Andrea Dworkin
Note d’Andrea Dworkin :
Ce discours a été prononcé à la Midwest Regional
Conference de la National Organisation for Changing Men, au cours de
l’automne 1983 à St Paul, dans le Minnesota. Un des organisateurs m’a
aimablement envoyé une cassette et une retranscription de mon
intervention. La revue du mouvement des hommes, M, l’a publié.
J’enseignais à l’époque à Minneapolis. C’était avant que Catharine
MacKinnon et moi ne proposions et développions une stratégie juridique
qui traitait de la pornographie en termes de droits civiques. Dans le
public étaient présentes beaucoup de personnes qui devinrent plus tard
des acteur-rice-s essentiel-le-s dans le combat pour le projet de loi
des droits civiques. Je ne les connaissais pas alors. Il y avait environ
500 hommes et quelques femmes par-ci par-là. J’ai parlé à partir de
notes et j’étais, à vrai dire, en route vers l’Idaho – un voyage de huit
heures aller, huit heures retour (à cause des turbulences) pour donner
une conférence d’une heure sur l’Art. Décoller le samedi, revenir le
dimanche, ne pas pouvoir parler plus d’une heure à moins de rater le
seul avion qui part ce jour-là, courir de la tribune à la voiture et
rouler pendant 2 heures jusqu’à mon avion. Pourquoi une féministe
militante soumise à ce type de pression s’arrêterait en cours de route
vers l’aéroport pour saluer 500 hommes ? En un sens, c’était un rêve
féministe devenu réalité : qu’est-ce que tu dirais à 500 hommes si tu le
pouvais ? Voici ce que j’ai dit, comment j’ai saisi ma chance. Les
hommes ont réagi avec un amour et un soutien considérables, et aussi
avec une animosité considérable. Les deux. Je me suis dépêchée pour
attraper mon avion, la première étape pour me rendre dans l’Idaho. Seul
un homme sur 500 m’a menacée physiquement. Il a été stoppé par une garde
du corps (et amie) qui m’accompagnait.
J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont une
féministe, comme moi, s’adresserait à un public principalement composé
d’hommes militants, qui se disent antisexistes. Et j’ai beaucoup
réfléchi à si oui ou non, il y aurait une différence qualitative dans le
type de discours que je vous tiendrais. Je me suis alors retrouvée bien
incapable de faire semblant de croire en l’existence d’une telle
différence. J’ai observé le mouvement des hommes pendant plusieurs
années. Je suis proche de certains hommes qui y participent. Je ne peux
pas venir ici en tant qu’amie même si je le voudrais peut-être vraiment.
Ce que je voudrais faire, c’est crier. Et dans ce cri, il y aurait les
cris des femmes violées, et les pleurs des femmes battues. Et bien pire
encore : au centre de ce cri, il y aurait le son assourdissant du
silence des femmes, ce silence dans lequel nous sommes nées parce que
nous sommes des femmes et dans lequel la plupart d’entre nous meurent.
Et s’il devait y avoir une requête, une question ou
une interpellation humaine dans ce cri, ce serait ceci : pourquoi
êtes-vous si lents ? Pourquoi êtes-vous si lents à comprendre les choses
les plus élémentaires ? Pas les choses idéologiques compliquées ;
celles-là, vous les comprenez. Les choses simples. Les banalités comme
celles-là : les femmes sont tout aussi humaines que vous, en degré et en
qualité.
Et aussi : que nous n’avons pas le temps. Nous les
femmes. Nous n’avons pas l’éternité devant nous. Certaines d’entre nous
n’ont pas une semaine de plus ou un jour de plus à perdre pendant que
vous discutez de ce qui pourra bien vous permettre de sortir dans la rue
et de faire quelque chose. Nous sommes tout près de la mort. Toutes les
femmes le sont. Et nous sommes tout près du viol et nous sommes tout
près des coups. Et nous sommes dans un système d’humiliation duquel il
n’y a pour nous aucune échappatoire. Nous utilisons les statistiques non
pour essayer de quantifier les blessures, mais pour simplement
convaincre le monde qu’elles existent bel et bien. Ces statistiques ne
sont pas des abstractions. C’est facile de dire « Ah, les statistiques,
quelqu’un les tourne d’une façon et quelqu’un d’autre les tourne d’une
autre façon. » C’est vrai. Mais j’entends le récit des viols les uns
après les autres, après les autres, après les autres, après les autres,
ce qui est aussi la manière dont ils arrivent. Ces statistiques ne sont
pas abstraites pour moi. Toutes les trois minutes une femme est violée.
