADFEM.
Inspirée par la prise de position de l’autrice
Chimamanda Ngozi Adichie sur l’identité de genre et par la réaction
qu’elle a suscitée, je parle ici du langage dans le discours féministe
et de l’importance du mot femme.
« Y a-t-il une façon plus courte et non essentialiste
de parler de « personnes qui ont un utérus et tous ces trucs » ? », a
demandé sur le réseau Twitter la journaliste Laurie Penny. À plusieurs
égards, la quête de Penny pour trouver un terme décrivant les personnes
biologiquement femmes sans jamais utiliser le mot femme décrit le
principal défi posé au langage féministe actuel. La tension entre les
femmes qui reconnaissent et celles qui effacent le rôle que joue la
biologie dans l’analyse structurelle de notre oppression s’est
transformée en ligne de faille (MacKay, 2015) au sein du mouvement
féministe. Des contradictions surviennent lorsque des féministes tentent
simultanément de voir comment la biologie des femmes façonne notre
oppression en régime patriarcal et de nier que notre oppression possède
une base matérielle. Il existe des points où l’analyse structurelle
rigoureuse et le principe de l’inclusivité absolue coexistent
difficilement.
Au cours de la même semaine, Dame Jeni Murray, qui
anime depuis 40 ans l’émission radio de la BBC « Woman’s Hour », a été
prise à parti par des trans pour avoir posé la question suivante :
« Est-ce que quelqu’un qui a vécu en tant qu’homme, avec tous les
privilèges que cela implique, peut réellement revendiquer la condition
féminine ? » Dans un article rédigé pour le Sunday Times, Murray a
réfléchi au rôle de la socialisation genrée reçue au cours des années de
formation dans le façonnement des comportements ultérieurs, en
contestant l’idée qu’il est possible de divorcer le moi physique du
contexte sociopolitique. De façon semblable, la romancière Chimamanda
Ngozi Adichie est présentement mise au pilori pour ses propres
commentaires sur l’identité de genre.
Lorsqu’on lui a demandé « La façon dont vous en êtes
venue à la condition féminine a-t-elle de l’importance ? », Adichie a
fait ce que peu de féministes sont actuellement disposées à faire en
raison du caractère extrême du débat entourant le genre. Elle a répondu
sans détour et publiquement :
« Alors, quand des gens soulèvent la question
« est-ce que les transfemmes sont des femmes ? », mon sentiment est que
les transfemmes sont des transfemmes. Je pense que si vous avez vécu
dans le monde en tant qu’homme, avec les privilèges que le monde accorde
aux hommes, et que vous changez ensuite de sexe, il est difficile pour
moi d’accepter que nous puissions alors comparer vos expériences avec
les expériences d’une femme qui a toujours vécu dans le monde en tant
que femme, qui ne s’est pas vu accorder ces privilèges dont disposent
les hommes. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose d’amalgamer tout
cela. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose de parler des enjeux
des femmes comme étant exactement identiques aux enjeux des transfemmes.
Ce que je dis, c’est que le genre ne relève pas de la biologie, le
genre relève de la sociologie. »
Au tribunal de l’opinion queer,
le crime d’Adichie a été de différencier, dans sa description de la
condition féminine, les personnes qui sont biologiquement des femmes, et
élevées en tant que telles, de celles qui passent du statut masculin au
statut féminin (et qui étaient, à toutes fins utiles, traitées comme
des hommes avant leur transition). Dans le discours queer, les préfixes
de « cis » et de « trans » sont conçus pour tracer précisément cette
distinction, mais ce n’est que lorsque des femmes féministes précisent
et explorent ces différences que leur reconnaissance suscite la colère.
La déclaration d’Adichie est parfaitement logique :
il est ridicule d’imaginer que les personnes socialisées et perçues
comme femmes au cours de leurs années de formation ont vécu les mêmes
expériences que les personnes socialisées et perçues comme hommes. La
société patriarcale dépend de l’imposition du genre comme façon de
subordonner les femmes et d’accorder la domination aux hommes. Amalgamer
les expériences des femmes avec celle des transfemmes a pour effet
d’effacer le privilège masculin que détenaient les transfemmes avant
leur transition et de nier l’héritage des comportements masculins
appris. Cela nie la signification réelle du moyen d’accès à la condition
féminine pour façonner cette expérience. C’est une négation de ces deux
ensembles de vérités.
