« Le phénomène de la prostitution, y compris de la prostitution
sacrée, est concomitant à celui de la dégradation du statut des femmes
dans les sociétés. »
Source : http://ressourcesprostitution.wordp...
Richard Poulin est professeur de sociologie à
l’université d’Ottawa. Il est l’auteur de « La violence pornographique,
industrie du fantasme et réalités » (éditions Cabédita), « La
mondialisation des industries du sexe » (éditions Imago) et « Abolir la
prostitution » aux éditions Sisyphe. Depuis près de 30 ans il publie de
nombreux travaux, ouvrages et articles sur la prostitution et
l’industrie du sexe.
Cette entrevue date de 2007, elle a été réalisée par Sporenda pour le site d’Isabelle Alonso http://www.isabelle-alonso.com/. Nous remercions toutes les personnes évoquées pour sa republication ici.
S – Votre livre « Abolir la prostitution »
commence par le rappel de quelques notions historiques sur la
prostitution, par exemple le fait qu’il existe des sociétés sans
prostitution et surtout qu’il y a un lien fondamental entre apparition
de l’esclavage et naissance de la prostitution.
A l’origine—et ce trait figure dans diverses
cultures, Grèce, Moyen-Orient, etc.—les vainqueurs dans une guerre
tuaient tous les mâles et réduisaient les femmes en esclavage, les
gardant comme servantes, concubines et reproductrices pour leur usage
personnel, ou bien les prostituant ou les vendant à des proxénètes. Tout
propriétaire d’esclaves était donc proxénète, ou vendait ses esclaves
en surnombre à des proxénètes ; inversement, seules les esclaves ou les
étrangères étaient prostituées, et toutes les esclaves étaient ipso
facto sexuellement au service des maîtres, soit comme concubines soit
comme prostituées.
En quoi la prostitution actuelle prolonge-t-elle ces pratiques archaïques ?
En quoi la prostitution actuelle prolonge-t-elle ces pratiques archaïques ?
RP – Permettez-moi une précision : c’est dans le
poème assyrien de Gilgamesh vers 2000 av. JC que figure pour la première
fois dans l’histoire la mention de la prostitution (sacrée). Cette
prostitution sacrée est l’une des premières formes que revêt la
prostitution. Le clergé des temples prostituait des jeunes femmes et des
fillettes et accaparait les revenus de leur prostitution. Aujourd’hui
encore, on retrouve cette forme de prostitution en Asie, notamment en
Inde et au Népal, ainsi qu’en Afrique. Des parents placent pour la vie
leurs très jeunes filles dans des temples ou auprès des prêtres vaudous.
Les fillettes encore impubères sont initiées aux activités de devadasi
en Inde, de devadaki au Népal et de trokosi au Togo, au Bénin et au
Ghana.
Le phénomène de la prostitution, y compris de
la prostitution sacrée, est concomitant à celui de la dégradation du
statut des femmes dans les sociétés. Il existe en effet une
étroite relation entre le développement de l’esclavage et celui de la
prostitution des femmes et le statut très inférieur des femmes
« libres ». Le sexe tarifé et l’esclavage sont des partenaires naturels
dans l’Antiquité, dans un monde forgé par et pour l’homme « libre ».
Selon l’historienne Catherine Salles, le règlement de la prostitution à
Athènes à l’époque de Solon « témoigne du dédain général que suscite le
sexe féminin ». Démosthène expose en termes aussi brefs que précis ce
qu’est la vie sexuelle idéale des hommes d’Athènes : « Nous épousons la
femme pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de la
maison, nous avons des compagnes de lit pour nous servir et nous donner
les soins quotidiens, nous avons les hétaïres pour les jouissances de
l’amour ». Ces compagnes de lit sont des esclaves.