Toutes les dix-huit secondes une femme est battue par son conjoint. Il
n’y a rien d’abstrait dans tout cela. Ça se passe maintenant au moment
même où je vous parle.
Cela se passe pour une simple raison. Rien de
complexe ou de difficile à comprendre : les hommes le font, en raison du
type de pouvoir que les hommes ont sur les femmes. Ce pouvoir est réel,
concret, exercé à partir d’un corps sur un autre corps, exercé par
quelqu’un qui considère avoir le droit de l’exercer, de l’exercer en
public et de l’exercer en privé. C’est le résumé et l’essentiel de
l’oppression des femmes.
Ça ne se déroule pas à 8000 kilomètres ou à 5000
kilomètres d’ici. C’est fait ici et c’est fait maintenant et c’est fait
par les gens dans cette salle aussi bien que par d’autres
contemporains : nos amis, nos voisins, des gens que l’on connaît. Les
femmes n’ont pas besoin d’aller à l’école pour savoir ce qu’est le
pouvoir. Nous avons juste à être des femmes, à marcher dans la rue ou à
essayer de finir le ménage après avoir donné notre corps en mariage et
n’avoir plus aucun droit sur lui.
Le pouvoir exercé par les hommes dans la vie
quotidienne est un pouvoir qui est institutionnalisé. Il est protégé par
la loi. Il est protégé par la religion et les pratiques religieuses. Il
est protégé par les universités, qui sont des bastions de la domination
masculine. Il est protégé par une police, et par ceux que Shelley
appelait « les législateurs non reconnus du monde » : les poètes, les
artistes. Contre ce pouvoir, nous avons le silence.
C’est une chose extraordinaire que d’essayer de
comprendre et de confronter pourquoi les hommes croient – et les hommes
le croient – qu’ils ont le droit de violer. Les hommes peuvent ne pas le
croire quand on le leur demande. Que tous ceux qui croient que vous
avez le droit de violer lèvent la main. Peu de mains vont se lever.
C’est dans le quotidien que les hommes croient qu’ils ont le droit à la
contrainte sexuelle, qu’ils n’appellent pas viol. Et c’est une chose
extraordinaire d’essayer de comprendre que les hommes croient réellement
qu’ils ont le droit de frapper et de blesser. Et c’est une chose tout
aussi extraordinaire que d’essayer de comprendre que les hommes croient
réellement qu’ils ont le droit d’acheter le corps d’une femme à des fins
sexuelles : que c’est un droit. Et c’est totalement ahurissant
d’essayer de comprendre que les hommes considèrent comme un droit le
fait qu’une industrie de sept milliards de dollars par an, le système
prostitutionnel, les approvisionne en vagins.
C’est la manière dont le pouvoir des hommes est
manifeste dans la vie réelle. C’est ce que la théorie de la domination
masculine dit. Elle dit que vous pouvez violer. Elle dit que vous pouvez
frapper. Elle dit que vous pouvez blesser. Elle dit que vous pouvez
acheter et vendre des femmes. Elle dit qu’il y a une classe de personnes
disponibles pour vous fournir ce dont vous avez besoin. Vous restez
plus riches qu’elles, de sorte qu’elles doivent vous vendre du sexe. Pas
simplement aux coins des rues, mais au travail. C’est un autre droit
auquel vous pouvez prétendre : l’accès sexuel à n’importe quelle femme
dans votre entourage, quand vous le voulez.
Aujourd’hui, le mouvement des hommes laisse entendre
que les hommes ne veulent pas le type de pouvoir que je viens de
décrire. J’ai effectivement entendu des déclarations explicites à ce
sujet. Et pourtant, vous trouvez toujours une bonne raison de ne rien
faire contre ce pouvoir que vous avez.
Se cacher derrière la culpabilité, c’est ma préférée.
