Par Francine Sporenda
Sources :
http://indigenes-republique.fr/feministes-ou-pas-penser-la-possibilite-dun-feminisme-decolonial-avec-james-baldwin-et-audre-lorde/
http://indigenes-republique.fr/pierre-djemila-dominique-et-mohamed/
https://www.erudit.org/revue/rf/2012/v25/n1/1011119ar.html
https://cedref.revues.org/731
http://sebastienchauvin.org/wp-content/uploads/Chauvin-Jaunait-Intersectionalit%C3%A9-contre-intersection-RP2015-PUB.pdf
SOURCE : https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/11/06/feminisme-intersectionnel-lantiracisme-et-lanticapitalisme-au-service-de-la-domination-masculine/
En ce moment, on entend beaucoup l’expression
« féministe blanche bourgeoise » dans les débats féministes.
L’expression « féministe bourgeoise » n’est pas nouvelle puisqu’elle a
été inventée par la gauche marxiste historique mais plus récemment, des
« féministes intersectionnelles » l’ont reprise à leur compte sous la
forme doublement péjorante de « féministe blanche bourgeoise ».
Le « féminisme intersectionnel » dont elles se
réclament est un concept qui a été développé aux Etats-Unis à la fin des
années 1980 par la juriste Kimberlé Crenshaw (spécialiste du droit
antidiscrimination) dans la foulée du « black feminism » et exposé dans
son article de 1991 sur les violences subies par les femmes de couleur
pauvres aux Etats-Unis. La sociologue Patricia Hill Collins l’a repris
un peu plus tard et a analysé « l’interlocking oppression » (les
oppressions imbriquées) dont sont victimes ces femmes. Ces théories
n’ont fait leur apparition en France qu’au cours des années 2000, mais
depuis quelques années, elles ont suscité un véritable engouement et le
mot « intersectionnalité » est devenu un buzzword faisant l’objet de
débats clivants dans le mouvement féministe. Différents groupes
féministes s’en inspirent, explicitement ou implicitement, mais une
fraction de ce mouvement (entre autres les militantes « féministes »
proches du Parti des Indigènes de la République) semble avoir perdu de
vue ses objectifs originels et concentre l’essentiel de ses analyses sur
une attaque en règle des « féministes blanches bourgeoises ».
Au départ, ce concept d’intersectionnalité est
parfaitement valide et nécessaire : que certaines femmes subissent des
discriminations multiples qui se combinent synergiquement pour les
placer en situation d’extrême vulnérabilité est une évidence. L’impact
sur les femmes de ces discriminations interactives n’a pas été
appréhendé pendant longtemps dans les mouvements féministes, de même que
les problèmes spécifiques concrets qu’elles impliquent—parce que ces
mouvements ont été construits par défaut autour du prototype de la
« femme blanche » de la classe moyenne.
Il est cependant inexact d’affirmer que ces
situations de « double peine » n’y ont pas du tout été reconnues : les
féministes « lutte de classe » de la deuxième vague par exemple ont été
solidaires des femmes immigrées au moment où l’immigration devenait
numériquement importante en France ; des intellectuelles comme Simone de
Beauvoir ont soutenu par principe le combat des « black feminists »
(Beauvoir, enthousiasmée par les lettres d’Angela Davis, les a fait
connaître en France en les publiant dans Les Temps modernes). Et de
nos jours, on peut considérer que le lien indissociable entre féminisme,
antiracisme et justice sociale est maintenant intégré dans le
mouvement—au moins théoriquement. Ceci posé, ce recyclage des
accusations de « féministe bourgeoise/féministe blanche » par certaines
« intersectionnelles » est véritablement stupéfiant, étant donné que le
féminisme européen (au moins pour ce qui est de l’élaboration théorique)
a été souvent une affaire de femmes de la classe moyenne/moyenne
supérieure. Et de femmes « blanches » bien entendu, puisque la présence
de femmes de couleur dans la France métropolitaine au moment du
féminisme première vague (fin XIXème siècle) était infime.
C’est un fait : les femmes issues des milieux
populaires ont joué un rôle moins visible dans le féminisme–et la raison
en est évidente : sans instruction, sans capital culturel, sans
sécurité financière, sans temps libre, l’accès à la réflexion théorique
vous est à peu près fermé. Des conditions de survie et de précarité
permanentes requièrent toutes vos énergies et ne laissent aucune
disponibilité pour des activités spéculatives ou militantes sans utilité
immédiate (1).