A Athènes, les femmes et les fillettes des maisons
publiques sont désignées par le terme de porne, ce qui signifie
étymologiquement « vendue » ou « à vendre ». Le mot porné ne fait pas
tant référence à leur prostitution mais plutôt au fait qu’elles ont été
vendues ou achetées sur le marché d’esclaves. Comme dans tout marché
segmenté, des parts de ce marché s’adressent aux nantis et aux gens de
pouvoir, tandis que d’autres visent les bourses plus modestes. Au-dessus
des femmes et des fillettes prostituées dans les lupanars d’Etat, les
dicteriades, on trouve les auletrides, et au-dessus de ces dernières les
hétaïres, ou « compagnes », c’est-à-dire les prostituées de luxe, dont
certaines ont été affranchies par leur maître après avoir été leurs
esclaves sexuelles. Ces dernières sont louées pour une durée plus ou
moins longue. Elles peuvent être des fillettes très jeunes : les
hétaïres achetaient de jeunes esclaves et élevaient des fillettes pour
alimenter les bordels. La fillette née d’une hétaïre avait sa voie
tracée d’avance, la prostitution.
Le phénomène de la prostitution, y compris de la
prostitution sacrée, est concomitant également à l’apparition des
marchés. Si les premières formes de prostitution ont adopté un caractère
religieux, c’est notamment parce que les premiers marchés ont été
érigés sur le parvis des temples, et que ces derniers servaient
également de greniers à céréales. Lieux de commerce, ils ont été des
endroits privilégiés des premières formes de marchandisation sexuelle
des femmes et des enfants, de la soumission de leur sexe au plaisir
masculin, en même temps qu’ils ont vu le développement des marchés
d’esclaves. De plus les temples achetaient des esclaves pour les
prostituer. C’est pourquoi je soutiens que le clergé des lieux de culte a été le premier proxénète connu de l’histoire.
La prostitution actuelle prolonge cette voie
archaïque, non pas parce que les femmes et les enfants sont
juridiquement des « esclaves sexuelles » –même si souvent, parce
qu’elles sont vendues et achetées successivement par des proxénètes et
des trafiquants, leur sort a de nombreux traits communs avec celui des
esclaves. Mais formellement, aucun Etat n’avalise la mise en esclavage
d’un être humain. La propriété des proxénètes et des trafiquants est
illicite, bien que largement pratiquée. Les traits communs sont nombreux
dans les faits, non dans les lois. Les exemples sont nombreux et
dénoncés à grand fracas par les medias. En même temps, ces pires formes
de prostitution et de traite des êtres humains servent souvent à
justifier celles qui sont qualifiées de « volontaires ». C’est pourquoi
nombreux sont les gens qui s’opposent à la prostitution « forcée »
ravalée au rang de l’esclavage, tout en acceptant—certains en font même
la promotion—la prostitution dite « volontaire ». Les Etats
réglementaristes s’appuient notamment sur cette distinction pour
légaliser l’inégalité entre les femmes et les hommes, qui est le
fondement même de la prostitution.
Fondamentalement, la marchandisation
prostitutionnelle des femmes et des enfants signifie en faire des
produits, des biens de consommation, des objets sexuels. En ce sens, la
parenté entre l’esclavage sexuel de l’Antiquité et la prostitution
aujourd’hui de millions de femmes et d’enfants est patente. Il s’agit
d’une industrie de masse de la soumission des femmes au plaisir des
hommes et au profit des proxénètes, tout comme il s’agissait de mettre
des femmes et des enfants à la disposition des hommes « libres » et des
maîtres d’esclaves et d’engranger les revenus de leur prostitution.
L’industrie de la prostitution exploite et renforce
l’oppression des femmes. Ses formes ont évolué en fonction des modes de
production mais elles s’appuient sur deux invariants étroitement
entremêlés : patriarcat et marchandisation.
S – Pourriez-vous rappeler brièvement comment
la prostitution s’est institutionnalisée en Europe , quels étaient le
rôle et les conceptions de l’Eglise catholique sur la question et
pourquoi la solution de l’enfermement des prostituées a finalement
prévalu ?
RP – Historiquement, le christianisme a apporté un
concours actif à la prostitution des femmes. Saint Augustin, le plus
illustre défenseur du christianisme, affirme : « Supprime les
prostituées, les passions bouleverseront le monde ». Les femmes
prostituées sont un « mal nécessaire » au maintien de l’ordre public. La
chasteté des femmes est exigée, les écarts des hommes sont tolérés et
l’existence de femmes et de fillettes prostituées, considérées comme
indispensables à l’assouvissement masculin garant de l’ordre social, est
acceptée et promue. Les femmes et fillettes prostituées sont notamment
« responsables » de la pureté des femmes « honnêtes ».
