« Gestateurs », « hôtes » et « personnes enceintes » : Le pacte entre la droite et la gauche pour effacer les femmes
par RAQUEL ROSARIO SANCHEZ
Traduction : TRADFEM
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Photo : El País/Samuel Sánchez |
« Nous
ne sommes pas des moutons » – ce titre d’un billet d’opinion, publié
dans le grand journal espagnol El País, suggère une dynamique de femmes
opprimées se réappropriant leur position de sujet. Toutefois, ce texte
est signé Noelia Oses Fernandez, qui s’identifie comme « future mère par
maternité de substitution » et appartient à un lobby qui préconise la
location d’utérus*, Son Nuestros Hijos (« Ce Sont Nos Enfants »).
(*Note du traducteur : Les apologistes de cette
pratique parlent plutôt de « mères porteuses », de « grossesse pour
autrui » [GPA] et de « maternité de substitution ».)
L’article est illustré d’une photo de deux hommes
tenant dans leurs bras deux bambins, dont l’un tient une poupée rose et
l’autre une poupée bleue. Les hommes protègent les bébés de la
caméra, et l’un d’entre eux nous adresse directement un regard de défi.
Les lectrices sont censées présumer qu’il s’agit d’un couple gay et que
la posture de cet homme sert à nous faire honte de toute éventuelle
réticence face au désir de ce couple d’être parents.
L’article s’inscrit dans le débat houleux qui fait
rage en Espagne au sujet de la location d’utérus. Les idéologues
conservateurs et certains libéraux naïfs travaillent à rallier l’appui
de la population pour cette pratique, par une combinaison d’arguments
néolibéraux et féministes.
« C’est une réalité, compte tenu de la situation
économique », disent-ils. D’autres soutiennent que toute interdiction
encouragerait la traite de bébés et le marché noir, et que pour éviter
cela, la location d’utérus devrait être traitée comme tout autre contrat
légal. Certains, comme Oses Fernandez et le lobby Ce Sont Nos Enfants,
se sont simplement emparés de la rhétorique et de l’analyse féministes
pour les retourner contre les féministes elles-mêmes. Oses Fernandez
écrit :
« Je ne défends pas la maternité de substitution
parce que je considère avoir le droit d’être mère. Non ! Je ne la
défends pas non plus parce que je veux avoir un enfant qui soit
génétiquement le mien, parce que ça ne se fera pas comme ça. Je la
défends au nom d’une femme de décider de l’usage de son propre corps. La
maternité de substitution est une technique de reproduction humaine
dans laquelle les femmes font don de leur capacité de gestation pour
favoriser une autre personne ou un couple. Je la défends comme
technique, mais seulement en dernier recours, c’est-à-dire seulement
quand une personne ou un couple veut avoir un bébé, mais ne peut le
porter. »
Mais elle n’explique jamais pourquoi elle croit
qu’une autre femme devrait porter son bébé, préférant s’appuyer sur
l’argument passif « c’est son choix ». Cette argumentation est pratique
pour les partisans de la location d’utérus parce qu’elle nous empêche de
poser une autre série de questions. Par exemple, pourquoi tant de gens
tiennent-ils à avoir des bébés biologiques plutôt que d’adopter des
enfants déjà nés ? À quoi tient ce désir d’industrialiser les corps de
femmes ?
Oses Fernandez reconnaît bien que « les collectifs
opposés à la maternité de substitution accusent ceux et celles d’entre
nous qui la défendent d’exploiter des femmes et d’essayer d’acheter et
de vendre des bébés », mais elle ramène immédiatement la conversation au
« libre choix ». Elle continue en affirmant que « des féministes
professionnelles » travaillent à empêcher tout débat quant à savoir « si
une femme peut décider librement de porter un bébé pour quelqu’un
d’autre ».
