Introduction à l’ouvrage de Richard Poulin : Une culture d’agression. Masculinités, industries du sexe, meurtres en série et de masse
Avec l’aimable autorisation de l’auteur
*
Masculinités, industries du sexe, meurtres en série et de masse
M éditeur, 2017 Saint-Joseph-du-Lac (Québec), 260 pages
Source : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/10/24/introduction-a-louvrage-de-richard-poulin-une-culture-dagression-masculinites-industries-du-sexe-meurtres-en-serie-et-de-masse/
Pourquoi des hommes agressent-ils sexuellement
des femmes, des enfants ou d’autres hommes ? Pourquoi des hommes
payent-ils pour des relations sexuelles ? Pourquoi consomment-ils de la
pornographie ? Pourquoi battent-ils leur compagne ? Pourquoi tuent-ils
leur conjointe et leurs enfants, ou exclusivement leurs enfants ?
Pourquoi prennent-ils les armes pour massacrer leurs collègues d’étude,
de travail ou des gens à l’église, à la mosquée, à la synagogue, ou
encore tirent-ils de façon aléatoire sur des cibles qui leur sont
inconnues ? Pourquoi sont-ils des meurtriers en série à caractère
sexuel ?
Les histoires de crimes dits conjugaux, qui sont en
fait des crimes très majoritairement masculins, ponctuent l’actualité de
façon récurrente. Les comptes rendus dans les médias sur les cas de
harcèlement sexuel comme ceux faisant état d’agressions sexuelles en
font tout autant.
On s’émeut lorsqu’il est question de crimes haineux,
mais les viols et les meurtres de femmes ne sont pas vus comme des
crimes de haine, et la pornographie échappe à la caractérisation de
propagande haineuse à l’égard des femmes. Non, la pornographie
relèverait tout simplement de la liberté d’expression (en fait, au
mieux, elle serait du ressort de la liberté de commerce). Pourtant, la
propagande haineuse est criminalisée par de nombreux États, ce qui
s’avère une entorse à la liberté d’expression. Et la prostitution de
millions de femmes n’émeut guère les gens qui défendent la pornographie
en tant que liberté. Pour beaucoup, la prostitution serait une activité
comme une autre, un simple travail, relèverait d’un choix individuel
rationnel, et rien ne devrait interdire le droit des hommes à user des
femmes soumises à leur service sexuel. Toute une industrie mondiale a
été développée au profit des prostitueurs, ce qui a engendré le
développement de la traite des femmes et des enfants à des fins de
prostitution et le tourisme dit sexuel. La prostitution est devenue
banale dans de nombreux pays. Elle est légale dans les bordels, les
vitrines ou les zones de tolérance de certains pays comme l’Allemagne,
les Pays-Bas, la Suisse et ailleurs, largement tolérée par d’autres pays
qui engrangent des devises étrangères sur le sexe des femmes, comme la
Thaïlande, la Corée du Sud et ailleurs.
Certes, tous les hommes ne deviennent pas des
prostitueurs. Or, lorsque la prostitution est une industrie comme une
autre, alors le nombre d’hommes qui payent pour l’accès sexuel au corps
d’une femme ou d’un enfant augmente de façon importante. Si, au Canada,
environ 11% des hommes ont eu des relations sexuelles tarifées et, en
France, environ 12,5%, aux Pays-Bas, c’est désormais 60% des hommes, en
Allemagne, c’est 66%, et au Cambodge, haut lieu de tourisme
pédocriminel, c’est 65%. Déjà en 1995, 75% des Thaïlandais avaient payé
pour du sexe. En Suède, en 1998, soit avant l’adoption d’une loi
pénalisant les prostitueurs et criminalisant les proxénètes, environ 13%
des hommes étaient des prostitueurs occasionnels ou réguliers, en
2013, ils n’étaient plus que 8,5%.
Pénaliser les prostitueurs n’affecte qu’une minorité
d’hommes (sauf dans les pays qui ont depuis des dizaines d’années
normalisé l’industrie de la prostitution), tandis que légaliser et
légitimer cette industrie affecte la société dans sa totalité. Dans ces
sociétés, il apparaît normal que les femmes soient au service sexuel des
hommes, que leur destin en soit un de soumission aux besoins et au
plaisir du « premier » sexe.