La femme, selon cette idéologie religieuse, est
l’impure, la corruptrice qui a apporté le péché sur terre et perdu
l’homme. A ce titre, le concile de Mâcon, au VIème siècle, discute la
question de savoir si la femme a une âme ou non, et si elle est un être
humain : ce n’est qu’à une faible majorité que l’Eglise tranche
affirmativement la question.
En 1259, lorsque Louis IX veut expulser les « filles
publiques » des villes du royaume de France, l’Eglise s’y oppose sous
prétexte que « le désordre s’installerait partout du fait de la passion
des hommes ». L’enfermement des « femmes débauchées » dans les bordels
sera rapidement un souci des pouvoirs publics. Dans les pays germaniques
sont instaurées des « maisons de femmes ». A Wurzbourg, le tenancier
d’une maison publique prête devant le magistrat de la cité le serment
d’être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des femmes ».
Dans chaque cité française, des officiers municipaux ou royaux sont
chargés de faire respecter les règlements sur la prostitution,
d’enregistrer les filles et de leur faire payer une taxe. Le
proxénétisme y est affaire publique : ce sont les notables, y compris
ceux de l’Eglise, qui gèrent les bordels publics des cités.
Dans une société où le statut des femmes est
largement inférieur à celui des hommes et où les femmes sont
« propriétés » de ceux qui possèdent le pouvoir, il est usuel à la fois
de « protéger » par l’enfermement domestique la vertu des « honnêtes
femmes » et de leurs filles et de mettre à la disposition des hommes
d’autres femmes que l’on prostitue et emmure dans des maisons closes. Il
est aussi usuel de voir des hommes s’approprier le corps des femmes par
des viols (l’époque est marquée, entre autres, par la pratique des
viols collectifs). La société qui relègue la femme et la fillette à
l’enfermement, qu’il soit domestique ou bordelier, craint le sexe
féminin. De ce fait tout concourt à ce que la sexualité féminine se
trouve maîtrisée et assujettie au sexe masculin.
S – Le réglementarisme a été la politique des
Etats européens au XIXème siècle avant d’être finalement abandonné
après la Deuxième guerre mondiale en France. Votre position est que le
néo-réglementarisme adopté récemment dans certains pays européens
aboutit au même constat d’échec. Pouvez-nous dire pourquoi ?
RP – Le réglementariste français Parent-Duchâtelet a
écrit que « les prostituées sont aussi inévitables dans une
agglomération d’hommes que les égoûts, les voiries et les dépôts
d’immondices ». La justification de la prostitution, « mal nécessaire »
au XIXème et au début du XXème siècle est d’ordre hygiéniste. Il s’agit
d’enfermer les femmes prostituées en bordels pour contrôler, entre
autres, la propagation des maladies vénériennes. Il y a plus bien sûr,
car l’enfermement a pour but d’entretenir la terreur, de constituer une
menace permanente pour les « clandestines » et d’assurer de ce fait
l’obéissance aux règles édictées à l’encontre des femmes (jamais des
hommes). Toute femme peut se voir arrêter sous l’accusation de racolage
et se voir imposer une visite médicale. Elle est par la suite inscrite
dans les registres comme « fille publique ». L’enjeu est également le
contrôle de la sexualité féminine : les femmes et les fillettes
« débauchées », « folles de leur corps » peuvent pervertir les hommes
les plus vertueux. Aussi médecins et juristes , qui espèrent l’adoption
par le monde entier du système réglementariste, conviennent au début du
XXème siècle, à Vienne , haut lieu de la prostitution juvénile, que la
fillette exerce dans la prostitution une séduction propre à « l’éternel
féminin » –ce que certains aujourd’hui nomment le « pouvoir sexuel »,
« girl power » ou l’empowerment des filles—et que sans la
réglementation, le désordre s’installerait et les hommes seraient
victimes des femmes et des fillettes.
Les maisons closes réglementées n’empêchent pas la
prostitution de rue et les clandestines sont nettement plus nombreuses
que les enregistrées, ce qui est également le cas dans les régimes
réglementaristes actuels. En France, avant 1946, année de la fermeture
des 1 500 maisons closes officielles, on estimait qu’une femme
prostituée sur cinq était en bordel, et une sur quatorze seulement
n’était pas une « insoumise », c’est-à-dire était enregistrée. Le
système s’avère un échec, la « garantie sanitaire » promise s’est
révélée illusoire. N’était pas chimérique, par contre, l’enrichissement
des proxénètes et des trafiquants.