On reproche au film « Suffragette » de ne pas avoir
montré les militantes de couleur qui ont soutenu ce mouvement ; il y a
eu par exemple des militantes indiennes qui se sont très investies dans
le combat pour le vote des femmes en Grande-Bretagne. Mais à ma
connaissance, la plupart de ces femmes étaient aussi issues des milieux
privilégiés de leur culture d’origine (2). Et il faut rappeler aussi,
comme explication de cette moindre participation des femmes des couches
populaires au féminisme historique, que le Parti communiste les a
constamment mises en garde contre ce mouvement qui, d’après certains de
ses leaders, n’était qu’une exportation culturelle de l’impérialisme
américain et divisait la classe ouvrière. Une majorité de féministes de
toutes les vagues appartiennent donc à ces catégories de population
moyenne/moyenne supérieure, avec une importante proportion de femmes
ayant fait des études et/ou exerçant la profession d’enseignante. Les
suffragettes étaient souvent des bourgeoises aisées, les féministes
françaises connues de l’entre-deux guerres et de la Seconde vague sont
presque toutes des universitaires issues de familles financièrement
confortables ou au moins secures : Simone de Beauvoir, Luce Irigaray,
Christine Delphy, Colette Guillemin, Antoinette Fouque, Geneviève
Fraisse, Benoite Groult, Nicole Claude Mathieu, Florence Montreynaud
etc.–aucune de ces femmes ne vient d’un milieu populaire. On a le droit
de le déplorer mais c’est un fait : la théorie féministe occidentale a
été largement une invention bourgeoise.
Mais c’est aussi le cas du socialisme : presque tous
les grands créateurs conceptuels ayant contribué à l’élaboration de
cette idéologie sont des bourgeois. On sait que Marx en était un, Engels
de même. On sait moins que c’était le cas de Vladimir Oulianov dit
Lénine, qui comptait dans sa famille médecins, mathématiciens, nobles et
divers notables locaux. Idem pour Trotski, issu (comme Mao Tsé Tung) de
gros propriétaires terriens, pour Liebknecht (universitaire, petit fils
d’un parlementaire), Boukharine, Rosa Luxemburg, Bebel, Fidel Castro,
Che Guevara etc. Et pourtant, je n’ai jamais entendu personne traiter
Marx ou Lénine de « socialistes bourgeois ».
Pourquoi les hommes de la gauche de la gauche qui, il
y a peu, ne manquaient pas une occasion de fustiger le « féminisme
bourgeois », n’ont-ils jamais été gênés par les origines identiquement
bourgeoises des pères fondateurs du socialisme ? Pourquoi le fait
d’avoir des origines bourgeoises n’est-il reproché qu’aux féministes ?
On a la réponse à cette question si on comprend à quoi sert cette
accusation de « féministe bourgeoise ». Clairement, elle sert d’abord à
discréditer la parole des féministes et à empêcher qu’elle soit prise en
compte. Vous êtes contre le voile, contre la prostitution, contre la
pornographie–atteintes graves aux Droits des femmes qui concernent en
majorité des femmes pauvres et/ou « racisées » ? Votre opinion est
invalide parce que vous êtes une « féministe bourgeoise » : par
définition, puisque vous êtes leur « ennemie de classe », vous ne
connaissez rien à la situation de ces femmes et vous n’avez aucune
légitimité à en débattre. De plus, vous manifestez un comportement
paternaliste/néo-colonialiste car vous prétendez savoir mieux qu’elles
ce qu’elles veulent et cherchez à les libérer de force du joug d’une
domination masculine dont elles ne souhaiteraient pas s’émanciper. Mais
si vous ne vous intéressez pas à leurs problèmes, vous êtes taxée de les
invisibiliser par racisme : pile tu perds et face tu ne gagnes pas. Il
s’agit donc de rendre inaudible le discours féministe.
Mais une autre implication encore plus dérangeante de
cette expression est qu’elle nie l’existence d’une oppression
spécifique subie par toutes les femmes–quelle que soit leur classe
sociale. Traiter une femme de « féministe bourgeoise blanche », c’est
récuser qu’elle puisse être opprimée–discriminée, victime de violences
et même tuée– sur la seule base de son appartenance de sexe ; c’est donc
nier la légitimité politique du féminisme et ne valider comme
catégories d’oppression que le classisme et le racisme. Les hommes de
gauche ont pendant longtemps ignoré ou nié cette oppression spécifique
des femmes, oppression exercée activement et/ou passivement par TOUS les
hommes–qu’ils soient prolétaires, bourgeois ou « racisés »–sur toutes
les femmes–qu’elles soient bourgeoises, « racisées » ou prolétaires
(rappelons en passant que le statut de bourgeoise peut être précaire,
puisque c’est surtout le fait d’avoir un mari bourgeois qui fait d’une
femme une bourgeoise).