Le peut-elle ? Il est facile de répondre à cette
question. Comme il y a trois milliards de femmes et de filles sur la
planète – et qu’elles sont démesurément affectées par la pauvreté,
quelle que soit leur origine ethnique ou géographique – il est plausible
que l’on puisse toujours trouver au moins une ou deux femmes prêtes à
se plier à toute proposition imaginable. Un argument féministe libéral
courant est qu’il faut « laisser les femmes choisir leur choix », mais
c’est là une analyse individualiste, éludant toute compréhension de la
dynamique structurelle du pouvoir. D’ailleurs, les personnes aux
sensibilités libérales pourraient être déçues d’apprendre que cet
argument ressemble beaucoup aux versions conservatrices de la rhétorique
de l’autonomisation (empowerment). Par exemple, Kellyanne Conway, une
conseillère du président Trump, a récemment déclaré qu’il lui était
« difficile » de se dire féministe parce que le féminisme est associé à
des positions « anti-homme » et « pro-avortement » et qu’elle n’était ni
l’une ni l’autre. Mais heureusement, a-t-elle ajouté, il existe un
féminisme différent en ce monde :
« Il existe un féminisme individuel, si vous voulez,
où chacune fait ses propres choix… Je me considère comme un produit de
mes choix, pas une victime de mes circonstances. C’est vraiment ce que
signifie pour moi un féminisme conservateur, si vous voulez. »
Il existe beaucoup plus de similitudes que nous en
reconnaissons habituellement entre les approches conservatrices de
l’autonomisation des femmes et leurs versions libérales. L’idée que
l’oppression des femmes (enracinée dans le contrôle masculin de la
reproduction et de la sexualité féminines) devrait être monnayée et
redéfinie comme autonomisation n’est pas exactement progressiste.
Pourtant, les efforts visant à déshumaniser des femmes et à les
transformer en objets utilitaires au profit de personnes plus
privilégiées enjambent constamment ces lignes de démarcation politiques.
Un politicien représentant l’État de l’Oklahoma au
Congrès étasunien, Justin Humphrey, l’a prouvé la semaine dernière,
quand il a décrit les femmes enceintes comme des « hôtes », en
affirmant :
« Ce que je dis c’est, hey, votre corps est votre
corps et traitez-le de façon responsable. Mais si vous avez été
irresponsable, alors ne dites pas : “eh bien, je peux simplement aller
faire cela à un autre corps” quand vous en êtes l’hôte et que vous
l’avez invité en vous. »
La loi déposée par Humphrey, le projet de loi 1441 de
la Chambre des représentants, exigerait qu’une femme qui souhaite
avorter obtienne le consentement écrit de son partenaire sexuel et
qu’elle fournisse son nom à son médecin. Cela permettrait concrètement à
des hommes d’empêcher des femmes d’avorter.
Quant à celles dont son projet de loi réglementerait le corps et les grossesses, Humphrey dit à leur sujet :
« Je comprends qu’elles ont l’impression que c’est
leur corps. Je pense que c’est autre chose ; ce que je leur dis, c’est
que vous êtes un “hôte”. Et vous savez, quand vous entrez dans une
relation, vous allez être cet hôte et ainsi, vous savez, si vous êtes au
courant de cela à l’avance, alors prenez toutes les précautions et ne
tombez pas enceinte. »
Les féministes ont rapidement condamné la suggestion
que nous puissions ou devions enlever aux femmes leur place centrale
dans les réalités matérielles de la condition féminine. Mais où est
l’indignation quand cela se fait au nom de « l’inclusivité » ?
Un document produit par la British Medical
Association (BMA) à l’intention de ses effectifs souhaite apparemment
aussi scinder les femmes des implications biologiques très réelles de
leur corps… Mais au lieu du discours conservateur anti-choix, la BMA a
emprunté le langage de la justice sociale. On peut y lire :
« Une grande majorité des personnes qui ont été
enceintes ou ont donné naissance s’identifient comme femmes. Nous
pouvons inclure les hommes intersexués et les transgenres FàH qui
peuvent devenir enceints en parlant de “personnes enceintes” au lieu de
“femmes enceintes”. »
La BMA considère que ce langage « fait preuve de
respect et de sensibilité envers tout le monde », mais il a également
pour effet d’effacer les femmes de leur rôle dans la reproduction.
Devons-nous déraciner le langage dont nous nous servons au sujet d’une
chose aussi profondément liée à la biologie – et donc à l’oppression –
des femmes et des filles à la seule fin d’accommoder une toute petite
minorité de personnes qui, même si elles sont nées femmes, choisissent
de s’identifier comme transgenres FàH ou comme non conformes aux règles
du genre ? Considérant que des femmes sont incarcérées pour avoir subi
des avortements clandestins et que des filles et des femmes meurent
chaque jour à cause de grossesses à risques, il est tout à fait incongru
qu’autant de gens, particulièrement à gauche, semblent plus soucieux
d’adopter un langage « inclusif » que de chercher à transformer cette
réalité matérielle.
