Le long combat contre l’exploitation sexuelle : perspectives historiques sur le « Modèle Nordique »

par Aïssata Maïga


La version originale de ce texte a été publiée dans Chronique Féministe 115 (périodicité janvier/juin 2015).​ Merci à l’équipe pour l’autorisation.
Aïssata Maïga est analyste et coordinatrice Projet à l’Institut pour la Sécurité et les Politiques de Développement. Elle a précédemment travaillé cinq ans à Interpol sur des affaires de crime organisé, traite d’êtres humain, corruption, blanchiment d’argent et différents trafics.
Aucun choix politique n’apparait dans un vide idéologique. Le Modèle Nordique, une législation qui pénalise l’acheteur de sexe en décriminalisant la femme prostituée, est apparu en Suède en 1999 avant d’être adoptée par la Norvège (2009), l’Islande (2009), le Canada (2014) et l’Irlande du Nord (2014). Implémenté depuis 15 ans dans le pays d’origine, il s’est révélé efficace pour lutter contre le système prostitutionnel et réduire le trafic d’êtres humains.
Apparu dans un contexte de combats féministes de grande ampleur, il a depuis prouvé son bien-fondé théorique et son efficacité sur le terrain. Enfin, il se concentre particulièrement sur les hommes – pour dissuader et aider.
1 - Contexte politique et social
1.1 Fin du XIXème et début du XXème siècle
A la fin du XIXème siècle, le système prévalant en Europe était encore « l’égout séminal », tel que défini par le médecin hygiéniste Parent-Duchâtelet. Celui-ci participe d’une longue tradition moyenâgeuse (St Augustin) définissant la prostitution comme les toilettes d’une maison, « car sans elle, c’est toute la maison qui sentirait mauvais »[1] . La prostitution désignée comme le système d’évacuation de la violence et des pulsions masculines, protègerait les femmes « honorables », et maintiendrait la morale collective et la cohésion sociale. Les femmes prostituées – sous peine d’incarcération !- étaient fichées, soumises à des contrôles gynécologiques et des règles strictes pour les empêcher de se mêler à la population, pour ne surtout pas être confondues avec les femmes honnêtes.
Avant le début du XXème siècle[2], il devient évident que la règlementation européenne facilite un commerce d’esclaves mondial pour l’exploitation sexuelle. Les femmes et enfants des classes pauvres, sont manipulées, emprisonnées et exportées dans les pays européens, aux Etats-Unis, Mexique, Moyen Orient… Les mouvements abolitionnistes s’organisent dans un climat d’affranchissement et d’acquisition de droits civils pour les femmes (travail, vote,, droit de propriété), ce qui permet à celles-ci d’investir l’arène politique. La Suède et la Hollande comprennent l’échec cuisant de la réglementation de la prostitution et la suppriment (respectivement en 1918 et 1910).
Au niveau européen, la Société des Nations établit pour le première fois un lien clair entre la légalisation de la prostitution et l’exploitation criminelle des femmes et des enfants en1904[3]. La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, dont la rédaction est entamée en 1927, aboutit en 1949, dans le climat d’optimisme qui suit la Seconde Guerre Mondiale, un moment où la fin de toutes les injustices semble possible.
La Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui [4] est donc le résultat de campagnes abolitionnistes menées depuis le XIXème siècle. Dans son préambule, elle considère que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de prostitution, sont incompatibles avec la dignité humaine […] et mettent en danger le bien-être de l’individu […] ». Elle prévoit l’interdiction de toute forme de fichage, du proxénétisme et des bordels– ce, y compris si la femme prostituée se dit consentante, l’obligation de mettre en place des mesures de protection et de réinsertion, en particulier pour les victimes de la traite. Elle prévoit aussi la protection des migrants, « en particulier des femmes et des enfants, tant aux lieux d’arrivée et de départ qu’en cours de route », des mesures pour qu’une surveillance soit exercée dans les gares, aéroports, ports maritimes pour empêcher le trafic d’êtres humains, ainsi que la prise de dispositions pour informer le public des dangers de la traite.
La Belgique y adhère le 22 juin 1965. Au total, ce sont 94 pays qui à ce jour, ont signé la convention. La Belgique est, par ailleurs, également signataire de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) – qui prévoit que « les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes », et du Protocole de Palerme. Mais dans les faits, à ce jour, la Belgique et plusieurs autres pays Européens, favorisent l’industrie du sexe au lieu de mettre en oeuvre leurs engagements internationaux. Et, en dépit de son importance historique, la traite des blanches a tant subi d’attaques négationnistes qu’elle persiste dans l’inconscient collectif comme une légende urbaine. Elle évoque un mythe, l’image surannée de quelques femmes disparaissant dans les cabines d’essayage et non la réalité d’un trafic international d’esclaves femmes et d’enfants, ainsi qu’une violation des droits humains fondamentaux qui devrait être enseignée à l’école au même titre que les autres violations majeures de droits humains.