L’échec du réglementarisme actuel qui vise à faire de
la prostitution un « travail » et à donner des droits sociaux aux
prostituées qui s’enregistrent, à éliminer le contrôle du crime organisé
sur l’industrie, à éradiquer a prostitution des enfants, à améliorer
les conditions de « travail » des prostituées, est évident. Cet échec
est particulièrement reconnu par les autorités des pays concernés. En
Allemagne, 1% seulement des 400 000 femmes prostituées (décomptées
officiellement en mars 2006) (pour une actualisation de ces chiffres voir ici), ont signé un contrat avec les « hommes d’affaires » proxénètes. C’est ce contrat qui leur donne accès aux droits sociaux. A Amsterdam, la municipalité tente de fermer le tiers des bordels agréés, parce que le crime organisé les contrôle.
Une organisation de défense des droits de l’enfant y constate une
croissance très importante de la prostitution des enfants, évaluée en à
15 000. Enfin, les conditions d’exercice de la prostitution se sont
dégradées plutôt qu’améliorées, sauf pour une infime minorité des
personnes prostituées. Car la réglementation de la prostitution signifie
dans les faits : criminalisation des personnes prostituées qui ne sont
pas en règle (clandestines), relégation des personnes prostituées dans
des zones de tolérance, généralement loin des regards, isolées (souvent
dans des zones industrielles), et d’autant plus dangereuses, ou
enfermement dans des bordels sous contrôle des proxénètes qui opèrent en
toute légalité. La logique de ces bordels est de verrouiller au maximum
toute possibilité d’échapper au circuit par un endettement permanent
(prix de la pension ou du loyer, amendes, services vendus à des prix
prohibitifs, etc).
Les personnes prostituées fuient en général ce
système, seule une minorité d’entre elles y est soumise, la majorité
étant insoumise ou clandestine. Ce fut le cas pendant le règne du
système réglementariste en Europe occidentale du XVIIème siècle jusqu’à
la Deuxième guerre mondiale. Ces
lieux n’améliorent en rien la sécurité de leurs pensionnaires, bien au
contraire, puisque le contrôle proxénète s’en trouve renforcé et
l’impunité des prostitueurs accrue.
(NOTE DE RESSOURCES PROSTITUTION : SUR LES ÉCHECS RÉGLEMENTARISTES, RETROUVEZ TOUS NOS DOSSIERS ICI)
S – Le réglementarisme actuel, à la
différence du réglementarisme victorien, prétend être inspiré par le
souci de protéger les personnes prostituées et milite pour la défense
d’un nouveau droit des femmes, le « droit de se prostituer ». Que
pensez-vous de ce nouveau droit des femmes ?
RP – En effet, le système réglementariste actuel a
été mis en place au nom des droits des personnes prostituées (ou de leur
liberté de « se » prostituer) et jamais n’ont été invoqués les droits
des clients prostitueurs, qui pourtant profitent largement de la
légitimation de cette industrie. Pourtant, comme le souligne Catharine
MacKinnon, aujourd’hui l’accès des hommes aux femmes, via le sexe
tarifé, est « appelé liberté tant pour eux que pour elles », même si la
« liberté » des hommes est rarement invoquée par les Etats
réglementaristes.
Ce droit est pourtant celui de l’accès au corps et au sexe des femmes.
La mondialisation des marchés est, dans tous les
textes internationaux ou européens, une valeur admise et commune. La
marchandisation des êtres humains est autorisée, à la condition qu’elle
ne soit pas abusive, ou qu’elle ne soit pas « forcée », sous certaines
conditions. Des formes légales de la traite sont permises. La
prostitution n’est plus considérée comme une forme d’assujettissement du
sexe féminin aux hommes et au système patriarcal, elle est désormais un
« droit » et une « liberté ». Les années 90 ont été caractérisées par
la marchandisation sexuelle des femmes et des enfants au profit du
système prostitutionnel et proxénète, au nom de la mise en œuvre de
certaines modalités de sa régulation.