Par exemple, les bonnes gens du site Everyday
Feminism ne font aucunement mention des femmes ou des filles enceintes,
préférant plutôt des formules comme « quelqu’un qui est enceint » ou
« personne enceinte ».
Même si nous devions accréditer l’hypothèse selon
laquelle toute référence linguistique à la réalité biologique doit être
rendue neutre sur le plan du sexe, la réalité demeure biaisée à
l’encontre des femmes et des filles. Où sont les textes d’opinion
exigeant des associations d’urologues qu’elles cessent de parler des
vasectomies comme des opérations d’hommes ? Je n’ai pas encore vu de
justiciers internet queer geindre que les clubs de strip-tease sont
« exclusionnaires » lorsqu’ils se qualifient de « gentlemen’s clubs » ou
affirmer que la circoncision est une pratique neutre sur le plan du
sexe.
Les femmes sont constamment enfermées dans un cercle
vicieux : on s’attend à ce que nous surmontions nos contraintes
biologiques tout en étant opprimées et punies en raison de notre
biologie. En effaçant du discours les réalités matérielles de notre
condition féminine, la gauche et la droite ont convenu de nous frapper
où cela fait le plus mal : au point d’intersection de l’oppression des
femmes et de leur biologie.
L’on assiste aujourd’hui à un consensus
bipartisan entre la gauche et la droite, selon lequel les vies de ces
femmes ne sont même pas dignes de mention.
En tant que femme qui vit dans un pays où
l’avortement est illégal en toutes circonstances (même en cas de viol et
d’inceste) et qui a l’un des taux de mortalité maternelle les plus
élevés de sa région en raison du nombre d’avortements pratiqués dans des
conditions de fortune, je suis stupéfaite par l’incohérence que
j’observe dans les milieux progressistes occidentaux concernant la
grossesse et les droits reproductifs des femmes. Les gens qui montent
aux barricades pour exiger un « langage inclusif » ont souvent très peu à
dire sur ce que signifie la grossesse pour les femmes et les filles les
moins privilégiées, celles qui ne peuvent se permettre de se soucier de
la terminologie, car elles sont aux prises avec les conséquences
directes de leur identité sexuelle.
Pour la gauche postmoderne, il semble que les jeux de
langage (comme la notion de « travail du sexe ») soient plus importants
que des réalités matérielles comme mourir d’un utérus perforé en
tentant de s’avorter. Si cet accent mis sur « l’inclusivité » a eu
autant de succès, c’est en partie parce qu’il présente comme une
question de vie ou de mort les besoins d’une extrême minorité, par ex.,
les personnes transgenres, tout en dépeignant simultanément les
préoccupations et les réalités des femmes (environ la moitié de la
population mondiale) comme insignifiantes et négligeables.
L’oppression dont les femmes sont victimes en raison
de leur capacité reproductrice n’est ni insignifiante ni négligeable si
l’on tient compte du fait que 246 275 avortements clandestins ont eu
lieu au Salvador l’année dernière et que 11 % de ces femmes et de ces
filles en sont mortes. Selon l’organisation de défense des droits
génésiques Marie Stopes, la règle du bâillon mondiale réimposée par
l’administration Trump risque d’entraîner 2,1 millions d’avortements à
haut risque et le décès de plus de 21 700 femmes et filles partout dans
le monde au cours des trois prochaines années. L’oppression des femmes
n’est ni insignifiante ni négligeable lorsque les adolescentes
représentent 20 % de tous les décès liés à la grossesse en République
dominicaine.
Où est l’indignation concernant la mort de ces
gestateurs, hôtes et personnes enceintes ? Nous n’entendons pas le
moindre mot à ce sujet de la part des gens qui préconisent l’effacement
des femmes de nos propres expériences vécues. Cela tient à ce que la
majorité absolue de ces gestateurs, hôtes, et personnes enceintes sont
des filles et des femmes. Et l’on assiste aujourd’hui à un consensus
bipartisan entre la gauche et la droite selon lequel les vies de ces
femmes ne sont même pas dignes de mention.
Version originale : http://www.feministcurrent.com/2017/02/28/gestators-hosts-pregnant-people-bipartisan-pact-erase-women/Traduction : TRADFEM
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