1.2 Combats féministes des années 1970
Malgré sa réputation d’être un pays de consensus, le modèle suédois a été arraché de haute lutte par les féministes, dans un contexte politique et social mouvementé. Les années 1970 voient l’émergence du Grupp-8 (une organisation féministe composée à l’origine de seulement huit femmes qui a réussi à fédérer massivement autour de ses combats). Les femmes sont également exaspérées par l’incapacité du gouvernement masculin de s’attaquer aux problématiques telles que la violence conjugale et établissent des foyers d’urgence pour femmes (ROKS). Sous le slogan le privé est politique, le Grupp 8 réussit à mobiliser 500 000 personnes pour lutter contre une initiative du gouvernement qui prévoyait l’allègement des punitions pour les crimes sexuels. Pour « adapter » le code pénal à l’ « évolution des mœurs », un groupe d’experts (5 hommes/1 femme) imagine et propose les mesures suivantes : baisse de l’âge du consentement à 14 ans, suppression de l’interdiction de l’inceste, décriminalisation des attouchements sur les enfants de plus de 10 ans, indulgence pour le proxénétisme, remplacement de la notion de viol par celle de « pressions sexuelles » si la femme n’avait pas été défigurée ou gravement blessée par l’attaque, ainsi qu’en cas de circonstances « atténuantes » (alcool, « aguichage »).
Devant l’ampleur de la mobilisation, le gouvernement renonce à ces mesures et reforme le groupe d’expert, cette fois avec une majorité féminine (qui évidemment ne propose plus l’allègement des peines…) C’est dans ce contexte que l’interdiction d’achats sexuels est débattue.
D’autre part, une enquête d’un genre nouveau est lancée dans le monde de la prostitution en 1977. Pendant trois ans, des chercheur.e.s vivent côte à côte avec des femmes prostituées et partagent leurs problématiques au quotidien. A l’issue de cette expérience unique, un rapport de 800 pages, comportant 219 récits de femmes dans la prostitution est prêt à être publié. Mais la députée et responsable du rapport, Inger Linqvist (droite), licencie l’équipe de recherche et refuse de rendre publique l’intégralité du texte (en particulier les témoignages). Proche du propriétaire du bordel Le Chat Noir, elle voulait en effet éviter que le public ait accès à ce document explosif[5]. Il a fallu encore une fois l’action coordonnée des féministes suédoises pour que l’enquête soit finalement publiée sous la forme d’un rapport alternatif, puis d’un livre – qui a l’effet d’une bombe dans l’opinion. Loin d’être un sujet honteux dont on rit sous cape, la prostitution, devient alors, comme le viol, une question éminemment politique. Et sans l’affaire Geijer, la Suède aurait eu son modèle dès le début des années 80.
Lennar Geijer, à l’époque ministre de la justice, est impliqué dans un cercle de prostitution/pédophilie par une note gouvernemental confidentielle. Thorbjön Fälldin (leader de centre droite, lui-même dénoncé comme client du réseau pédophile) vient à son secours en interdisant l’assemblée de discuter de ces « calomnies ». Pire encore, le premier ministre Olof Palme dément l’existence de cette note, et contraint le quotidien Dagens Nyheter (équivalent du « Monde » suédois) à des excuses publiques.[6] Comme dans l’affaire DSK, politiciens, policiers et juges font bloc : la prostitution et la pédophilie sont des affaires dans lesquelles les hommes se protègent mutuellement. Quand le dossier est déclassifié en 1991, il s’avère que les deux hommes politiques –ainsi que d’autres !- étaient réellement clients du réseau pédophile. Ces révélations ont probablement accéléré l’adoption du modèle suédois en 1998.
1.3 Victoires sur fond d’un monde changeant
La prostitution revient au premier plan dans la décennie 1990 en Suède pour deux raisons.