Aux yeux de ces hommes, cette affirmation d’une
oppression féminine spécifique n’était qu’une fiction mensongère, une
théorie fumeuse élaborée par des bourgeoises oisives, privilégiées et
pourtant perpétuellement mécontentes de leur sort propageant le mythe
d’une aliénation féminine imaginaire pour défendre leurs intérêts de
classe et détourner les autres femmes de la seule véritable lutte
d’émancipation qui vaille– la leur. Les femmes du peuple, celles qui
« travaillaient dur tout en s’occupant de leur famille », étant
présentées comme n’ayant évidemment pas de temps à perdre avec ces
balivernes.
Cette indignation sélective des hommes de gauche
envers le « féminisme bourgeois » est directement liée au fait que le
socialisme a défini l’oppression sur un schéma essentiellement
masculin : l’exploitation économique du salarié. En conséquence, la
figure de l’opprimé a été identifiée par défaut à celle du travailleur
mâle rémunéré—puisqu’une grande partie du travail féminin est non
rémunérée ; de ce fait, toute revendication des femmes à faire
reconnaître leur oppression comme classe de sexe a été reçue par les
hommes de gauche comme une imposture, voire une concurrence déloyale :
car identifier l’oppression au travail rémunéré masculin revient
quasiment à réserver aux hommes le monopole du statut d’opprimé. De
même, lorsque le processus d’immigration a commencé, l’immigré a été
stéréotypé comme de sexe masculin. Vous êtes une bourgeoise, vous avez
été harcelée, violée, battue, porno-torturée ? Cela ne compte pas comme
situation d’oppression, ce qui compte, c’est si le préjudice subi relève
des types d’oppression qui affectent les individus de sexe masculin :
racisme, classisme- (d’où par exemple le fait que la torture politique
est reconnue comme crime mais que les tortures infligées aux femmes
dans le porno hard sont dénommées « adult entertainment »). Et dans les
textes marxistes classiques, les femmes ne sont généralement reconnues
comme opprimées qu’en tant que travailleuses ou femmes de travailleurs,
la même définition « par procuration masculine » de l’oppression
fonctionnant initialement pour les femmes immigrées.
Sur la situation de ces femmes, les seules censées
revendiquer à bon droit le statut d’opprimée, le « féminisme bourgeois »
n’aurait par définition rien à dire, puisque le postulat est qu’il
existerait un fossé de classe infranchissable entre femmes des classes
moyennes/supérieures et femmes prolétaires et « racisées », les
problèmes, préoccupations et intérêts de celles-ci différant
radicalement de ceux de leurs consœurs privilégiées. Ce qui est faux : à
côté de la « double charge » d’oppressions interactives subie par
certaines catégories, les femmes de toutes les classes et de toutes les
cultures partagent bel et bien un socle d’expériences d’oppression
communes : viols, violences physiques, inceste, pédophilie, harcèlement
sexuel, mutilations corporelles, discriminations multiples, exclusion
des postes décisionnels et de la vie publique, confinement à des emplois
sous-payés, hétérosexualité et maternité plus ou moins obligatoires
etc. Toutes conséquences résultant du fait fondamental qu’elles sont
sous domination masculine du haut en bas de l’échelle sociale et partout
dans le monde—même si cette domination masculine revêt selon les
cultures et les classes des formes variables.
Adrienne Rich a écrit que « le sujet politique porté
par le mouvement (féministe) a été construit sur une identification à
ses catégories les plus privilégiées ». Le problème avec cette analyse
est qu’elle semble impliquer que le « white privilege »/privilège de
classe protègerait les femmes « blanches bourgeoises » des abus de
pouvoir patriarcaux —ce qui n’est malheureusement pas le cas : les
études et sondages portant sur les violences masculines font apparaître
que le viol, les violences physiques et psychologiques, le harcèlement
sexuel, l’inceste, la pédophilie etc concernent toutes les femmes
pratiquement au même degré, quelles que soient la classe sociale et
l’appartenance ethnique : comme le note Mona Chollet : « la violence
touche les femmes des beaux quartiers tout autant que celles des
banlieues. »
Et contrairement à une autre implication de la
citation d’Adrienne Rich, le fait d’être l’épouse/fille/mère d’un
dominant ne vous confère en rien la qualité de dominant : il ne faut pas
confondre les quelques avantages que concèdent les hommes aux femmes
qui les servent avec la détention effective du pouvoir. En fait, même si
elles bénéficient de bonnes conditions matérielles, la famille
bourgeoise traditionnelle place davantage ses femmes sous la domination
du père ou mari parce qu’elles ne sont pas supposées travailler (voir à
ce sujet les études sur le statut réel des « plantation mistresses »
dans la société esclavagiste du Sud des Etats-Unis).
