par Rebecca Reilly-Cooper
source : https://tradfem.wordpress.com/2016/09/13/le-genre-ne-sechelonne-pas-sur-un-spectre/
L’idée que « le genre s’échelonne sur un
spectre » est censée nous libérer. Mais elle est à la fois illogique et
politiquement problématique.
Qu’est-ce que le genre ? Cette question touche au
cœur même de la théorie et de la pratique féministe, et joue un rôle
central dans les débats entre activistes projustice sociale, en matière
de classe, d’identité et de privilèges. Dans le langage de tous les
jours, le mot « genre » est devenu synonyme de ce qu’il serait plus
exact d’appeler le « sexe ». Cela peut être en raison d’une vague
sensiblerie à proférer un mot qui décrit également les rapports sexuels,
mais le mot genre est maintenant utilisé comme euphémisme pour désigner
le fait biologique qu’une personne est une femme ou un homme. Cela nous
épargne la situation légèrement embarrassante d’avoir à invoquer, aussi
indirectement que ce soit, les organes et les processus corporels
qu’implique cette bifurcation.
Le mot « genre » avait à l’origine un sens purement
grammatical, dans les langues qui classifient leurs substantifs comme
étant de genre masculin, féminin ou neutre. Mais depuis au moins les
années 1960, le mot a pris un autre sens, ce qui nous permet de faire
une distinction entre le sexe et le genre des êtres humains. Pour les
féministes, cette distinction a été importante en nous permettant de
reconnaître que certaines des différences entre les femmes et les hommes
tiennent à la biologie, alors que d’autres ont leurs racines dans
l’environnement, la culture et l’éducation — ce que les féministes
appellent la « socialisation genrée ».
Du moins, c’est le rôle que le mot genre a joué
traditionnellement dans la théorie féministe. Une idée féministe de
base, fondamentale, a longtemps été que, si le sexe faisait référence à
ce qui est biologique, et donc peut-être en quelque sorte « naturel »,
le genre référait, lui, à une construction sociale. Selon ce point de
vue que, pour faire bref, nous pouvons appeler la perspective féministe
radicale, le genre désigne l’ensemble des normes imposées de l’extérieur
qui prescrivent et proscrivent aux individu.es des comportements
souhaitables (ou non) en fonction de caractéristiques moralement
arbitraires.
Ces normes sont non seulement extérieures à
l’individu.e et imposées de façon coercitive, mais elles représentent
également un système de castes binaire, ou hiérarchie, un régime de
valeurs comportant deux positions : un statut masculin supérieur au
statut féminin, une masculinité supérieure à la féminité. Les individus
naissent avec la capacité d’exercer l’un de deux rôles en matière de
reproduction : des rôles identifiés à la naissance, ou même avant, par
les organes génitaux externes que possède le bébé. À partir de ce
moment, les individus se verront inculquer l’appartenance à l’une des
deux classes de la hiérarchie de genre : la classe supérieure si leurs
organes génitaux sont convexes, la classe inférieure si ces organes sont
concaves.
Dès la naissance, et l’identification d’appartenance à
une classe de sexe qui a lieu à ce moment, la plupart des personnes de
sexe féminin apprennent qu’elles doivent être passives, soumises,
faibles et nourricières, alors que la plupart des gens de sexe masculin
apprennent à être actifs, dominants, forts et agressifs. Ce système de
valeurs et de processus d’inculcation et de socialisation est ce que
désignent les féministes radicales par le mot « genre ». Dans cette
optique, on voit bien en quoi le genre est critiquable et oppressif,
puisqu’il limite les possibilités des gens, hommes comme femmes, et
affirme d’emblée la supériorité des hommes sur les femmes. Ainsi,
l’objectif de la féministe radicale est d’abolir complètement le système
de genre, de cesser de caser les gens dans des boîtes roses et bleues.
Elle voudra plutôt favoriser le développement de la personnalité et des
goûts de chaque individu.e, sans égard à l’influence coercitive de ce
système de valeurs socialement mis en place.