Beaucoup d’hommes dissocient le sexe de
l’affectivité. C’est évidemment le cas des prostitueurs. C’est ce que de
nombreux hommes apprennent dans la pornographie. C’est ce que certains
pratiquent violemment en agressant sexuellement leur partenaire ou une
inconnue. Cette dissociation est l’un des traits de la masculinité dans
une société patriarcale.
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En février 2012, Dominique Strauss-Kahn, l’ancien
directeur du Fonds monétaire international (FMI), est interrogé par la
police française dans le cadre d’une investigation sur un réseau de
prostitution dans l’affaire dite du Carleton de Lille. Il est mis en
examen pour « proxénétisme aggravé en bande organisée ». L’ancien patron
du FMI était accusé d’être la tête pensante d’un petit réseau de
prostitution dédié à ses besoins. Il est finalement relaxé. N’était-il
pas, selon ses avocats, qu’un client « de la prostitution dans une fête
“gauloise” » avec « une bande de potes qui ont fait la fête » et qui se
sont adonnés à « une balade un peu virile et canaille » ? Quoi de mal à
cela ?
*
En 2011, Nafissatou Diallo, une femme de chambre
travaillant à l’hôtel Sofitel de New York, porte plainte pour agression
sexuelle, tentative de viol et séquestration contre Dominique
Strauss-Kahn, alors directeur du FMI. La plainte n’est pas retenue au
criminel, la victime manquant de crédibilité aux yeux du procureur de la
poursuite. En 2015, Marcel Aubut se voit obligé de démissionner de son
poste de président du Comité olympique canadien à la suite d’allégations
de harcèlement sexuel portées par des employées dudit comité. En 2014,
neuf femmes ont accusé Jian Ghomeshi, un animateur vedette de
CBC/Radio-Canada, de violence et d’agression sexuelle. Il a finalement
été acquitté. En 1997, le tueur en série Robert Pickton est arrêté pour
tentative de meurtre, puis rapidement relâché, car sa victime n’était
qu’une jeune femme prostituée toxicomane, donc une personne non crédible
aux yeux des forces de l’ordre et de la justice. Par la suite, des
dizaines de femmes ont payé de leur vie cette indifférence. En 2014,
deux députés du Parti libéral du Canada, Massimo Pacetti et Scott
Andrews, sont suspendus à cause d’allégations de harcèlement sexuel. En
2016, c’est au tour de Gerry Sklavounos, député du Parti libéral du
Québec, d’être la cible d’allégations d’agression sexuelle. Bertrand
Charest, l’ancien entraîneur de l’équipe féminine nationale junior de
ski alpin, a été accusé d’avoir agressé sexuellement 12 athlètes d’âge
mineur ; sa fédération sportive aurait détourné les yeux et peut-être
même étouffé l’affaire. Il a été reconnu coupable de 37 des 57 chefs
d’accusation.
Les exemples pourraient être multipliés. Des hommes
en situation de pouvoir abusent de leur pouvoir. Ces hommes ont
l’habitude de se faire obéir et de profiter d’autrui. Ils ne sont pas
les seuls à le faire, tant s’en faut, car beaucoup d’hommes harcèlent et
agressent sexuellement les femmes, mais leur impunité est grande, même
si le mouvement des femmes a commencé à la fissurer. Soulignons qu’au
Québec, une femme sur trois a été victime d’au moins une agression
sexuelle depuis l’âge de 16 ans1. En conséquence, le nombre
d’agresseurs sexuels est très important, trop important pour que leurs
gestes soient considérés comme des cas isolés résultant d’actes posés
par des individus méprisables, sans empathie pour autrui, et profiteurs.
Car cela relève d’un système, d’une culture d’agression.
En riposte aux nombreux actes de harcèlement et
d’agression non dénoncés – ce qu’a mis en lumière l’affaire Gomeshi –
voit le jour le mouvement #AgressionNonDenoncee, lancé par la Fédération
des femmes du Québec sur Twitter. C’est le pendant francophone de
#BeenRapedNeverReported. Selon l’Enquête sociale générale sur la
victimisation de 2014, on estime que le taux de dénonciation des
agressions sexuelles est seulement de 5%.