J’adore cette raison-là. Oh c’est horrible, oui, je suis si désolée.
Vous avez le temps de vous sentir coupable. Nous n’avons pas le temps
que vous vous sentiez coupables. Votre culpabilité est une forme
d’acquiescement à ce qui continue d’arriver. Votre culpabilité aide à
maintenir les choses telles qu’elles sont.
J’ai beaucoup entendu parler ces dernières années de
la souffrance des hommes sous le régime sexiste. Bien sûr, j’ai beaucoup
entendu parler de la souffrance des hommes toute ma vie. j’ai lu
Hamlet, bien sûr ; j’ai lu Le Roi Lear. Je suis une femme cultivée. Je
sais que les hommes souffrent. Mais il y a un nouveau truc. Vous
souffririez, cette fois, d’être informés de la souffrance d’autres
personnes. En effet ce serait nouveau.
Mais en gros votre culpabilité, votre souffrance, se
réduit à : bah, nous nous sentons vraiment très mal.Tout contribue à ce
malaise si profond des hommes : ce que vous faites, ce que vous ne
faites pas, ce que vous voulez faire, ce que vous ne voulez pas vouloir
faire mais que vous allez faire quand même. Je pense que votre angoisse
se résume à : bah, nous nous sentons vraiment très mal. Et je suis
désolée que vous vous sentiez si mal, si inutilement et bêtement mal,
parce que d’une certaine manière, c’est cela votre tragédie. Et je ne
dis pas que c’est parce que vous ne pouvez pas pleurer, et je ne dis pas
que c’est parce qu’il n’y a pas de réelle intimité dans votre vie. Et
je ne dis pas cela .parce que l’armure avec laquelle vous vivez en tant
qu’hommes est abrutissante : et je ne doute pas qu’il en soit ainsi.
Mais je ne dis rien de cela.
Je veux dire qu’il y a une relation entre la manière
dont les femmes sont violées et votre socialisation à violer et la
machine de guerre qui vous broie et qui vous recrache : la machine de
guerre à travers laquelle vous passez, tout comme cette femme passait
dans le hachoir à viande de Larry Flynt sur la couverture du magazine
Hustler. Vous feriez sacrément mieux de croire que vous êtes impliqués
dans cette tragédie, que c’est aussi la vôtre. Parce que vous devenez
des enfants soldats à partir du jour où vous êtes nés, et tout ce que
vous apprenez sur comment mettre de côté l’humanité des femmes vient
s´ajouter au militarisme du pays dans lequel vous vivez et du monde dans
lequel vous vivez.Cela s’intègre aussi au système économique que vous
prétendez souvent combattre.
Et le problème, c’est que vous croyez que c’est
ailleurs : et ce n’est pas ailleurs. C’est en vous. Les macs et les
faiseurs de guerre parlent pour vous. Le viol et la guerre ne sont pas
si différents. Et ce que les macs et les faiseurs de guerre font, c’est
vous rendre si fiers d’être des hommes qui peuvent l’avoir dure et la
mettre profond. Et ils prennent cette sexualité acculturée, ils vous
mettent dans de petits uniformes et ils vous envoient pour tuer et
mourir. A présent, je ne vais pas vous laisser entendre que je pense que
cela est plus important que ce que vous faites aux femmes, parce que je
ne le pense pas.
Mais je pense que si vous voulez regarder ce que ce
système vous fait, alors voici où vous devriez commencer à regarder :
les politiques sexuelles de l’agression tant que les politiques
sexuelles du militarisme. Je pense que les hommes ont très peur des
autres hommes. C’est quelque chose que vous essayez quelquefois
d’aborder dans vos petits groupes, comme si changer vos attitudes les
uns envers les autres pouvait faire disparaître cette peur.
Mais tant que votre sexualité aura quelque chose à
voir avec l’agression et que votre sens du droit à l’humanité aura à
voir avec le fait d’être supérieur à d’autres personnes – et il y a
tellement de mépris et d’hostilité dans vos attitudes à l’égard des
femmes et des enfants comment ne pourriez-vous pas avoir peur les uns
des autres ? Je crois que vous saisissez bien, sans vouloir l’assumer
politiquement, que les hommes sont très dangereux : parce que vous
l’êtes.