Pourtant, en aucun cas, et même encore de nos jours,
cette domination masculine n’est pleinement reconnue comme système
d’oppression majeur à gauche et dans les mouvements antiracistes–car
alors il faudrait que les hommes appartenant à ces mouvements
s’identifient comme oppresseurs. Ce qui fait que vous ne trouverez
jamais chez la plupart des théoriciens de ces mouvements une
reconnaissance intégrale des multiples violations de leurs Droits
humains dont les femmes sont encore victimes–parce qu’il faudrait alors
reconnaître que des courageux militants, des héros de la lutte
anticapitaliste/antiraciste battent leurs femmes ou incestuent leurs
filles tout comme les dominants. Certes, certains leaders
anticapitalistes commencent maintenant à se dire féministes—mais est-ce
que l’on peut croire au féminisme de ces « rebelles » style Jeremy
Corbyn (généralement en couple avec des femmes ayant en moyenne 20 à
30 ans de moins qu’eux) qui soutiennent la « liberté d’expression »
pornographique et la décriminalisation de la prostitution ?
Il y a toujours eu une tache aveugle dans les
analyses marxistes et antiracistes–le refus de reconnaître cette
ambiguïté fondamentale : qu’un homme exploité et écrasé par son patron
ou victime de discrimination raciale pouvait aussi exploiter,
discriminer et écraser les femmes. Dans ces analyses, la face sombre du
militant exemplaire a été totalement occultée—car pour l’homme de
gauche, l’oppresseur ne peut être que l’Autre, il lui est
ontologiquement impossible de se reconnaître comme agent et bénéficiaire
d’une situation d’oppression–sauf à détruire la supériorité morale
qu’il dérive de penser sa cause comme absolument juste. Et c’est ainsi
qu’on retrouve, à gauche comme à droite, la même omerta sur le tabou
patriarcal suprême : ne jamais nommer les hommes comme agents des
multiples violences et discriminations qu’ils infligent aux femmes.
Au final, l’accusation de « féministe bourgeoise »
est une stratégie objectivement masculiniste parce qu’elle permet de
légitimer les pires violences patriarcales en discréditant celles qui
les dénoncent. Par exemple, le combat abolitionniste n’étant soi-disant
mené que par des « féministes blanches bourgeoises »–(ce qui est faux),
il irait nécessairement à l’encontre des intérêts des femmes pauvres
et/ou « racisées » qui constituent les gros bataillons de la
prostitution. Un tel discours a pour conséquence de cautionner le droit
des hommes de violer ces femmes hyper-vulnérables sans états d’âme,
puisque la parole de celles qui désignent cet achat comme une violence
est par définition sans valeur. Et le même argument fonctionne à
l’identique dans le contexte intersectionnel pour le port du voile et de
la burqa, pour la GPA, l’excision etc.
De plus, en affirmant qu’il n’y aucune communauté
d’expériences entre bourgeoises et femmes de milieux populaires, cette
expression annule toute possibilité d’universalisme féministe. Les
Droits des femmes sont alors présentés comme des privilèges de classe
plus ou moins exorbitants ne concernant que la catégorie des
bourgeoises/occidentales et inapplicables aux autres—un peu de la même
façon dont l’athéisme est vu comme une invention européenne qui ne
saurait concerner les individus « d’origine musulmane ». Par contre, les
luttes de gauche et anti-raciste sont posées comme authentiquement
universalistes, et la solidarité entre membres de ces groupes (et celle
des femmes avec les hommes) est constamment invoquée. Tandis que, la
notion de classe de sexe étant niée, les femmes sont renvoyées aux
catégories masculines de classe sociale et de communauté et sommées de
définir leur identité par rapport à elles.