On assiste aussi à une mobilisation dans les
universités d’étudiantes dénonçant la « culture du viol » au sein des
doctes institutions. Il s’ensuit un certain nombre de manifestations et
une sensibilisation de la population. Grâce à ces actions et à la suite
de scandales à répétition, les choses ont commencé à bouger. Le silence
complice des autorités a été ébranlé. En effet, les criminels sexuels
bénéficient d’une relative impunité. En 2014, selon Statistique Canada,
sur 633 000 agressions sexuelles déclarées par sondage, il n’y a eu que
12 663 agressions déclarées par la police, malgré 20 735 plaintes. Il y a
eu 9 088 inculpations, 3 752 poursuites et seulement 1 814
condamnations, ce qui est très peu eu égard aux agressions subies. Le
scandale est tel que plusieurs gouvernements au Canada ont décidé qu’il
fallait réévaluer l’ensemble des plaintes dites non fondées qui ont été
laissées de côté par les forces de l’ordre. Ainsi, la Police provinciale
de l’Ontario a annoncé que 4 000 rapports d’enquête reliés à des cas
allégués d’agressions sexuelles seront révisés. Au Canada, 19% des
dossiers ouverts, entre 2010 et 2014, par les forces policières étaient
jugés sans fondement. Au Nouveau-Brunswick, ce nombre atteint 32%. Au
Québec, 21% des plaintes pour agressions sexuelles portées à l’attention
de la Sûreté du Québec, de 2009 à 2014, ont été rejetées.
Pourquoi l’immense majorité des viols ne terminent-ils jamais par une sanction ? Le viol serait-il un crime presque ordinaire ?
Certes, tous les hommes ne violent pas. Toutefois,
lorsque les agresseurs sexuels bénéficient d’une impunité, lorsque leurs
victimes sont responsabilisées des crimes subis ou qu’elles sont
décrédibilisées par un système inique, les vannes sont alors grandes
ouvertes…
Le harcèlement sexuel et le viol en tant que
dispositif de subordination et d’intimidation d’un sexe au profit de
l’autre sont un moyen utilisé consciemment ou non, en temps de guerre
comme en temps de paix, par les hommes pour se sentir supérieurs, pour
mettre à leur place les femmes, pour montrer qui règne et qui doit se
soumettre.
De 40 à 50 % des femmes des pays de l’Union
européenne auraient subi des avances sexuelles non désirées, des
contacts physiques ou d’autres formes de harcèlement sexuel au travail.
Aux États-Unis, 83 % des filles âgées de 12 à 16 ans auraient subi une
forme ou une autre de harcèlement sexuel dans les écoles publiques.
Des estimations prudentes suggèrent que 20 000 à 50
000 femmes auraient été violées pendant la guerre de 1992-1995 en
Bosnie-Herzégovine, alors qu’approximativement 250 000 à 500 000 femmes
et filles ont subi le même sort lors du génocide rwandais de 1994. En
Sierra Leone, de 50 000 à 64 000 femmes vivant dans des camps de
personnes déplacées à l’intérieur de leur pays auraient été sexuellement
agressées par les combattants entre 1991 et 2001. Dans l’est de la
République démocratique du Congo, au moins 200 000 cas de violences
sexuelles, la plupart commises contre des femmes et des filles, ont été
enregistrés depuis 1996 : les chiffres réels sont certainement plus
élevés encore.
Le viol est une redoutable arme de terreur. Et c’est une véritable arme de guerre.*
Violences dites domestiques ou conjugales, agressions
sexuelles, meurtres2, féminicide (comme celui de Ciudad Juárez par
exemple), les femmes sont les principales cibles des violences
masculines. Une étude menée par l’Organisation mondiale de la santé
(OMS), à partir d’interviews de 24 000 personnes dans dix pays
différents, montre une prévalence de violence « conjugale » masculine.