La solution du mouvement des hommes pour rendre les
hommes moins dangereux en changeant la façon de vous toucher et de vous
percevoir les uns les autres n’est pas une solution. C’est une
récréation.
Ce congrès traite aussi de l’homophobie. L’homophobie
est très importante : c’est très important dans la façon dont
fonctionne la domination masculine. A mon avis, la répression de
l’homosexualité masculine existe dans le but de protéger le pouvoir
masculin. Fais-le à elle. C’est-à-dire : tant que les hommes violent, il
est important que les hommes soient orientés à violer des femmes. Tant
que la sexualité sera remplie d’hostilité et exprimera à la fois le
pouvoir sur et le mépris pour l’autre personne, il est très important
pour les hommes de ne pas être déclassés, stigmatisés comme féminins,
utilisés de la même manière.
Le pouvoir des hommes en tant que classe repose sur
le fait de maintenir les hommes sexuellement inviolés et les femmes
sexuellement utilisées par les hommes. L’homophobie aide à maintenir ce
pouvoir de classe : elle vous aide également en tant qu’individus à vous
protéger les uns des autres, à vous protéger du viol. Si vous voulez
faire quelque chose concernant l’homophobie, vous allez devoir faire
quelque chose concernant le fait que les hommes violent, et que la
contrainte sexuelle n’est pas accessoire dans la sexualité masculine
dans sa pratique, elle en est le paradigme, le fondement
Certains d’entre vous sont très préoccupés par la
montée de la Droite en Amérique, comme si c’était quelque chose qui
était séparé des enjeux du féminisme ou du mouvement des hommes. Il y a
cette caricature que j’ai vue et qui l’illustrait joliment. C’était un
grand dessin de Ronald Reagan représenté en cow-boy avec un gros chapeau
et un flingue. Et ça disait : « Un flingue dans chaque étui, une femme
enceinte dans chaque maison. Faites de l’Amérique un homme à nouveau. »
Voilà la politique de la Droite.
Si vous êtes effrayés par l’ascension du fascisme
dans ce pays – et vous seriez bien stupides de ne pas l’être en ce
moment – alors vous feriez mieux de comprendre que la racine du problème
a quelque chose à voir avec la domination masculine et avec le contrôle
des femmes, l’accès sexuel aux femmes, les femmes comme esclaves pour
la reproduction, la propriété privée des femmes. C’est le programme de
la Droite. C’est le code moral dont ils parlent. C’est ce qu’ils veulent
dire. C’est ce qu’ils veulent. Et la seule résistance à leur opposer,
et qui compte, est une opposition à l’appropriation des femmes par les
hommes.
Comment faire quelque chose à propos de tout ça ? Le
mouvement des hommes semble rester bloqué sur deux points. Le premier
est que les hommes ne se sentent pas très bien par rapport à eux-mêmes.
Comment le pourriez-vous ? Le second est que les hommes viennent me
voir, moi ou d’autres féministes, et disent, "Ce que vous dites à propos
des hommes n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai me concernant. Je ne
ressens pas les choses de cette manière. Je suis opposé à tout ça."
Et je dis : ne me le dites pas à moi. Dites-le aux
pornographes. Dites-le aux macs. Dites-le aux faiseurs de guerre.
Dites-le à ceux qui font l’apologie du viol et à ceux qui célèbrent le
viol et aux idéologues pro-viol. Dites-le aux romanciers qui pensent que
le viol est merveilleux..Dites-le aux pornocrates comme Larry Flynt et
Hugh Hefner Il est inutile de me le dire. Je ne suis qu’une femme. Il
n’y a rien que je puisse faire à ce propos. Ces hommes se permettent de
parler pour vous. Ils sont dans l’espace public en train de dire qu’ils
vous représentent. Si ce n’est pas le cas, alors vous feriez bien mieux
de le leur faire savoir.
Ensuite il y a le monde privé de la misogynie : ce
que vous savez les uns des autres ; ce que vous dites dans la vie
privée ; l’exploitation que vous voyez dans la sphère privée ; les
relations appelées amour, basées sur l’exploitation. Il ne suffit pas
d’aller à la rencontre de la féministe de passage et de lui dire :
« bah, je déteste ça. »
Dites-le à vos amis qui le font. Et il y a des rues
dehors dans lesquelles vous pouvez dire ces choses haut et fort, pour
peser sur les institutions actuelles qui maintiennent ces violences.