Le site web Everyday Feminism a publié une liste de
sept arguments visant à prouver que les transfemmes n’ont jamais détenu
de privilège masculin. Cet essai aurait peut-être été plus efficace pour
préconiser la solidarité féministe s’il n’avait pas, dès la première
phrase, adressé une attaque misogyne et âgiste envers les féministes de
la deuxième vague. Dans cet article, Kai Cheng Thom soutient que « […]
si les transfemmes sont des femmes, cela signifie que nous ne pouvons
pas bénéficier du privilège masculin – parce que le privilège masculin
est par définition une chose que seuls peuvent vivre les hommes et les
personnes qui s’identifient comme hommes. »
Voici le nœud de la question – la tension qui existe
entre la réalité matérielle et l’auto-identification comme facteurs de
définition de la condition féminine. Si la transféminité est synonyme de
la condition féminine, les caractéristiques de l’oppression des femmes
cessent d’être reconnaissables comme expériences de femmes. Le genre ne
peut pas être catégorisé comme un mode d’oppression socialement
construit s’il doit aussi être considéré comme une identité innée. Cette
lecture efface le lien entre le sexe biologique et la fonction première
du genre : l’oppression des femmes au profit des hommes. Comme l’a dit
Adichie, cet amalgame est au mieux inutile. Si nous ne pouvons pas
reconnaître les privilèges dont disposent les êtres reconnus et traités
comme masculins par rapport à leurs homologues féminins, nous cessons de
pouvoir reconnaître l’existence du patriarcat.
La biologie n’est pas le destin. Cependant, au sein
de la société patriarcale, elle détermine les rôles assignés aux filles
et aux garçons à la naissance. Et il existe une différence cruciale dans
la façon dont les êtres biologiquement masculins et biologiquement
féminins sont positionnés par les structures dominantes de pouvoir,
indépendamment de l’identité de genre.
« Les filles sont socialisées de façons
nuisibles à leur sentiment de soi, socialisées à s’enlever de
l’importance, à se plier aux égos masculins, à penser à leurs corps
comme des sites de honte. Arrivées à l’âge adulte, beaucoup de femmes
luttent pour surmonter, pour désapprendre une bonne part de ce
conditionnement social. Les transfemmes sont des personnes nées hommes
et des personnes qui, avant leur transition, ont été traitées en tant
qu’hommes par le monde. Ce qui signifie qu’elles ont vécu les privilèges
que le monde accorde aux hommes. Cela n’élude pas la douleur de la
confusion de genre ou les aspects complexes et pénibles de leur
sentiment d’avoir vécu dans des corps qui n’étaient pas les leurs. En
effet, la vérité sur le privilège sociétal est qu’il ne concerne pas la
façon dont vous vous sentez. Il concerne la façon dont le monde vous
traite, les influences subtiles et pas si subtiles que vous intériorisez
et absorbez. » –Chimamanda Ngozi Adichie
Si les femmes ne peuvent plus être identifiées comme
membres d’une classe de sexe à des fins politiques, l’oppression des
femmes ne peut plus être directement abordée ou contestée. En
conséquence, les objectifs féministes se trouvent sapés par la politique
queer.
La linguiste Deborah Cameron a identifié une
nouvelle tendance actuelle, celle de l’« étonnante femme en voie
d’invisibilisation ». Elle met en évidence le modèle d’effacement des
réalités vécues par les femmes, y compris leur oppression, par un
langage neutre à l’égard du genre. Mais alors que la féminité est sans
cesse déconstruite dans le discours queer, la catégorie de la virilité
demeure, elle, à l’abri de toute contestation.
Ce n’est pas un hasard si la masculinité reste
incontestée, même au moment où le mot femme est traité comme offensant
et « excluant ». L’homme est présenté comme norme de l’humanité, et la
femme comme autre-que-l’homme. En réduisant les femmes à des
« non-hommes », comme a tenté de le faire le Parti Vert britannique, en
réduisant les femmes à des « personnes enceintes », comme conseille de
le faire la British Medical Association, le discours queer perpétue la
définition de la femme comme autre. L’idéologie queer pousse les
conventions patriarcales à leur conclusion logique en repoussant
littéralement les femmes hors du vocabulaire et donc de l’existence.
Définir la classe opprimée en fonction de
l’oppresseur, nier aux opprimées le vocabulaire pour parler de la façon
dont elles sont marginalisées, ne contribue qu’à ratifier la hiérarchie
du genre. Bien que ces changements linguistiques semblent à première vue
inclusifs, ils ont pour conséquence imprévue de perpétuer la misogynie.