Elle affecterait de 15 à 70% des femmes interrogées selon le pays. Ce
n’est donc pas sans raison que le mouvement autonome des femmes a mis
beaucoup de ses énergies à combattre la violence masculine.
On a assisté au cours des deux dernières décennies au
retour en force de la femme-objet. Outre la marchandisation de la
sexualité (ainsi que de la maternité), le diktat des apparences (beauté
associée à l’obligation du toujours-jeune), la sexualité performative,
les transformations corporelles (chirurgie plastique, entre autres),
etc., posent des questions non seulement sur les rapports sociaux de
sexe, mais également sur le rapport au corps. Sans compter les
phénomènes d’hypersexualisation et de sexualisation précoce qui font des
jeunes filles des objets sexuels à convoiter dans une société où,
paradoxalement, la pédophilie reste l’un des derniers tabous. De ce
point de vue, quel est le bilan de la « libéralisation » sexuelle ?
N’assistons-nous pas à une contre-révolution sexuelle ?
*
Pornographie, prostitution, traite à des fins
d’exploitation sexuelle, tourisme de prostitution ont d’ailleurs connu
une croissance sans précédent à l’échelle mondiale depuis la décennie
1990. Les jeunes femmes et les filles, qui constituent 98% des cas de la
traite à des fins d’exploitation sexuelle, sont les proies et les
hommes prostitueurs et proxénètes. Tous les hommes ? D’une certaine
façon oui, comme groupe dominant ; d’une autre non, certains
s’identifiant à la lutte pour l’égalité des femmes remettent en cause
des facettes de la masculinité. Cependant, tous, d’une façon ou d’une
autre, ont des privilèges liés à la domination patriarcale et à la
perpétuation de la division sexuelle du travail.
Dans certains pays, les femmes sont juridiquement
inférieures. Elles sont soumises, violées, achetées et vendues,
répudiées, excisées, lapidées, tuées pour l’honneur… Victimes de la
traite à des fins d’exploitation sexuelle – des millions de victimes par
année – et de la traite à des fins de mariage forcé, notamment dans les
pays comme l’Inde et la Chine où les pratiques patriarcales ont créé un
déficit de femmes à marier. Bref, elles sont victimes d’une « économie
vaginale » industrialisée et mondialisée. Le trafic des femmes à des
fins d’exploitation domestique et de travail forcé, y compris au Canada –
ce qui est bien documenté dans le cas des Philippines –, permet aux
États d’origine ou « émetteurs » d’engranger des devises fortes servant à
payer leur dette. La mondialisation capitaliste actuelle se caractérise
par une féminisation des migrations (48%), due en partie à la traite
des femmes et au trafic des migrantes. L’effondrement des sociétés
bureaucratiques de l’Est a généré une véritable paupérisation des femmes
de ces pays qui, désormais, constituent un cheptel pour les industries
mondialisées du sexe.
*
L’idée de la domination masculine s’impose toujours
dans nos sociétés et la sexualité n’échappe pas à cette règle. Les
violences, qu’elles soient sexuelles ou non, commises par les hommes
puisent en grande partie leur origine dans certains clichés sur les
droits des hommes dans le domaine des rapports sociaux de sexe.
Il y a aussi ce qui a été nommé la « culture du
viol ». Sous cette expression se cache la banalisation des viols. Que ce
soit dans l’art, dans la publicité ou encore dans la fiction (les
mythes, la pornographie, les romans, le cinéma, etc.), les scènes de
viol sont très répandues. La culture du viol est alimentée par les
différentes idées reçues en matière de viol et de violences sexuelles.
« Une femme qui dit non veut en fait dire oui ou finira par dire oui »
puisqu’elle découvrira ce qu’est une bonne relation sexuelle avec un
vrai mec !
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Comment les membres d’un jury pourraient-ils croire
qu’un père qui assassine ses enfants âgés de trois et cinq ans, à l’arme
blanche, en les frappant à 46 reprises, est criminellement
responsable ? Largement présent dans notre société, le sens commun veut
que, tacitement, un tel homme ne puisse agir que sous le coup de la
folie et, en toute justice, il faut le faire soigner plutôt que de
l’enfermer en prison3.