Vous n’aimez pas la pornographie ? Je voudrais pouvoir croire que c’est
vrai. Je le croirai quand je vous verrai dans la rue. Je le croirai
quand je verrai une opposition politique organisée. Je le croirai quand
les macs se retireront des affaires parce qu’il n’y aura plus de
consommateurs.
Vous voulez mobiliser les hommes. Vous n’avez pas à
trouver les sujets sur lesquels vous mobiliser. Ces sujets font partie
de la trame de votre vie quotidienne.
Je veux vous parler d’égalité, de ce qu’est l’égalité
et de ce qu’elle veut dire. Ce n’est pas juste une idée. Ce n’est pas
un mot fade qui finit par ne plus vouloir rien dire. Cela n’a rien à
voir avec toutes les déclarations du type : « Oh, cela arrive aussi aux
hommes. » Je pointe une violence et j’entends : « Oh, cela arrive aussi
aux hommes. » Ce n’est pas l’égalité pour laquelle nous nous battons.
Nous pourrions changer notre stratégie et dire : « Eh bien, OK, nous
voulons l’égalité : nous allons planter quelque chose dans le cul d’un
homme toutes les trois minutes. »
.
.
Vous n’avez jamais entendu cela de la part du
mouvement féministe, parce que pour nous, l’égalité garde une dignité et
une importance réelles. Ce n’est pas un mot stupide qui peut être tordu
dans tous les sens et rendu ridicule comme si il n’avait pas de
signification réelle.
Comme façon de pratiquer l’égalité, une vague idée
d’abandonner le pouvoir est inutile. Quelques hommes ont des pensées
confuses à propos d’un avenir où les hommes vont abandonner le pouvoir,
ou un homme en particulier va abandonner certains de ses privilèges.
L’égalité, ce n’est pas ça non plus
L’égalité est une pratique. C’est une action. C’est
une manière de vivre. C’est une pratique sociale. C’est une pratique
économique. C’est une pratique sexuelle. Elle ne peut pas exister dans
le vide. Vous ne pouvez pas l’avoir à la maison si, quand la famille
sort du foyer, il est dans un monde où sa suprématie est basée sur
l’existence de sa bite et elle est dans un monde d’humiliation et
d’avilissement parce qu’elle est perçue comme étant inférieure et parce
que sa sexualité est une malédiction.
Ce n’est pas pour dire que la tentative de pratiquer
l’égalité chez soi ne compte pas. Ça compte, mais ce n’est pas
suffisant. Si vous aimez l’égalité, si vous croyez en elle, si c’est la
manière dont vous voulez vivre – pas juste un homme et une femme
ensemble dans un foyer mais aussi un homme et un homme ensemble dans un
foyer et une femme et une femme ensemble dans un foyer – si l’égalité
est ce dont vous avez envie et que vous y tenez, alors vous devez vous
battre pour des institutions qui en feront une réalité sociale
Il n’est pas juste question de votre attitude. Il ne
suffit pas de penser l’égalité pour la faire exister. Vous ne pouvez pas
essayer parfois lorsque ça vous arrange et la mettre de côté le reste
du temps. L’égalité est une discipline. C’est une manière de vivre.
C’est une nécessité politique de créer l’égalité dans les institutions.
Et autre chose à propos de l’égalité : elle ne peut pas coexister avec
le viol. Elle ne le peut pas. Et elle ne peut pas coexister avec la
pornographie ou avec la prostitution ou avec la dégradation économique
des femmes à tous niveaux, de quelque manière que ce soit. Elle ne peut
pas leur coexister, parce que l’infériorité des femmes y est implicite.
Je veux voir l’actuel mouvement des hommes prendre un
s’engager réellement à mettre un terme au viol parce que c’est le seul
engagement significatif pour l’égalité. C’est surprenant que dans toutes
les sphères du féminisme et de l’antisexisme, nous ne parlions jamais
sérieusement de comment mettre un terme au viol. Y mettre un terme.