La prostitution, qu’elle soit légale ou illégale,
n’est pas organisée pour les personnes prostituées, elle les marchandise
ou les monnaye. Elle est organisée par un système proxénète en faveur
des prostitueurs. Où sont donc les prostitueurs et les proxénètes dans
les propos de ceux qui défendent la prostitution en tant que travail ?
Au mieux, les proxénètes n’apparaissent que comme parties contractantes
de l’échange, que comme clients. Ils ont le « droit » de consommer les
personnes prostituées, puisque cela relève du droit contractuel
bourgeois : c’est une entente conclue entre deux personnes consentantes
(comme si la tierce personne, le proxénète, n’était jamais impliquée).
Pourquoi ne pas défendre un autre choix du consommateur, celui de voir
renouveler la marchandise périodiquement—la traite aux fins de
prostitution ne sert-elle pas précisément à cela ? En effet, cette
traite ne leur pose pas problème, puisqu’elle est considérée elle aussi
comme « volontaire » et est assimilée à la migration de « travailleuses
du sexe » ? Ils ont peut-être le droit aussi à une qualité supérieure de
marchandise ? En Allemagne toutes les entreprises de 15 employés et
plus , y compris les bordels, doivent maintenant obligatoirement
« embaucher » des apprentis sous peine de pénalité financière ! Quel
parent sensé encouragerait sa fille à suivre un apprentissage dans un
Eros center ?
Le « droit » à la prostitution signifie une
régression du statut des femmes et des enfants. Désormais, dans de
nombreux pays dépendants, ainsi que dans ceux de l’ex-bloc soviétique,
sous l’impact des politiques d’ajustement structurel et de l’économie de
marché, les femmes et les enfants sont devenus de nouvelles « matières
brutes » (new raw resources dans la littérature anglaise) exploitables
et exportables dans le cadre du développement du commerce national et
international. Des gouvernements, comme celui de la Thaïlande, n’ont pas
hésité à parler de la « nécessité de sacrifier une génération de
femmes » pour permettre le développement du pays. Ce qui montre bien ce
que signifie ce « droit ».
S – En Europe, les Etats
réglementaristes—Allemagne, Pays-Bas—fondent leur reconnaissance de la
prostitution sur la distinction prostitution légale/traite illégale. Que
pensez-vous de cette distinction ?
RP – Elle ne sert qu’à justifier la prostitution de
dizaines voire de centaines de milliers de femmes et avalise la traite
des femmes à des fins de prostitution. Définir la prostitution ou la
traite aux fins de prostitution par la contrainte ou l’absence de
contrainte, par le consentement ou l’absence de consentement, par sa
légalité ou son illégalité implique qu’il n’est plus nécessaire
d’analyser la prostitution en tant que telle : son sens, ses mécanismes,
son inscription dans les relations marchandes et patriarcales, son rôle
dans l’oppression des femmes, etc. La légitimation de la prostitution
passe par cette opération de réduction libérale.
S – Vous dites que des complicités
économiquement profitables existent à tous les niveaux partout où la
prostitution est réglementée ; pouvez-vous nous en donner quelques
exemples ?
RP – Le gouvernement des Pays-Bas récolte de la
prostitution non clandestine, en taxes et en impôts, un milliard d’Euros
par année. Il est le principal proxénète du pays.
A l’échelle planétaire, prostitution et traite des
femmes et des enfants ne sauraient donc être spontanées. Des mouvements
de population qui concernent des centaines de milliers, voire des
millions de personnes chaque année, supposent obligatoirement une
organisation bien structurée, aux ramifications internationales, aux
complicités innombrables, aux moyens financiers énormes, avec ses lots
de recruteurs, de rabatteurs, de convoyeurs, de gardes-chiourme, de
« dresseurs », de tauliers et de tueurs.
Pour illustrer, examinons l’industrie du tourisme de
prostitution. Selon l’Unicef, il concernerait 10% des voyageurs
internationaux en 2004, soit 71,5 millions de touristes sexuels.