Le jury a déclaré Guy Turcotte non criminellement
responsable de ses crimes. Il a pu recouvrer sa liberté d’un
établissement psychiatrique, après un séjour de 46 mois, ce qui a
scandalisé beaucoup de gens.
La Couronne a fait appel du jugement. Elle considère
que Guy Turcotte a tué ses enfants de sang-froid pour se venger de sa
femme qui l’avait quitté pour un autre homme. Cette allégation doit être
prise au sérieux et explorée plus à fond4.
La folie est souvent retenue pour expliquer les
meurtres qui se produisent dans le cadre familial. Pourtant, cette
violence s’inscrit dans un contexte social et culturel spécifique.
Aussi, l’affaire Turcotte n’est-elle pas un cas isolé ou unique.
Aux États-Unis, 74% des femmes assassinées par leur
partenaire le sont après une séparation ou un divorce. Ces hommes
estiment que leur partenaire est leur propriété. Des hommes, qui
craignent de ne pouvoir obtenir la garde de leurs enfants, prennent des
mesures létales pour que personne ne l’obtienne. En 1997, à
L’Ancienne-Lorette, Serge Vachon a poignardé sa femme et abattu par
balle leurs deux enfants âgés d’un et de huit ans, après avoir pris
connaissance que sa femme envisageait de divorcer. En 2003, Jacques
Picard a assassiné sa femme et leurs deux enfants. Encore une fois, il
s’agit d’une situation où la femme voulait quitter son mari.
De façon caractéristique, les hommes qui tuent leurs
proches sont persuadés que les membres de leur famille leur
appartiennent, qu’ils ne peuvent pas avoir une vie indépendante d’eux.
L’anecdote suivante est révélatrice de cet état de fait. Après avoir
enduré pendant des années les violences physiques et psychologiques de
son mari, une femme décide de demander le divorce. Lorsque le mari
reçoit les formulaires officiels du divorce, il se rend au lieu où sa
femme travaille et la tue de plusieurs coups de feu. Il se suicide
ensuite. Plus tard, les policiers retrouvent les formulaires du divorce
sur le tableau de bord de son véhicule. Il est écrit en grosses lettres
sur la première page : « Il n’y a pas eu de divorce. »
La violence brutale et meurtrière frappe des milieux
comme la famille, le travail ou l’école. Pourtant, ces milieux évoquent
d’abord et avant tout la sécurité, le réconfort ou l’épanouissement
personnel et intellectuel. Pas la violence. Or, depuis une trentaine
d’années, ils ont été le théâtre d’un nombre croissant de tueries
sanglantes. À partir des années 1980, mais surtout des années 1990, on a
assisté à une hausse très importante du nombre de meurtres de masse
(trois victimes et plus), ce qui fait régulièrement les manchettes.
Les hommes constituent la très grande majorité des tueurs et la majorité des tueries se produisent dans le milieu familial.
Contrairement à la croyance populaire, le tueur
(conjoint et père) pense, organise et mène à son terme l’action
destructrice. Ce n’est pas un acte impulsif, bien que, fréquemment, il y
ait un événement déclencheur comme une séparation ou un divorce.
Cependant, il peut s’écouler plusieurs jours, semaines ou mois avant que
l’individu passe à l’acte.
L’action meurtrière se manifeste brutalement, comme
dans un excès de rage. Elle apparaît pour ceux qui la subissent ou ceux
qui y sont extérieurs comme un excès incompréhensible, une déflagration
inattendue et maladive. Cette violence est pourtant chargée de sens.
L’appropriation patriarcale de l’autre constitue un élément fondamental
de cette dynamique. « Tu m’appartiens, donc tu n’appartiendras à aucun
autre », « Mes enfants m’appartiennent, aucune autre personne ne les
aura, surtout pas toi, ma femme », s’écrient ces hommes qui tuent leur
partenaire ou leurs enfants. La violence du meurtrier constitue une mise
en valeur de soi-même, une manifestation de sa puissance égotique, de
sa domination et de son appropriation de l’autre, lesquelles,
soudainement, sont minées par un acte d’indépendance de la part de la
conjointe, qu’il faut impérativement punir en la tuant ou en tuant ses
enfants.