Toutefois, cette opinion sur la signification du
genre est mal acceptée par ceux et celles qui le voient comme étant en
quelque manière interne et inné, plutôt qu’entièrement construit
socialement et imposé de l’extérieur. Ces personnes contestent non
seulement le caractère construit du genre, mais elles rejettent aussi
l’analyse féministe radicale de sa nature intrinsèquement hiérarchique
et à deux niveaux. Selon ce point de vue — que je vais appeler, pour
simplifier, la perspective féministe queer du genre — ce qui rend
oppressif le fonctionnement du genre n’est pas qu’il est socialement
construit et imposé de façon coercitive ; le problème serait plutôt
l’idée qu’il n’existe que deux genres.
Dans cette optique, les humains des deux sexes
seraient libérés si nous reconnaissions que, tout en étant une facette
interne, innée, essentielle de nos identités, le genre existe en
davantage de configurations parmi lesquelles choisir que seulement
celles de « femmes » et d’« hommes ». Et la prochaine étape sur la voie
de la libération serait la reconnaissance d’une nouvelle gamme
d’identités de genre : nous avons donc maintenant des gens qui se
qualifient de « genderqueer » ou « non binaire », « pangenre »,
« polygenre », « agenre », « demigarçon », « demifille », « neutrois »,
« aporagenre », « lunagenre », « quantumgenre », et j’en passe… Un
mantra souvent répété par les partisans de ce point de vue est que « le
genre n’est pas binaire, mais bien un spectre ». Ce point de vue
implique que nous n’avons pas besoin d’en finir avec les cases roses et
bleues ; il nous faut simplement reconnaître qu’il existe beaucoup plus
de cases que ces deux-là.
Au début, cela semble une idée séduisante. Mais elle
comporte une foule de problèmes qui la rendent incohérente au plan
interne et politiquement sans intérêt.
Une foule d’adeptes de l’optique queer du genre
décrivent leur propre identité de genre comme « non binaire », et
présentent ce statut en opposition à la grande majorité des personnes,
dont l’identité de genre est présumée être binaire. Dès le premier
abord, on constate une tension immédiate entre l’assertion que le genre
n’est pas binaire mais un spectre, et celle voulant que seule une faible
proportion d’individus puisse être décrite comme ayant une identité de
genre non binaire. Si le genre était vraiment un spectre, cela
n’impliquerait-il pas que chaque individu vivant est non binaire, par
définition ? Si oui, utiliser l’appellation « non binaire » pour décrire
une identité particulière de genre serait alors inutile, car cela ne
permettrait pas de distinguer une catégorie spécifique de personnes.
Pour échapper à cette difficulté, les promoteurs du
modèle du spectre doivent en fait tenir pour acquis que le genre est à
la fois une réalité binaire et un spectre. Il est tout à fait possible
pour une caractéristique d’être à la fois décrite de façons continue et
binaire. Prenons la taille, par exemple : celle-ci s’échelonne
manifestement sur un continuum, et les individus peuvent s’y situer
n’importe où ; mais nous utilisons aussi les étiquettes binaires de
« grand » et « petit ». Le genre fonctionnerait-il de manière
similaire ?
Le facteur à noter à propos du tandem binaire
grand/petit est que, lorsque nous évoquons ces concepts pour désigner
des personnes, il s’agit de descriptions relatives ou comparatives.
Comme la taille des gens est répartie sur un spectre ou continuum, aucun
individu n’est grand ou petit dans l’absolu ; nous sommes toutes et
tous plus grands que certaines personnes et plus petits que d’autres.
Lorsque nous qualifions des personnes de « grandes », nous voulons dire
qu’elles sont plus grandes que l’individu moyen dans un groupe dont nous
considérons la taille. Ainsi, un garçon de six ans pourra être en même
temps grand pour son âge, mais petit en regard de l’ensemble des
personnes de sexe masculin. Donc, l’attribution des étiquettes binaires
« grand » et « petit » doit être comparative ; elle fait référence à une
moyenne. On pourrait même envisager que des personnes dont la taille
est proche de cette moyenne veuillent s’attribuer une « taille non
binaire ».