Cette industrie est organisée comme n’importe quelle
autre industrie. C’est un secteur dans lequel oeuvrent des particuliers,
comme de grandes organisations. Dans certains cas, cette politique peut
aller jusqu’à l’acceptation officielle du fait que tourisme est
pratiquement synonyme de tourisme de prostitution. Le premier ministre
par intérim du royaume de Thaïlande, Boonchu Rojanasathjen, a expliqué
qu’il était nécessaire de créer de nouvelles attractions touristiques,
« y compris dans des domaines de certains plaisirs jugés peut-être mal
famés ». Le premier ministre Chatichai Choonhave enfonçait le clou en
soulignant que « les touristes viennent ici parce que nos femmes sont si
jolies ». A Madagascar, un personnage officiel a expliqué en 2006 à la
radio qu’il fallait « encourager l’industrie nationale de la
prostitution pour favoriser le développement d’un tourisme durable ».
Les accointances sont donc multiples ; elles vont
jusqu’au plus haut niveau des sphères de l’Etat (gouvernement et
fonction publique). En 1998, l’OIT estimait les revenus du tourisme
sexuel en Thaïlande entre 33 et 44 milliards de dollars par année.
Rappelons que c’est un général de l’armée royale de Thaïlande qui à
l’aide d’un généreux prêt accordé, entre autres, par la Chase Manhattan
Bank, a construit les premiers rest and recreation facilities et c’est
sa femme qui a organisé les premiers tours sexuels pour les GIs engagés
dans la guerre du Vietnam. L’accumulation du capital des autorités du
pays s’est faite sur le dos des femmes et des enfants prostitués.
Là où la prostitution est considérée comme vitale
pour le développement du pays comme là où la prostitution est
réglementée, on assiste à une explosion de cette industrie et donc à une
explosion des revenus accaparés.
La prostitution est une industrie où font fortune les
vendeurs et les revendeurs qui sont acheteurs à tour de rôle. Comme
pour n’importe quelle industrie ou n’importe quel commerce, une
multitude de personnes profite des flux de marchandises » ; du souteneur
en passant par l’intermédiaire, du recruteur au propriétaire de bordel,
du douanier corrompu aux chaînes internationales d’hôtels, du chauffeur
de taxi à la compagnie d’aviation, du policier à l’agence de voyages,
du trafiquant à l’Etat qui engrange taxes et impôts. Même la famille
peut y trouver son compte. Chacun reçoit une somme d’argent en lien
direct ou indirect avec la prostitution des femmes et des enfants.
L’industrie de la prostitution représente 5% du
produit intérieur brut des Pays-Bas, entre 1 et 3% de celui du Japon, et
en 1998, l’OIT a estimé que la prostitution représentait entre 2 et 14%
de l’ensemble des activités économiques de la Thaïlande, de la Malaisie
et des Philippines.
(NOTE DE RESSOURCES PROSTITUTION : notre dossier sur le tourisme sexuel ici)
S – Les meurtres en série de prostituées commis
récemment en Angleterre ont mis en évidence le lien prostitution de
rue/toxicomanie en Europe de l’Ouest—toutes les personnes prostituées
assassinées étaient toxicomanes. Quelles réflexions vous inspire cette
observation ?
RP – Au Canada vient de s’ouvrir le procès de Robert
Pickton accusé de 26 meurtres de personnes prostituées de rue de
Vancouver, la plupart d’origine autochtone. La réaction des
journalistes, comme en Grande-Bretagne, était de demander à des experts
si la légalisation de la prostitution assurerait une plus grande
sécurité aux personnes prostituées. Un bon nombre d’experts étaient
d’accord. Pourtant Jack l’Eventreur tuait des personnes prostituées dans
un Royaume-Uni réglementariste.
L’enquête de Farley et Lynne sur les personnes prostituées
de rue de Vancouver révélait que 68% des prostituées ne voyaient pas
dans la légalisation de la prostitution une solution à leurs problèmes, y
compris ceux qui relèvent de leur sécurité. Rappelons que c’est à
Vancouver que le nombre de personnes prostituées disparues est le plus
élevé au Canada. Les questions de sécurité y sont donc très importantes,
mais malgré cela, la légalisation de la prostitution ne semble pas la
solution aux yeux des principales concernées. En fait, les personnes
prostituées désirent quitter la prostitution (95% selon la même enquête)
mais la société ne leur offre pas les moyens de réaliser ce souhait.
Parce que la société n’a pas développé de services permettant aux
personnes prostituées de se réorienter ou de changer leur vie, elles
n’ont souvent pas d’autre moyen de survivre que de rester ou de
retourner dans la prostitution.