D’une part, la chute de l’Union Soviétique qui entraîne l’arrivée de femmes de l’Est importées par la mafia (un phénomène comparable à l’arrivée massive de femmes Nigérianes trafiquées en Norvège de 2004 à 2007, qui a également accéléré le débat sur la criminalisation des clients). La procureure Lise Tamm voit des proxénètes lithuaniens d’une violence inhabituelle en Suède, qu’elle arrive à faire condamner en combinant lois sur le viol et le kidnapping à des peines d’emprisonnement de 12 ans. D’autre part, l’arrivée d’internet qui facilite l’accès à la prostitution.
L’avocate Catharine MacKinnon, Andrea Dworkin et les ROKS argumentent que l’inégalité des sexes et la subordination sexuelle ne pourront être combattues tant que l’on permettra aux hommes d’acheter des femmes. Les ROKS mettent plusieurs fois la criminalisation à l’agenda du Parlement, en 1992, 1994 et 1995.
En 1978, il n’y avait que 22% de femmes au Parlement contre 43% en 1998. C’est une des raisons pour lesquelles quand la loi est proposée au vote en 1998, elle ne rencontre plus de résistances.
2 - A quoi ressemble la loi en théorie et en pratique ?
* Une volonté d’égalité
La loi d’interdiction d’achat des services sexuels, entrée en vigueur le 1er janvier 1999, prévoit les mesures suivantes :
- Une amende et un an de prison depuis 2011 (initialement 6 mois)
- Des moyens financiers et matériels pour lutter contre le système prostitutionnel (environ 25 million d’euros pour la période 2008-2010 ainsi que d’autres contributions d’associations civiles[7])
- Une aide à la sortie de la prostitution mais aussi un soutien aux hommes qui veulent arrêter d’acheter des services sexuels
Les militaires suédois à l’étranger y sont soumis également. En Norvège (2009) et en Islande (2009), la loi va encore plus loin car elle interdit respectivement l’achat de sexe à l’étranger et les clubs de strip-tease. En Finlande, la Loi sur le droit et l’ordre public (2006) – prévoit l’interdiction d’achat de services sexuels pour les victimes de trafic, et interdit la vente ou l’achat dans lieux publics. Malheureusement, les chercheurs ont constaté que cette mesure était appliquée aux femmes, dans l’esprit de la loi sur le racolage passif français. La ministre de la justice, Anna-Maja Henriksson, travaille pour importer la loi suédoise.
La loi suédoise est basée sur un principe égalitariste fort : celui de ne pas considérer femmes et enfants comme des marchandises que l’on peut acquérir et dominer par l’argent. Le modèle nordique prévoit aussi une assistance renforcée contre la prostitution des enfants (aides, foyers, investissement de la famille). Nous rappellerons en comparaison que la prostitution infantile était autorisée en Suisse jusqu’en 2013 à cause d’un flou juridique sur l’âge de consentement.[8] En 1999, la lutte contre le trafic d’êtres humains n’a pas été prise en compte, mais cette loi s’est révélée particulièrement efficace contre celui-ci – le Danemark, dont la population est de moitié inférieure à la Suède a quatre fois plus de victimes de trafic d’êtres humains. Le pays n’est pas attractif pour les proxénètes, car leurs « coûts de fonctionnement » y sont trop élevés.
* Présence de trafic d’êtres humains en Suède
En Suède comme ailleurs, la prostitution est inséparable du mal qui l’accompagne, à savoir la traite. Le Comté de Stockholm a estimé que 77% des femmes prostituées dans la rue ou sur internet étaient étrangères. Beaucoup sont illettrées, et la plupart sont non-informées du contenu des annonces et des « services » qu’elles sont censées proposer. 11% des annonces sont en suédois, dont de très nombreuse en « google translate » incompréhensible. Aujourd’hui, c’est une majorité de Nigérianes et Roumaines qui sont exploitées en Suède, même si ces nationalités ne sont pas mentionnées en ligne. Il faut croire que « Roumaine » ou « Nigériane » ne sont pas des marchandises assez intéressantes pour le client[9] !
D’après le même rapport, on apprend que les six sites internet majeurs proposant des services sexuels sont localisés en Hollande ou en Russie, où la loi suédoise ne peut les atteindre. Quant aux femmes prostituées dans la rue, 31 sur 37 rencontrées par la travailleuse sociale Malin Andersson étaient nouvelles en Suède, sans permis de séjour, avec un proxénète.[10]
* Autres mesures d’assistance
La loi ne prévoit aucune obligation de quitter la prostitution pour les femmes qui veulent bénéficier d’une aide[11]. D’autres outils existent, tels qu’une hotline gouvernementale invisible sur les factures à l’attention de la victime, parents, amis, passants… Le Centre Crise et Trauma propose physiothérapie, psychothérapie, ateliers d’estime de soi. Pour les mineur.e.s, les parents sont informés, si les services sociaux établissent qu’elle/il n’encourt pas de violences physique ou psychologique au domicile. A signaler, une coopération nationale entre taxis, hôtels, restaurants qui contactent la police si un acheteur est repéré. Enfin, une aide au retour volontaire, dans l’esprit de la Convention de 1949 (incluant une aide à la réintégration sociale et une formation pour les victimes de trafic) est également proposée aux personnes en faisant la demande.