« Supprimer le mot femme et les termes biologiques
de tout échange concernant la condition féminine corporelle semble
dangereux, écrit la chroniqueuse Vonny Moyes. Refuser de reconnaître
l’anatomie des femmes, leurs capacités reproductives et leur sexualité a
longtemps été le fait du patriarcat. Il semble que nous ayons bénéficié
de quelques décennies dorées de reconnaissance, et que nous avons pu
afficher fièrement notre expérience vécue de la condition féminine
corporelle, mais nous devons maintenant abdiquer ce vocabulaire au nom
du reste du groupe. Même si la logique semble être aux commandes, il est
difficile de ne pas ressentir l’effacement de cet aspect de la
condition féminine, avec de troublants échos du patriarcat
traditionnel. »
Aborder les questions du sexe biologique et de la
socialisation genrée est devenu de plus en plus controversé ; les
adeptes les plus extrêmes de l’idéologie queer qualifient ces deux
thèmes de mythes TERF (un qualificatif péjoratif signifiant « féministe
radicale excluant les trans ». On souhaiterait bien un caractère
mythique au lien entre la biologie des femmes et notre oppression, ou
aux conséquences de la socialisation genrée. Dans un tel scénario,
celles qui possèdent un corps féminin, les femmes, pourraient simplement
échapper par auto-identification à l’oppression structurelle, et
choisir de faire partie de n’importe quel autre groupe qu’une classe
opprimée. Mais il est manifeste que l’exploitation de la biologie
féminine et la socialisation genrée jouent toutes deux un rôle central
dans la création et le maintien de l’oppression des femmes par les
hommes.
La politique queer reconfigure l’oppression des
femmes comme une position de privilège inhérent, tout en nous privant
simultanément du langage requis pour analyser cette même oppression et y
résister. Le thème de l’identité de genre laisse les féministes
déchirées par une sorte de dilemme : soit accepter que d’être
marginalisées en raison de notre sexe constitue un privilège « cis »,
soit protester et risquer d’être stigmatisée comme TERF. Il n’y a pas de
place pour les voix dissidentes dans cette conversation – pas si ces
voix sont celles de femmes. À cet égard, il y a très peu de différence
entre les normes établies par le discours queer et celles qui régissent
les règles patriarcales.
Le mot femme est important. Avoir un nom confère du
pouvoir. Comme l’observe Patricia Hill Collins (2000), l’autodéfinition
est un élément clé de la résistance politique. Si la condition féminine
ne peut être articulée positivement, si elle n’est comprise que comme
l’envers négatif de la virilité, les femmes sont maintenues dans la
position d’objet. Ce n’est qu’en considérant les femmes comme le sujet –
en tant qu’êtres humains auto-actualisés ayant droit à
l’autodétermination – que la libération devient possible.
« La force du mot « femme » est qu’il peut être
utilisé pour affirmer notre humanité, notre dignité et notre valeur,
sans nier notre féminité incarnée ou la traiter comme une source de
honte. Ce mot ne nous réduit pas à des ventres ambulants, ni ne nous
dé-genre ou dématérialise. C’est pourquoi il est important pour les
féministes de continuer à l’utiliser. Un mouvement dont le but est de
libérer les femmes ne devrait pas traiter le mot « femme » comme
obscène. » (Deborah Cameron)
Sans une utilisation fière et explicite du mot femme,
la politique féministe manque de l’ampleur nécessaire pour organiser
toute résistance réelle à la subordination des femmes. On ne peut pas
libérer une classe de personnes qui ne peuvent même pas être nommées. La
condition féminine est dévaluée par ces insidieuses tentatives de la
rendre invisible. Si les femmes ne se jugent pas à la hauteur du malaise
créé par le fait de nous nommer directement, précisément, nous ne
pouvons guère prétendre valoir la peine des difficultés que la
libération doit susciter.
Toute éventuelle infraction causée par une référence
sans équivoque au corps féminin est peu de chose en comparaison des
violences et de l’exploitation de nos corps féminins en régime
patriarcal. Comme le dit Chimamanda Ngozi Adichie : « « Parce que tu es
une fille » ne constitue jamais une justification de quoi que ce soit.
Jamais. »
Bibliographie :Chimamanda Ngozi Adichie. (2014). We Should All Be Feminists [Nous sommes tous des féministes, édition folio-Gallimard, 2015]
Chimamanda Ngozi Adichie. (2017). Dear Ijeawele, or A Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions
Kat Banyard. (2010). The Equality Illusion : The Truth about Women and Men Today
Deborah Cameron. (2007). The Myth of Mars and Venus : Do Men and Women Really Speak Different Languages ?
Patricia Hill Collins. (2000). Black Feminist
Thought : Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment
(Second Edition) [La pensée féministe noire – savoir, conscience et
politique de l’empowerment, éditions du remue-ménage, 2016]
Finn MacKay. (2015). Radical Feminism : Feminist Activism in MovementNatasha Walter. (2010). Living Dolls : The Return of Sexism
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Version originale de cet article : https://sisteroutrider.wordpress.com/2017/03/15/the-problem-that-has-no-name-because-woman-is-too-essentialist/?blogsub=confirming#subscribe-blog
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