La prostitution de rue est associée à la toxicomanie.
Un facteur doit pourtant être mis en évidence : la prévalence de
l’usage de drogues est sensiblement plus élevée chez les personnes
prostituées que chez les non-prostituées mais l’abus de drogue suit généralement l’entrée dans la prostitution plutôt qu’il ne le précède.
A l’évidence, les drogues sont utiles aux personnes prostituées : elles
leur permettent de supporter leur prostitution en renforçant notamment
le phénomène de dissociation émotive. Mais la dépendance créée les
entraîne à poursuivre sinon accélérer les activités prostitutionnelles
dans des conditions de plus en plus risquées.
S – Dans votre livre, vous écrivez :
« l’idéal pour le proxénète, c’est d’asseoir suffisamment son emprise
pour que la personne prostituée devienne son propre garde-chiourme et en
même temps, en vienne à revendiquer avec fierté son activité »
Sur les plateaux télé en France,
Paris-Première, Odyssée etc, les seules personnes prostituées invitées
qu’on entende sont celles qui disent être fières de se prostituer.
Comment expliquez-vous le succès médiatique du discours de la
« prostituée heureuse » ?
RP – Je n’ai pas écrit cela par hasard. A la suite de
« La mondialisation des industries du sexe », j’ai rencontré beaucoup
d’anciennes escortes qui voulaient faire état de leur expérience. Dans
« Abolir la prostitution », j’ai voulu intégrer leurs témoignages.
Certaines entendaient s’engager dans la lutte pour l’abolition de la
prostitution et visaient à sensibiliser les jeunes. Enthousiastes, elles
retournaient chez elles et après deux ou trois jours, me recontactaient
pour me dire que c’était impossible, trop dur, qu’elles revivaient ce
qu’elles voulaient absolument effacer de leur vie qu’elles avaient si
difficilement reconstruites. Ces personnes qui ont réussi à
révolutionner leur vie ne désirent pas apparaître publiquement.
Toutes celles que j’ai rencontrées ont cru
qu’elles avaient fait un choix. Toutes ont voulu croire qu’elles avaient
forgé elles-mêmes leur destin. Celles qui le croyaient toujours
culpabilisaient incroyablement mais la plupart ne parlaient plus en
termes de choix, cela n’expliquant rien dans leur prostitution.
De trop nombreux journalistes me téléphonent pour
avoir accès aux témoignages de personnes prostituées. Ils n’arrivent pas
à comprendre que la très grande majorité d’entre elles , même à visage
brouillé et à voix déformée, refusent de se prêter à l’exercice du show
médiatique. Non pas parce qu’elles n’ont rien à dire mais parce que cet
exercice leur fera revivre le stress et l’angoisse subis dans la
prostitution. Leurs souvenirs sont souvent incohérents, à l’occasion
contradictoires, très souvent parcellaires. Elles se souviennent de la
couleur des tapis ou des rideaux mais rarement des prostitueurs (en
fait, sauf exception, ils sont intégrés dans un tout indifférencié : le
client). Des images fortes les submergent, les rendent très émotives.
Elles pourraient assurer aux journalistes que la prostitution est
destructrice mais elles savent qu’ils ne se contenteront pas de cette
affirmation. Ils veulent sortir le plus de jus possible d’elles tandis
qu’elles veulent tirer un trait sur cette période de leur vie.
Le mal de vivre qui est le lot de ces personnes est
ignoré au profit d’un discours plus racoleur et médiatique et surtout
plus propice au libéralisme. Celles qui se disent heureuses de leur
prostitution ont non seulement un discours plus vendeur médiatiquement,
mais cette autojustification de leur prostitution qui leur permet
d’affirmer qu’elles maîtrisent leur vie (ce qui n’est pas à minimiser),
permet également aux bien-pensants, prostitueurs ou non, de croire que
les femmes se prostituent parce qu’elles en retirent du plaisir, et pas
seulement pour leur en procurer. Généralement, ce sont à peu près
toujours les mêmes personnes prostituées qui sont invitées par les
medias : c’est qu’il n’y en a pas beaucoup qui acceptent de jouer ce jeu
et d’être ainsi irrémédiablement définies par un statut qui, bien que
promu, reste stigmatisé malgré tout.
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