Les « consommateurs de sexe » ne sont pas oubliés dans le modèle nordique : les services sociaux (KAST, avec docteur.e.s, infirmièr.e.s, psychothérapeutes, conseiller.e.s) et le Karolinska University Hospital, ont aidé à ce jour de 800 à 1000 hommes. D’après Malin Andersson, 50% acceptent de consulter lors de leur arrestation, et le tiers arrêtent d’acheter du sexe définitivement.
* Mesures de succès
Alors que beaucoup de pays disent se préoccuper sérieusement du trafic d’êtres humains et vouloir « agir contre les réseaux », seul le modèle nordique en étudie véritablement toutes les facettes, en incluant la demande masculine dans son approche.
En chiffres : en 1970, il y avait près de 500 bordels en Suède contre aucun à ce jour. Derrière les 6965 annonces sur internet, il y a environ 400 personnes. En incluant la prostitution de rue, le total de personnes dans la prostitution est de 650 environ[12]. Au Danemark, un pays de 5 millions d’habitants (9M en Suède), ce nombre est de 5,500 à 7,800 femmes prostituées.
72% de la population soutient la loi, contre moins de 50% au moment du vote en 1998. Ce soutien est très fort chez les femmes et chez les jeunes. De plus, les suédois adhérent à l’idée que se vendre est dangereux et nocif pour les femmes (à 82,0 %), et qu’acheter du sexe l’est pour les hommes (à 63,0 %). Ils comprennent aussi que la prostitution est causée par des problèmes socio-économiques (à 82,1 %) et que la prostitution aggrave les problèmes sociaux (à 82,4 %).[13]. Même si l’opinion est de plus en plus favorable à l’interdiction de la vente de services sexuels (59% des femmes), cela ne signifie pas une volonté de sanctionner les femmes prostituées. Quand la question est reformulée (« Les femmes prostituées doivent elle être criminalisées ?) les Suédois répondent en majorité par la négative. Mais ils sont de plus en plus nombreux à vouloir l’interdiction des clubs de strip-tease et des sites internet proposant la vente en masse de « services sexuels ».[14]
Enfin, le nombre de « clients » est passé en moyenne de 13% à 7%. Ces hommes n’ont pas rapporté en majorité aller à l’étranger pour acheter. Par contre, en Espagne, où l’achat de femmes est normalisé, ils sont de 32% à 39% à s’acheter du sexe, contre 15,5% au Danemark.
* Autres chiffres importants de comparaison
D’après l’Office International du Travail, il y aurait aujourd’hui 4,5 millions de femmes exploitées sexuellement, dont 1 million en Europe[15]. Un chiffre à prendre avec beaucoup de précautions ; l’OIT sépare « migrantes » et prostitution forcée dans les pays réglementariste. On estime aujourd’hui de 400 000 à 700 000 le nombre de femmes prostituées en Allemagne. Elles étaient moins de la moitié avant la légalisation.[16] En Norvège, sur une période de 5 ans, la prostitution de rue s’est réduite de 45 à 60%, et de 20% sur internet d’après un rapport du gouvernement.[17] Sans la loi, la prostitution serait aujourd’hui à 45% plus élevée.