Alors, les discours qui installent la violence du
côté de la seule psychologie des tueurs (« rien ne laissait présager un
tel acte de folie ») ne s’intéressent guère aux significations sociales
sexistes desdites violences. Ils refusent de nommer cette violence, qui
est masculine, et, de ce fait, ils l’occultent. Aussi, ces meurtres
apparaissent-ils incompréhensibles ; dès lors, ils ne peuvent être que
des actes de folie.
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La banalité de la violence masculine, qui est
multiple et trop souvent létale, est mondiale et frappe les femmes et
les filles des sociétés du centre du capitalisme comme des sociétés de
la périphérie, les États démocratiques comme les dictatures. La pratique
massive des viols pendant les guerres n’est pas l’apanage d’un peuple,
d’une nation, d’une ethnie ou d’une religion en particulier, mais bien
de l’ensemble des armées et des milices. Les viols sont une arme de
guerre visant à terroriser et à soumettre les populations tout en
montrant qui domine et qui doit s’incliner. En outre, la mise en
fonction de lieux de « repos » au profit des guerriers qui occupent un
territoire, y compris au profit des soldats censés faire régner la paix
comme les Casques bleus, exige la soumission de dizaines de milliers ou
plus de femmes et de filles qui sont enfermées dans des bordels mis à la
disposition des hommes de troupe. Ce qui exige l’organisation d’une
traite des femmes et des filles à des fins de prostitution puis permet
le développement ultérieur du tourisme de prostitution comme le montre
l’histoire récente de la Corée du Sud, de la Thaïlande, des Philippines,
de la Bosnie-Herzégovine, etc. Ce n’est pas une culture nationale,
ethnique ou religieuse en particulier qui est la cause de cette
violence, de cette soumission des femmes au plaisir masculin, mais bien
une culture patriarcale, qui leur est commune, une culture d’agression.
*
L’idée de réunir certains de mes textes pour composer
ce livre et ainsi contribuer à nourrir la réflexion sur la culture de
l’agression à l’égard des femmes a pris naissance en Espagne dans le
cadre d’une conférence internationale portant sur le thème Hombres
trabajando para la erradicación de la prostitución (Hommes œuvrant à
l’éradication de la prostitution) organisée, en octobre 2016, par la
Comisión para la Investigación de Malos Tratos a Mujeres de Madrid.
Interviewé à la veille de la conférence internationale par Irene
Hernández Velasco du quotidien El Mundo, qui m’a questionné longuement
sur les motivations des hommes qui payent pour l’accès au sexe des
femmes, j’ai pris le taureau par les cornes et changé le contenu de ma
conférence pour l’axer sur cette question difficile. Au regard du succès
de ma conférence, dû au fait que l’assistance cherchait des réponses à
cette question, j’ai eu le sentiment qu’il était nécessaire de
poursuivre la réflexion.
Les enquêtes sur les prostitueurs montrent que c’est
Monsieur tout le monde qui paye pour du sexe. Il est issu de toutes les
classes sociales de la société. À l’évidence, la prostitution est
organisée en fonction de toutes les bourses, c’est-à-dire en fonction de
la capacité de payer des prostitueurs. Soldats, miliciens, touristes,
hommes d’affaires, politiciens, écrivains, festivaliers, policiers,
juges, prêtres, médecins, sportifs professionnels, partisans d’une
équipe, immigrés, nationaux, salariés… les prostitueurs sont aussi bien
des adolescents que des vieillards, des électriciens que des
télé-évangélistes, des courtiers que des membres des forces
d’interposition pour la paix. Certains sont à la tête d’États ou
dirigent des institutions internationales importantes. D’autres
contestent l’ordre établi : les terroristes du 11 septembre 2001
auraient, la veille de l’attentat, voulu se payer des femmes
prostituées, selon le Boston Globe. Des organisations politiques de la
gauche, y compris de la gauche radicale, s’évertuent à faire de la
prostitution une activité banale, un métier comme un autre. Et ses
partisans qui prétendent militer pour les droits des femmes vont au
bordel se payer du « bon temps » et consomment allégrement de la
pornographie.