L’arrêter. Pas un seul de plus. Pas un viol de plus. Au fond de
nous-mêmes, ne nous accrochons-nous pas à un ultime reliquat de biologie
pour tenter d’expliquer son caractère inévitable ? Pensons-nous que le
viol continuera toujours à exister quoi que nous fassions ? Toutes nos
actions politiques sont des mensonges si nous ne prenons pas un
engagement à mettre un terme à la pratique du viol. Cet engagement doit
être politique. Il doit être sérieux. Il doit être méthodique. Il doit
être public. Il ne peut pas être complaisant.
Les choses que le mouvement des hommes a voulues sont
des choses qui ont de la valeur. Ça a de la valeur, l’intimité. Ça a de
la valeur, la tendresse. Ça a de la valeur, la coopération. Ça a de la
valeur, une vie émotionnelle sincère. Mais vous ne pouvez pas les vivre
dans un monde où existe le viol. Mettre un terme à l’homophobie, ça a de
la valeur. Mais vous ne pouvez pas le faire dans un monde où existe le
viol. Le viol fait obstacle à chacune de ces choses auxquelles vous
dites aspirer. Et par viol, vous savez ce que je veux dire. Un juge n’a
pas besoin d’entrer dans cette salle et de dire que selon telles ou
telles lois, voici les éléments de preuve. Nous parlons de toutes les
formes de contrainte sexuelle, y compris la contrainte par la pauvreté.
Il ne peut pas exister d’égalité ou de tendresse ou
d’intimité tant qu’il y a le viol, car le viol signifie la terreur. Cela
veut dire qu’une partie de la population vit dans un état de terreur et
qu’elle feint, pour vous contenter et vous apaiser, que ce n’est pas le
cas. De sorte qu’il n’y a pas d’honnêteté. Comment peut-il y en avoir ?
Pouvez-vous imaginer ce que c’est que de vivre en tant que femme jour
après jour avec la menace du viol ? Ou ce que c’est que de vivre avec
cette réalité ? Je veux vous voir utiliser ces corps légendaires et
cette force légendaire et ce courage légendaire et cette tendresse que
vous dites avoir : je veux vous voir "...vous voir les retourner à
l’avantage des femmes – et cela signifie contre les violeurs, contre les
macs et contre les pornographes. Il s’agit de bien plus qu’un simple
renoncement personnel. Il s’agit d’une attaque méthodique, politique,
active et publique. Et il y a eu très peu de ça.
Je suis venue ici aujourd’hui parce que je ne crois
pas que le viol soit inévitable ou naturel. Si je le croyais, je
n’aurais aucune raison d’être là. Si je le croyais, ma pratique
politique serait différente de ce qu’elle est. Vous ne vous êtes jamais
demandé pourquoi nous ne sommes pas en conflit armé avec vous ? Ce n’est
pas parce qu’il y a une pénurie de couteaux de cuisine dans ce pays.
C’est parce que nous croyons en votre humanité, malgré toutes les
preuves du contraire.
Nous ne voulons pas du travail qui consiste à vous
aider à croire en votre humanité. Nous ne pouvons plus le faire. Nous
avons toujours essayé. Nous avons été systématiquement récompensées par
de l’exploitation et des insultes. Ce travail, vous allez devoir le
faire vous-même à partir de maintenant, et vous le savez.
La honte des hommes face aux femmes est, je pense,
une réponse appropriée, à la fois pour ce que les hommes font et pour ce
qu’ils ne font pas. Je pense que vous devriez être honteux. Mais ce que
vous faites de cette honte, c’est de vous en servir comme excuse pour
continuer à faire ce qui vous arrange, et continuer à ne rien faire
d’autre, et vous devez arrêter. Vous devez arrêter. Votre psychologie ne
compte pas. Combien vous souffrez importe en définitive aussi peu que
combien nous souffrons. Si nous nous étions juste assises pour se dire à
quel point le viol nous fait du mal, pensez-vous qu’il y aurait eu un
seul des changements que vous avez vus dans ce pays ces quinze dernières
années ? Il n’y en aurait pas eu.