En Hollande, les journalistes mentionnent des réseaux de centaines de femmes battues à coups de battes de baseball, et maintenues ensuite dans l’eau glacée pour éviter l’apparition de marques (qui pourraient dégoûter le client !), ou obligées de subir des chirurgies de la poitrine au point de les déformer[18]. Ceci est inimaginable en Suède, où les victimes sont traitées avec moins de violences par les proxénètes inquiets pour leur « business ». En automne 2014, une femme trafiquée a décidé de contacter la police quand son proxénète a gardé ses revenus, contrairement à sa promesse initiale de « redistribuer équitablement », ce qui a entraîné la fin du réseau.[19]
3 - Les hommes
* Des points communs entre les acheteurs
La loi suédoise met l’accent sur les hommes responsables de la prostitution et du trafic. Des études ont montré que ces hommes sont le plus souvent mariés ou en concubinage. Ils comprennent que la prostitution est destructrice et connaissent la réalité derrière les mythes « glamour ». D’après le rapport Deconstructing The Demand, la plupart adhèrent à tous les mythes sur le viol. 66% comprennent que les femmes se prostituent par misère économique, 57% pensent que la majorité ont été victimes d’abus graves. La moitié sait que les femmes souffrent physiquement et psychologiquement de la prostitution, et beaucoup sont également conscients que la femme qu’ils achètent a été victime de la traite.[20]
Ces hommes ont souvent 45 à 60 ans, plus âgés que les clients des pays légalisateurs –dans ces pays, les hommes plus jeunes ont recours à la prostitution comme un rite masculin. Ils ont un très bon niveau social et professionnel. Un homme sur deux est marié ou dans une relation hétérosexuelle. Ils réclament constamment des nouvelles « filles », et veulent reproduire les actes violents de la pornographie (70%)[21] que leur partenaire leur refuse.
Ces hommes sont paniqués par l’arrestation : réactions extrêmes, évanouissements, fuites urinaires, panique pour leur avenir et menaces de suicide. Beaucoup prétendent que c’est la première fois, ce qui est contredit par les écoutes de la police. Aucun – selon les observations des personnes contactées[22]– ne montre de compassion ou de regret par rapport au fait d’avoir acheté une personne vulnérable et lui avoir imposé un rapport sexuel. La Suède a compris que l’homme qui achète du sexe est un homme ordinaire et n’ayant aucune difficulté sociale – bien au contraire.
* A quoi servent les acheteurs
Les acheteurs sont indispensables pour remonter les réseaux jusqu’aux proxénètes. Pour démanteler un réseau, les numéros de téléphones des annonces sur internet sont mis sur écoute, les proxénètes et acheteurs sont repérés et suivis. Ces écoutes et surveillances sont ensuite documentées et servent comme preuves au tribunal. Les procès peuvent aboutir, contrairement aux pays règlementaristes, où les affaires reposent uniquement sur les témoignages personnes prostituées et/ou trafiquées, les plus vulnérables de la chaîne, celles que les proxénètes peuvent forcer à revenir sur leurs témoignages.
Enfin, non content de troubler l’ordre public (les dealers de drogue ont tendance à se concentrer dans les zones où les clients traînent pour acheter du « sexe »), il faut rappeler qu’ils sont une source de revenus non négligeable pour les réseaux criminels. Les réseaux démantelés en Suède ne sont limitaient pas à la prostitution, mais s’occupaient aussi du blanchiment d’argent, de la contrebande d’alcool et du trafic d’armes.[23]
4 - Conclusion
La loi a changé les mentalités et transformé la Suède. Elle a rendu plus facile l’obtention de financements pour restaurer la dignité et la vie des victimes de la prostitution.
Au cours de ces 15 dernières années, bon nombre de résistances ont été vaincues – lors de l’implémentation de la loi, même la police (en majorité composée d’hommes blancs hétérosexuels évoluant un milieu conservateur) résistait à l’idée de punir un comportement qu’ils considéraient comme normal.
Aujourd’hui, la police a intégré que l’achat d’êtres humains est crime sur lequel on ne tombe par hasard, mais qui se « recherche » avec volonté et moyens matériels. Les tribunaux pour leur part ont acquis une meilleure compréhension des mécanismes de contrôle (lover boys…).
Un renforcement de la loi à l’image du modèle norvégien, qui interdit l’achat de sexe à l’étranger est en discussion. Egalement à l’étude, une loi pour lutter contre le viol virtuel et l’exploitation sexuelle via internet – en effet, de plus en plus d’hommes utiliseraient internet pour « commander » des viols de jeunes femmes et d’enfants (Cambodge, Philippines).
La Suède veut aussi détecter au plus tôt les enfants réfugiés importés pour être prostitués. Au Danemark, un projet pilote de l’office des migrations a permis de découvrir que 15% des enfants réfugiés ont été importés pour être exploités sexuellement.
Pour l’étude de la prostitution cachée, là encore, la Suède va adapter un autre projet pilote danois. A Copenhague, une travailleuse sociale de la même origine que les femmes exploitées (Thai), a parcouru les salons de massage, a été rencontrée comme une sœur par ses compatriotes, et a pu identifier les personnes trafiquées.
Etrangement, il n’y a pas de débat sur la pornographie. Malgré une prise de conscience sur la prostitution, encore très peu de suédois comprennent que les deux industries, loin d’être cloisonnées, bénéficient des mêmes mécanismes et sont deux faces d’un même billet pour l’industrie du sexe.