Partout où des hommes ont des raisons de séjourner en
nombre est organisée une offre sexuelle pléthorique : événements
sportifs, congrès, festivals, lieux touristiques, conférences
internationales, sommets, etc. En fait, plus un milieu est étranger, si
ce n’est hostile au féminin, plus il célèbre la prostitution. C’est
notamment le cas des armées et des milices, des milieux sportifs et du
monde des affaires. En même temps, ce n’est pas Monsieur tout le monde
qui paye pour du sexe, car beaucoup d’hommes se refusent à exploiter le
sexe d’autrui. Ceux qui payent sont des hommes dissociés, capables de
disjoindre sexe et affectivité, de trouver du plaisir à dominer – c’est
vraisemblablement ce qui les fait jouir –, à se voir supérieurs à la
femme qui accepte, selon la somme payée, de faire ce qu’exige le
prostitueur. Ces hommes n’ont rien à faire de l’humanité de la personne
qui leur est sexuellement soumise. Elle est là pour cela. C’est une
« pute », une « salope », une « moins que rien » qui a choisi de faire
ce qu’elle fait et qui, en conséquence, mérite son sort. En outre, comme
le soutient Claudine Legardinier, « c’est dans la circulation des
femmes, transformées en objets sexuels tarifés, que se construisent les
liens entre hommes et leurs manifestations de fraternité5 ». Quel homme
d’affaires québécois n’a pas amené ses clients à un bar de danseuses
nues ? Et, en Allemagne, au bordel ou à l’eros center ? Ces lieux dédiés
à la suprématie masculine (et donc à la solidarité entre les hommes)
sont souvent les endroits où se concluent les contrats en toute
confraternité.
Les prostitueurs comme les violeurs retirent aux
femmes leur part d’humanité. Ils se grandissent en prouvant qu’ils ne
sont pas une femme, c’est-à-dire un être à prendre. Ils se grandissent
aussi entre eux, dans une concurrence mêlée de partage et de
camaraderie.
Dans les cercles du pouvoir et des affaires, les
femmes sont des signes extérieurs de la réussite. Elles sont, en
conséquence, utilisées pour valoriser les hommes, qui se croient
importants, afin de mettre en valeur leur prestige pitoyable.
*
L’idée de publier ce livre tient également au fait
que, ces derniers mois, la société québécoise a connu une forte
mobilisation dénonçant la culture du viol. Cette culture pèse d’un poids
extrêmement lourd sur les femmes, sur leur autonomie et leur capacité
d’agir en toute liberté. Les hommes, y compris ceux qui ne violent pas
et ne payent pas pour des relations sexuelles, profitent de la situation
en ayant une liberté beaucoup plus importante que celle des femmes. Ils
ne sont pas socialement terrorisés. Ils tirent parti d’une situation
qui leur est favorable, d’une situation de privilégiés.
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Le système social construit les femmes en objets de
désir, non en sujets de parole. Ce qui importe aux yeux des prostitueurs
c’est que les femmes ne tiennent pas compte de leurs propres désirs, de
leurs exigences et de leurs sentiments personnels. Dans les bordels,
seul le prostitueur est libre. Il est libre de circuler, de soupeser, de
sélectionner, d’imposer sa volonté. Il est libre d’exprimer son mépris,
ses fantasmes, de réaliser ses perversions ; il est libre de
contaminer, de rendre malade. N’est-ce pas là une violence ? Une
violence avalisée par plusieurs États et par tous les bien-pensantes
pour qui la prostitution est une activité comme une autre ! Pour les
personnes prostituées, ce sont règlements draconiens, contrôles tous
azimuts, cadences, amendes, réprimandes, endettement. Ce sont également
les prostitueurs qui leur lèvent le cœur, qui leur font mal, qui les
prennent de haut, qui les traitent comme des objets à prendre et à jeter
après usage…
*
Pour décrypter la culture d’agression caractéristique
de nos sociétés, nous avons choisi de mettre en évidence trois domaines
qui, à première vue, peuvent sembler marginaux, bien qu’en fait, ils se
retrouvent au cœur d’une dynamique explicative de certaines des
masculinités sociales.