Cependant, il semble peu probable que cette
interprétation du modèle de spectre puisse satisfaire les gens qui se
décrivent eux-mêmes comme étant de genre non binaire. Si le genre, comme
la taille, devait être compris comme un concept comparatif ou relatif,
ce critère contredirait directement un autre principe selon lequel les
individus doivent être les seuls arbitres de leur genre. Votre genre
ferait plutôt référence à la répartition des identités de genre
présentes dans le groupe où vous vous trouvez, et ne relèverait donc pas
de votre propre décision. Ce ne serait pas à moi de décider que je suis
non binaire ; cela ne pourrait être déterminé que par comparaison de
mon identité de genre à la situation d’autres personnes, afin de
constater ma place sur le spectre. Et bien que je puisse me considérer
comme une femme, quelqu’un d’autre pourrait avoir une situation plus
rapprochée que la mienne du pôle féminin du spectre, et serait donc
« plus femme » que moi.
Une autre caractéristique de l’analogie avec la
taille est que, par rapport à l’ensemble de la population, seule une
faible minorité de personnes peuvent être décrites avec exactitude comme
étant grandes ou petites. Comme la taille corporelle est réellement un
spectre et que les étiquettes binaires sont attribuées par comparaison,
seule la poignée de personnes située à chaque extrémité du spectre peut
vraiment être étiquetée grande ou petite. Nous, les autres, réparties
sur tous les points entre ces deux pôles, sommes des personnes de
hauteur non binaire, et nous sommes typiques des êtres humains. En fait,
ce sont les gens binaires grands et petits qui sont exceptionnels. Et
si nous étendons cette analogie au genre, nous voyons qu’être de genre
non binaire est la norme, et non l’exception.
En ce sens, se qualifier de non binaire équivaut à créer une nouvelle fausse opposition binaire.
Si le genre est un spectre, cela signifie que c’est
un continuum entre deux extrêmes, et que tout un chacun se situe quelque
part sur ce continuum. Je tiens pour acquis que les deux extrémités du
spectre sont la masculinité et la féminité. Pourrait-il en être
autrement ? Une fois cela compris, il est clair que tout le monde est
non binaire, car absolument personne n’incarne la masculinité pure ou la
féminité pure. Bien sûr, certaines personnes seront plus près d’une
extrémité du spectre, tandis que d’autres seront plus ambigües et
flotteront autour du centre. Mais même la personne la plus classiquement
féminine présentera certaines caractéristiques que nous associons à la
masculinité, et vice versa.
Je serais heureuse de cette implication, parce que,
même si je possède la biologie féminine et que je me qualifie de femme,
je ne me considère pas comme un stéréotype de genre. Je ne suis pas une
manifestation idéale de l’essence féminine, ce qui me rend non binaire.
Comme tout le monde. Cependant, ceux qui se décrivent comme non binaires
sont peu susceptibles de se satisfaire de cette conclusion, puisque
leur identité en tant que « personne non binaire » dépend de l’existence
d’un groupe beaucoup plus nombreux de personnes qualifiées de
« cisgenres » binaires, présumées incapables de vivre en dehors des
genres arbitraires masculin et féminin que leur dicte la société.
Il y a d’ailleurs un certain paradoxe à voir
certaines personnes insister sur leur non-binarité et sur celle d’une
poignée de leurs collègues révolutionnaires du genre. Ce faisant, elles
créent une fausse opposition binaire entre celles qui se conforment aux
normes de genre associées à leur sexe, et celles qui ne le font pas. En
réalité, tout le monde est non binaire. Nous participons tous activement
à certaines normes de genre, nous acquiesçons passivement à d’autres,
et nous tenons obstinément tête à d’autres encore. Donc, se qualifier de
non binaire consiste en fait à créer une nouvelle fausse opposition
binaire. En outre, cela semble souvent impliquer, au moins
implicitement, le choix de se situer du côté le plus complexe et
intéressant de cette opposition binaire, en permettant à la personne qui
se dit non binaire de se prétendre à la fois incomprise et
politiquement opprimée par les cisgenres binaires.