Enfin, sans une harmonisation des lois au niveau Européen et mondial, « l’exportation » du trafic est inévitable dans les pays voisins. Aujourd’hui, les conséquences combinées du non-respect des conventions internationales pour la protection des droits des femmes et des enfants, ainsi que l’existence de lois libérales sur le proxénétisme sont évidentes. Le trafic d’être humain a augmenté de 18% sur la période 2008 à 2010 en Europe, alors que les condamnations des trafiquants ont baissé de 13%.[24] L’OIT estime que les profits de la « prostitution forcée » étaient de 99 milliards en 2008, ce qui représente 5 fois les profits de l’année 2005. Et sans une réponse organisée et coordonnée à l’image du modèle nordique –le seul qui a prouvé son efficacité dans les problématiques développées ci-dessus- une amélioration au niveau mondial est impossible.
[1] http://plus.lefigaro.fr/note/au-fil-du-temps1260-20131130-2802873
[2] http://books.openedition.org/pucl/753
[3] http://www.endvawnow.org/fr/articles/536-traites-et-conventions-des-nations-unies-et-recommandations-generales-des-nations-unies.html
[4] http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/TrafficInPersons.aspx
[5] Kön till salu- om Europas vägval i prostitutions fråga. (Le sexe à vendre – sur les choix Européens dans la question de la prostitution), 2006, p 94
[6] http://sverigesradio.se/sida/artikel.aspx?programid=1602&artikel=5337923 et http://www.dn.se/nyheter/dns-stora-kris/
[7] http://exoduscry.com/wp-content/uploads/2010/07/swedish_model.pdf p. 49
[8] http://www.ecpat.net/news/switzerland-reinforcing-stronger-penalties-child-sex-offenders-and-child-sex-traffickers
[9] http://www.lansstyrelsen.se/stockholm/SiteCollectionDocuments/Sv/publikationer/2015/prostitution-kartlaggning-2014.pdf p.43
[10] Entretien avec Malin Andersson, travailleuse sociale dans le groupe prostitution de la ville de Stockholm.
[11] http://www.stockholm.se/prostitutionsenheten
[12] http://www.lansstyrelsen.se/stockholm/SiteCollectionDocuments/Sv/publikationer/2015/prostitution-kartlaggning-2014.pdf p. 52 et entretien personnel avec Amanda Netscher, auteure du rapport.
[13] http://liu.diva-portal.org/smash/get/diva2:506410/FULLTEXT01.pdf p. 14
[14] http://projectrespect.org.au/system/files/Sweden%27s+prohibition+of+sex.pdf p. 459
[15] http://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/lang–en/index.htm
[16] http://www.salon.com/2013/11/28/germanys_legalized_sex_industry_is_booming_partner/
[17] https://www.regjeringen.no/contentassets/0823f01fb3d646328f20465a2afa9477/evaluering_sexkjoepsloven_2014.pdf p. 7 pour graphique
[18]https://books.google.se/books?id=zslQ54Z4ZzQC&pg=PA59&lpg=PA59&dq=netherlands+prostitution+cold+water+bruise&source=bl&ots=GjitNlqJ20&sig=uAqGYyATU66DJjq2CcAThMNKmQw&hl=sv&sa=X&ei=AMc7Vf2cMcyqsgHx-oDICw&ved=0CCkQ6AEwAQ#v=onepage&q=netherlands%20prostitution%20cold%20water%20bruise&f=false
[19] http://lt.se/nyheter/sodertalje/1.2865352-hogt-uppsatt-jurist-drev-bordell
[20] http://www.slaverynomore.org/wp-content/uploads/2011/07/Deconstructing-the-Demand-for-Prostitution.pdf
[21] Entretien avec Lise Tamm, avril 2014.
[22] Entretiens avec Malin Andersson, Lise Tamm, avril 2015
[23] Entretien avec Lise Tamm, Avril 2015
[24] raport couvrant les 28 états de l’Union, ainsi que l’Islande, le Monténégro, Norvège, Serbie, Suisse et Turquie, Conseil de l’Europe, Avril 2013 http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewPDF.asp?FileID=20559& ;
©Aïssata Maïga 2015, tous droits réservés.
Source : https://ressourcesprostitution.wordpress.com/2015/05/18/le-long-combat-contre-lexploitation-sexuelle-perspectives-historiques-sur-le-modele-nor

Commentaires