La première partie du livre est consacrée à la
prostitution et à sa mondialisation : traite à des fins d’exploitation
sexuelle et tourisme de prostitution. Entre autres, elle met en évidence
le fait que cette industrie a été déployée au profit des hommes et plus
elle est banalisée, plus le nombre de clients-prostitueurs augmente et,
par conséquent, plus l’« offre » de personnes prostituées doit elle
aussi augmenter. Elle est née de la violence – ce que montre la
prostitution pour les militaires à différentes époques historiques – et
engendre sans cesse différents types de violence. Cette partie du livre
tente de donner des éléments de réponse à la question de l’utilisation
par des hommes des personnes prostituées. Si dans certaines sociétés,
cela concerne de 10 à 13% des hommes, dans d’autres, cela touche plus de
60% des hommes.
La deuxième partie concerne l’influence de la
pornographie, sa dynamique, la pornographisation du tissu social et des
imaginaires sociaux ainsi que l’hypersexualisation. Pourquoi les hommes
consomment-ils aussi massivement de la pornographie ? Quels sont les
messages et les codes de cette industrie ? En quoi nourrit-elle la
culture du viol et de l’agression ?
La dernière partie est consacrée aux meurtres en
série et de masse. Pourquoi ces activités létales sont, pour
l’essentiel, masculines ? Qu’est-ce que cela révèle sur les rapports
sociaux de sexe et sur les masculinités ? En mettant en évidence les
aspects sexistes et racistes de ces activités, en axant l’analyse non
sur les tueurs, mais sur leurs victimes – elles sont trop souvent
ignorées –, cela permet d’éclairer le fait que ces meurtres constituent
la mise en œuvre d’idées racistes et sexistes, motivée par un désir
d’appropriation. On s’attaque aux personnes plus faibles que soi et on
leur fait payer son envie de pouvoir. Ce pouvoir renvoie à une
conception de la masculinité qui s’avère mortifère.
*
Le silence est imposé aux femmes. Autour d’elles, il
existe une véritable conspiration d’oreilles bouchées. Ce silence
confère aux hommes une impunité importante pour leurs actes violents de
dégradation, d’exploitation et d’agression. Briser le silence complice,
tel est l’apport exceptionnel du mouvement contre la culture du viol.
Aider à briser le silence et à réfléchir sur ces masculinités qui
exploitent, agressent, violent et tuent, tel est l’apport de ce livre.
Richard Poulin : Une culture d’agressionMasculinités, industries du sexe, meurtres en série et de masse
M éditeur, 2017 Saint-Joseph-du-Lac (Québec), 260 pages
1 Quelque 9,7% des hommes et 22,1% des femmes au
Québec rapportaient, en 2006, avoir vécu au moins un incident
d’agression sexuelle avec contact avant l’âge de 18 ans.
2 Au Québec, de 1989 à mai 2008, il y a eu 864
meurtres de femmes (et de leurs enfants) tuées très majoritairement par
leur conjoint. Officiellement, de 1992 à 2004, il y a eu au Canada 171
meurtres de femmes prostituées, sans compter les trop nombreuses
disparues (plus de 500). Plusieurs ont été tuées par des meurtriers en
série, cas qui ont fait la manchette, mais la majorité des cas sont des
meurtres « ordinaires » dus aux prostitueurs et aux proxénètes.
3 Le texte qui suit sur l’affaire Turcotte est paru
le 8 mars 2013 sur le site Presse-toi à gauche. Il avait été proposé au
Devoir qui ne l’a pas publié.
4 Finalement, plus de six ans après les faits,
l’ex-cardiologue Guy Turcotte a été reconnu coupable de deux meurtres
non prémédités. Il a été condamné à la prison à vie.
5 Claudine Legardinier, Prostitution, une guerre contre les femmes, Paris, Syllepse, 2015.Source : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2017/10/24/introduction-a-louvrage-de-richard-poulin-une-culture-dagression-masculinites-industries-du-sexe-meurtres-en-serie-et-de-masse/
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