Si, par contre, vous vous identifiez comme
« pangenre », s’agit-il de prétendre que vous représentez tous les
points possibles sur le spectre ? Tous simultanément ? Comment cela
pourrait-il être possible étant donné que les positions extrêmes
représentent a priori des opposés incompatibles ? La féminité pure est
passivité, faiblesse et soumission, alors que la masculinité pure est
agression, force et domination. Il est tout simplement impossible d’être
toutes ces choses en même temps. Si vous disconvenez de ces définitions
de la masculinité et de la féminité, en n’acceptant pas que la
masculinité soit définie en termes de domination et la féminité en
termes de soumission, vous êtes la ou le bienvenu.e pour en proposer
d’autres définitions. Mais, quelles que soient vos conclusions, elles se
présenteront en termes d’opposition réciproque.
Par ailleurs, une autre poignée d’individus sont
apparemment autorisés à se retirer tout de go du spectre en se déclarant
« agenre », affirmant ne se sentir ni masculin ni féminin, et n’avoir
aucune expérience intérieure du genre. On ne nous offre aucune
explication quant à la raison pour laquelle certains individus peuvent
refuser de définir leur personnalité en termes genrés tandis que les
autres n’y arrivent pas. Mais une chose est claire à propos de
l’autodésignation comme « agenre » : nous ne pouvons pas tous y avoir
recours, pour les mêmes raisons que nous ne pouvons pas tous nous
appeler « non binaires ». En effet, si nous devions tous nier que nous
avons une identité de genre innée, essentielle, alors l’étiquette
« agenre » deviendrait redondante, puisque l’absence de genre serait un
trait universel. Le qualificatif d’« agenre » ne peut être défini que
contre des identités de genre. Les personnes qui se définissent
elles-mêmes par une absence de genre manifestent donc la conviction que
la plupart des gens possèdent un genre inné, essentiel, mais que, pour
une raison quelconque, ce n’est pas leur cas.
Si nous affirmons que le problème posé par le genre
est que nous n’en reconnaissons actuellement que deux, la question
évidente qui se pose est la suivante : combien de genres devrions-nous
reconnaître pour n’opprimer personne ? Combien y a-t-il d’identités de
genre possibles, exactement ?
La seule réponse cohérente à cette question est : à
peu près 7 milliards. Il y a autant d’identités de genre possibles qu’il
existe d’êtres humains sur la planète. Selon Nonbinary.org, l’un des
principaux sites internet de référence pour des informations sur les
genres non binaires, votre genre peut correspondre au frimas ou au
soleil ou à la musique, l’océan, Jupiter ou l’obscurité. Votre genre
peut être la pizza.
Mais si tel est le cas, on ne voit pas très bien en
quoi il ferait sens d’appeler l’un ou l’autre de tous ces trucs
« genre », plutôt que simplement parler de « personnalité » ou de
« trucs qui me plaisent », ni ce que cela apporterait de plus à notre
compréhension. Le mot genre n’est pas réductible à une façon
sophistiquée de désigner nos caractéristiques et nos goûts. Ce n’est pas
une simple étiquette à adopter pour décrire d’une manière originale à
quel point notre groupe d’appartenance est nombreux et intéressant. Le
genre est le système de valeurs qui lie des comportements et des
caractéristiques souhaitables (et parfois indésirables) à la fonction
reproductive. Une fois que nous avons découplé ces comportements et
caractéristiques de la fonction reproductive — et nous devrions le faire
— et que nous avons rejeté l’idée qu’il n’y a que deux types de
personnalité et que l’un est supérieur à l’autre — et nous devrions le
faire —, quel sens peut bien avoir le fait de continuer à appeler tout
cela « le genre » ? Quel sens a ici le mot « genre » que le terme
« personnalité » ne saurait capturer ?