C’est vrai que nous devons parler les un-es aux
autres. Comment après tout aurions-nous pu découvrir que nous n’étions
pas la seule femme au monde à ne pas avoir « couru après » le viol et
les coups. On ne pouvait pas le lire dans les journaux, pas à ce
moment-là. On ne pouvait même pas trouver un livre à ce sujet. Mais vous
savez ces choses et maintenant la question est qu’allez-vous faire ; de
plus, votre honte et votre culpabilité sont à côté de la plaque. Elles
ne nous importent pas du tout, de quelque manière que ce soit. Elles ne
sont bonnes à rien. Elles ne font rien.
En tant que féministe, je porte personnellement en
moi le viol de toutes les femmes à qui j’ai parlé au cours des dix
dernières années. En tant que femme, je porte en moi mon propre viol.
Est-ce que vous vous rappelez des images des villes d’Europe pendant la
peste, quand les charrettes traversaient les rues et que des gens ne
faisaient que ramasser les cadavres et les entasser dedans ? Et bien,
voilà ce à quoi ressemble notre savoir sur le viol. Des piles et des
piles et des piles de corps qui ont des vies entières et des noms
humains et des visages humains.
Je parle pour de nombreuses féministes, pas seulement
pour moi, quand je vous dis que je suis fatiguée de ce que je sais et
qu’aucun mot ne peut exprimer la profondeur de ma tristesse concernant
ce qui a déjà été fait aux femmes jusqu’à cet instant même, à 14 heures
24 aujourd’hui, ici à cet endroit.
Et je veux un jour de répit, un jour de congé, un
jour au cours duquel de nouveaux corps ne s’amoncelleront pas, un jour
au cours duquel aucune nouvelle agonie ne s’ajoutera aux anciennes, et
je vous demande de me le donner. Et comment pourrais-je vous en demander
moins – c’est si peu. Et comment pourriez-vous m’en offrir moins –
c’est si peu. Même dans les guerres, il y a des jours de trêve. Allez-y
et organisez une trêve. Faites obstacle à votre camp pour un jour. Je
veux une trêve de vingt-quatre heures durant laquelle il n’y aura pas de
viol.
Je vous mets au défi d’essayer. J’exige que vous
essayiez. Je suis prête à vous supplier d’essayer. Que pourriez-vous
bien faire d’autre ici ? Qu’est-ce que votre mouvement pourrait bien
signifier d’autre ? Qu’est-ce qui pourrait avoir autant d’importance ?
Et ce jour-là, ce jour de trêve, ce jour où pas une
femme ne sera violée, nous commencerons la pratique réelle de l’égalité,
parce que nous ne pouvons pas la commencer avant ce jour-là. Avant ce
jour-là, elle ne veut rien dire parce qu’elle n’est rien ; elle n’est
pas réelle ; elle n’est pas vraie. Mais ce jour-là, elle deviendra
réelle. Et alors, plutôt que le viol, pour la première fois dans nos
vies – tant les hommes que les femmes – nous commencerons à faire
l’expérience de la liberté.
Si vous avez une conception de la liberté qui inclut
l’existence du viol, vous avez tort. Vous ne pouvez pas changer ce que
vous dites vouloir changer. En ce qui me concerne, je veux faire
l’expérience d’un seul jour de réelle liberté avant de mourir. Je vous
laisse ici travailler à cela pour moi et pour toutes les femmes que vous
dites aimer.
le titre original du texte est : " I want a
twenty-four-hour truce during which there is no rape. ", et il est tiré
de l’ouvrage : Letters from a War Zone : Writings (1988).
Traduction : Caroline Le Hénaff, Choralyne Dumesnil, Martin Dufresne, Pierre-Guillaume Prigent, Simon Chollet, Yeun l-y
Nous remercions à l´editeur de l´ouvrage la permission de publier ce texte traduit de l´ogininal.Traduction : Caroline Le Hénaff, Choralyne Dumesnil, Martin Dufresne, Pierre-Guillaume Prigent, Simon Chollet, Yeun l-y
Oeuvres en ligne
http://radfem.org/category/andrea-dworkin/
Source : http://www.tanianavarroswain.com.br/labrys/labrys24/libre/andrea.htm
Andrea Dworkin
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