Sur Nonbinary.org, votre genre peut apparemment se décliner selon des configurations comme celles-ci :
(Nom)genre : « Un genre dont la meilleure description
est votre propre nom : c’est une bonne solution pour les personnes qui
ne sont pas encore certaines de ce à quoi elles s’identifient, mais qui
savent de toute évidence qu’elles ne sont pas cisgenres… on peut
l’utiliser comme expression universelle ou avec un identifiant
spécifique, par exemple, paulgenre, jeannegenre, (votre nom ici)genre,
etc. »
Cet exemple de « (nom)genre » démontre très bien
comment fonctionnent les identités non binaires de genre, et le rôle
qu’elles jouent. Elles sont destinées aux gens qui ne sont pas certains
de ce à quoi ils s’identifient, mais savent qu’ils ne sont pas
cisgenres. Vraisemblablement parce qu’ils sont beaucoup trop
intéressants et révolutionnaires et transgressifs pour être quelque
chose d’aussi ordinaire et classique que cisgenre.
La solution au dilemme n’est pas d’essayer de
s’échapper entre les barreaux de la cage, tout en laissant la cage
intacte et le reste des femmes piégées à l’intérieur.
Ce souhait de ne pas être cisgenre est rationnel et
parfaitement logique, surtout si vous êtes de sexe féminin. Je crois moi
aussi que mes pensées, mes émotions, mes aptitudes et mes dispositions
sont beaucoup trop intéressantes, développées et complexes pour être
ceux d’une simple « femme cis ». Moi aussi, je voudrais transcender les
stéréotypes socialement construits au sujet de mon corps féminin et les
préjugés qu’ont les autres à mon égard en raison de ce corps. Moi aussi,
je voudrais passer pour plus qu’une simple mère/domestique/source de
gratification sexuelle. Moi aussi, je voudrais être considérée comme un
être humain, une personne ayant une riche et profonde vie intérieure
bien à moi, et la possibilité d’être plus que ce que notre société
assigne actuellement comme place aux femmes.
Cependant, la solution à ce souhait n’est pas de me
qualifier d’« agenre » pour essayer de m’échapper entre les barreaux de
la cage, tout en laissant la cage intacte et le reste des femmes piégées
à l’intérieur. C’est particulièrement vrai parce qu’il est impossible
de se glisser entre ces barreaux. J’aurais beau me qualifier
d’« agenre », cela n’empêchera pas le monde de me voir comme une femme
et de me traiter en conséquence. Je peux me présenter comme « agenre »
et insister sur ma propre gamme de néo-pronoms au moment où je postule
un emploi, mais cela n’empêchera pas l’intervieweur de me voir comme à
risque de devenir mère et d’accorder le poste à un candidat masculin
moins qualifié, mais moins compromis par les aléas de la reproduction.
Ceci nous amène à la tension cruciale qui est au cœur
de la politique de l’identité de genre, une tension que la plupart de
ses partisans n’ont pas remarquée, ou qu’ils ont choisi de négliger
parce qu’elle ne peut être résolue qu’en rejetant certains des principes
clés de leur doctrine.
Beaucoup de gens supposent, raisonnablement, que le
mot « transgenre » est synonyme de « transsexuel », qu’il désigne
quelque chose comme une souffrance dysphorique et une détresse à propos
de son corps sexué, et un désir de modifier ce corps pour le faire
ressembler plus étroitement au corps de l’autre sexe. Mais, selon la
terminologie actuelle de la politique de l’identité de genre, être
transgenre n’a rien à voir avec un désir de changer son corps sexué. Le
sens donné au concept de transgenre est simplement que votre identité
innée de genre ne correspond pas au genre qui vous a été attribué à la
naissance. Cela pourrait être le cas même si vous êtes parfaitement
heureux et satisfait dans le corps que vous avez. Vous êtes transgenre
simplement si vous vous identifiez à un sexe, mais avez subi la
perception sociale que vous appartenez à l’autre sexe.
Un principe clé de cette doctrine est que l’immense
majorité des gens peut être décrite comme « cisgenre », ce qui signifie
que leur identité de genre innée correspond à celle qui leur a été
attribuée à la naissance. Mais comme nous l’avons vu, si l’identité de
genre est un spectre, alors nous sommes tous non binaires, parce
qu’aucun d’entre nous n’occupe les points situés aux extrémités de ce
spectre. Chacun d’entre nous occupera un point unique sur ce spectre,
déterminé par la nature individuelle et idiosyncrasique de notre
identité particulière et par notre propre expérience subjective du
genre. Compte tenu de cette réalité, on voit mal comment quiconque
pourrait éventuellement être cisgenre. En effet, aucun d’entre nous ne
s’est vu assigner la bonne identité de genre à la naissance, car comment
aurait-ce été possible ? Au moment de ma naissance, comment quiconque
aurait-il pu savoir que je découvrirais plus tard, par exemple, que mon
identité de genre est « frimasgenre », une identité qui serait
apparemment « très froide et neigeuse » ?
Une fois que nous reconnaissons que le nombre
d’identités de genre est potentiellement infini, nous devons admettre
qu’au fond, personne n’est réellement cisgenre, puisque personne ne peut
se voir attribuer sa véritable identité de genre à la naissance. En
réalité, personne ne reçoit d’identité de genre à la naissance. Nous
sommes placés dans l’une de deux classes de sexe sur la base de notre
éventuelle fonction reproductrice, désignée par nos organes génitaux
externes. Nous sommes ensuite élevés en conformité avec les normes de
genre socialement prescrites pour les personnes de ce sexe. Nous sommes
tous éduqués dans l’un de deux rôles, et celui-ci nous est inculqué bien
avant que nous soyons en mesure d’exprimer nos croyances sur notre
identité de genre innée, ou de déterminer pour nous-mêmes le point
précis où nous sommes situés sur le continuum de genre. Donc, le fait de
définir les personnes transgenres comme celles à qui on n’a pas assigné
à la naissance le bon endroit sur le spectre de genre implique que
chacun d’entre nous est transgenre ; personne n’est réellement cisgenre.
La conclusion logique de tout ceci est la suivante :
si le genre est un spectre et non une opposition binaire, alors tout le
monde est trans. Ou, autre hypothèse, il n’existe pas de personnes
trans. Dans les deux cas, cette conclusion est profondément
insatisfaisante : elle a pour effet d’occulter la réalité de
l’oppression des femmes, ainsi que d’effacer et d’invalider les vécus
des personnes transsexuelles.
La manière d’éviter une telle conclusion est de
reconnaître que le genre n’est pas un spectre. Il n’est pas un spectre
parce qu’il ne correspond pas à une essence ou une propriété innée,
interne. Le genre n’est pas une donnée concernant les personnes que nous
devons considérer comme fixe et essentielle, pour ensuite bâtir nos
institutions sociales en fonction d’elle. Le genre relève entièrement
d’une construction sociale ; c’est une hiérarchie imposée de
l’extérieur, qui crée deux classes de gens, occupant deux positions dans
l’échelle des valeurs : celle des hommes l’emportant sur celle des
femmes, le masculin primant le féminin, la virilité primant la féminité.
Ce qu’il y a de vrai dans l’analogie avec un spectre
tient au fait que la conformité de chacun à sa position dans cette
hiérarchie, et aux rôles qu’elle assigne aux gens, variera d’une
personne à l’autre. Certaines personnes trouvent relativement plus
facile et plus indolore de se conformer aux normes de genre associées à
leur sexe, tandis que d’autres trouvent les rôles de genre liés à leur
sexe tellement oppressifs et contraignants qu’elles ne peuvent tolérer
de s’y soumettre et choisissent de subir une transition pour vivre
conformément au rôle assigné au sexe opposé.
Le genre comme hiérarchie perpétue la subordination
des personnes de sexe féminin aux personnes de sexe masculin et limite
le développement des deux sexes.
Heureusement, ce qui relève réellement d’un spectre,
c’est la personnalité humaine, dans toute sa diversité et sa complexité.
(En fait, ce n’est même pas un spectre unique parce qu’elle ne se
résume pas à un continuum entre deux extrêmes. Elle ressemble plus à une
grosse boule de caractéristiques humaines élastiques et en mouvement.)
Le genre est le système de valeurs affirmant qu’il n’existe que deux
types de personnalité, déterminés par les organes reproducteurs avec
lesquels vous êtes né. L’une des premières étapes pour libérer les gens
de la cage qu’est le genre est de contester les normes de genre
établies, d’en jouer et d’explorer l’expression et la représentation que
vous donnez de votre genre. Personne, et certainement aucune féministe
radicale, ne souhaite empêcher quiconque de se définir d’une manière qui
fait sens pour la personne concernée, ou d’exprimer sa personnalité de
manières qu’elle ou il trouve agréables et libératrices.
Donc, si vous souhaitez vous qualifier de « femme »
« genderqueer » qui se présente comme « demifille », allez-y. Exprimez
cette identité comme vous en avez envie. Amusez-vous avec. Un problème
surgit uniquement lorsque vous commencez à émettre des revendications
politiques sur la base de cette étiquette, lorsque vous commencez à
réclamer que d’autres soient vus comme cisgenres, parce que vous avez
besoin d’un tas de gens cis binaires conventionnels contre qui vous
définir. Il en est de même si vous affirmez que les personnes cis ont
sur vous un avantage structurel et un privilège politique, parce qu’ils
et elles ont une image sociale de gens binaires conformes aux normes,
alors que personne ne comprend réellement le caractère complexe,
lumineux, exceptionnel et à facettes multiples de votre propre identité
de genre. Vous qualifier de non binaire ou de « genre-fluide » tout en
exigeant que les autres se qualifient de cisgenres équivaut à soutenir
que la grande majorité des êtres humains doivent rester dans leurs
cases, parce que vous vous identifiez comme étant sans case.
La solution ne consiste pas à réifier le genre en
insistant sur toujours plus de catégories de genre qui définissent la
complexité de la personnalité humaine de façon rigide et essentialiste.
La solution consiste à abolir le genre tout à fait. Nous n’avons pas
besoin du genre. Nous serions mieux sans lui. Le genre comme hiérarchie
entre deux positions a pour effet de faire paraître naturelle et de
perpétuer la subordination des personnes de sexe féminin aux personnes
de sexe masculin, et limite le développement des individus des deux
sexes. Reconceptualiser le genre comme un spectre identitaire ne
constitue en rien une amélioration.
Nul besoin d’avoir une expérience profonde, interne
et essentielle du genre pour être libre de vous habiller comme vous le
souhaitez, de vous comporter comme vous le voulez, de travailler comme
il vous plaît et d’aimer qui vous aimez. Nul besoin de démontrer que
votre personnalité est de genre féminin pour qu’il soit acceptable pour
vous de prendre plaisir aux produits cosmétiques, à la cuisine et à
l’artisanat. Nul besoin de devenir « genderqueer » pour « queerer » le
genre. La solution à un système oppressif qui met les gens dans des
cases roses et bleues ne consiste pas à créer de plus en plus de boîtes
d’une foule d’autres couleurs sauf le rose ou le bleu. La solution
consiste à se débarrasser complètement de ces cases.
Version originale : https://aeon.co/essays/the-idea-that-gender-is-a-spectrum-is-a-new-gender-prison
On peut lire d’autres textes de Rebecca Reilly-Cooper en anglais sur son blog : https://rebeccarc.com/
Lire aussi « Coming out as non-binary throws other women under the bus », de Susan Cox : http://www.feministcurrent.com/2016/08/10/coming-non-binary-throws-women-bus/On peut lire d’autres textes de Rebecca Reilly-Cooper en anglais sur son blog : https://rebeccarc.com/
source : https://tradfem.wordpress.com/2016/09/13/le-genre-ne-sechelonne-pas-sur-un-spectre/
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