L’universalisme féministe est récusé parce qu’il a
été défini autour du cas particulier des femmes bourgeoises
privilégiées. Qu’il ait été défini à partir de ces femmes est un
fait—mais le mouvement anticapitaliste a pareillement été construit
autour du cas particulier du prolétaire « blanc » de sexe masculin—tout
aussi privilégié par rapport aux prolétaires mâles « racisés » et aux
femmes prolétaires. Qui eux aussi ne vivent pas l’exploitation
capitaliste de la même façon que les hommes « blancs » du fait de leur
appartenance ethnique et de sexe. Mais cette situation d’oppression
« multicartes » qui est vue comme posant problème dans le cas du
mouvement féministe au point de justifier sa division en fractions,
curieusement n’en pose aucun lorsqu’il s’agit de mouvements défendant
des intérêts masculins. On ne parle pas d’intersectionnalité pour ces
mouvements, il n’y a pas de partis anticapitalistes spéciaux pour les
femmes prolétaires ou les prolétaires « racisés »—et ce double standard
devrait interroger : si la question de l’intersectionnalité se pose pour
le mouvement défendant les droits des femmes et ne se pose pas pour
les mouvements « unitaires » centrés sur les intérêts masculins—c’est
justement parce que –même prolétaires ou « racisés »—les individus de
sexe masculin restent néanmoins des dominants solidaires entre eux. Et
s’il y a une chose qui prouve que les femmes –même privilégiées–ne le
sont pas, c’est ce double standard dont elles sont victimes.
L’accusation de « féministe bourgeoise blanche » est une tactique de
division.
Par ce dispositif d’enfumage, on empêche les femmes
de voir qu’elles ont réellement des intérêts communs, on occulte ce qui
les unit et on dirige leur attention sur ce qui les divise, ce
saucissonnage de leurs luttes en fractions multiples et séparées, voire
concurentielles ayant pour conséquence de les rendre impuissantes—car
incapables d’actions communes. Et en désignant à ces multiples
sous-sections féministes des « ennemis principaux » aussi divers que
fictifs (bourgeoises, femmes « blanches ») pour détourner l’attention
des vrais, ce discours anti-féministe « progressiste » permet d’occulter
le fait que toutes les oppressions subies par les femmes ont une seule
et même cause, les hommes patriarcaux : l’accusation de « féministe
bourgeoise blanche » est une tactique de diversion.
Empêcher ainsi les femmes d’identifier les hommes
patriarcaux comme agents uniques de leur oppression permet de les
désinvestir de leurs luttes ou de rendre ces luttes inopérantes parce
que ciblées sur de faux adversaires. Elle permet en outre de stigmatiser
comme étant divisives, de droite, voire réactionnaires (ou
« occidentalisées ») celles qui ne voudraient pas renoncer à leur cause
pour s’enrôler dans celles des hommes anticapitalistes/antiracistes et
refuseraient de militer dans des mouvements dirigés par eux sur des
objectifs fixés par eux.
Au final, mettre l’accent sur le devoir impératif de
solidarité de classe/communautaire pour les femmes et exclure par
définition qu’elles puissent être opprimées par des hommes de leur
groupe rend la domination des hommes non-occidentaux inexpugnable. C’est
exactement le but de la manoeuvre et c’est ce que font des militantes
féministes autour du PIR quand elles dénoncent les « féministes blanches
bourgeoises » qui voudraient les séparer de « leurs frères, leurs fils,
leurs maris ». Pour ces militantes, la loyauté envers « leurs » hommes
et la défense de leur groupe passe avant la solidarité avec les autres
femmes, et on se heurte chez elles un refus absolu et explicite de
mettre en cause leur propre patriarcat. Houria Bouteldja le dit
elle-même : « je suis obligée d’être solidaire des hommes », et elle
propose un « féminisme paradoxal de solidarité avec les hommes »–concept
véritablement ubuesque. Position d’autant plus incompréhensible que la
figure de proue du PIR reconnait qu’« il n’y a pas de réciprocité » et
que les femmes de couleur n’ont rien à attendre en retour des hommes
qu’elles soutiennent. Self sacrifice, abnégation, dévouement à sens
unique aux hommes de son groupe : Houria Bouteldja nous présente l’image
l’image parfaite de l’aliénation féminine la plus archétypique. En
fait, le « féminisme décolonial » qu’elle propose est intégralement
colonisé par l’idéologie patriarcale la plus archaïque et sa version de
l’intersectionnalité n’est qu’un dispositif visant à ramener sous
contrôle masculin des femmes qui seraient en train de s’en libérer :
l’accusation de « féministe bourgeoise blanche » est une tactique de
reprise en main des femmes de couleur par leur patriarcat.
Cette priorité donnée à la solidarité avec les hommes
va jusqu’à faire dire à Houria Bouteldja qu’il ne faut pas stigmatiser
les individus « racisés » qui violentent des femmes—ils le feraient
parce qu’ils sont opprimés et subissent une « castration virile,
conséquence du racisme culturel ». Et selon elle, le port du voile
serait un acte de sédition contre le système néo-colonialiste et les
femmes palestiniennes ne devraient pas avoir accès à l’IVG, parce que
leur devoir serait de mettre au monde de nombreux enfants pour défendre
leur communauté ; dans ce schéma orwellien d’inversion de réalité où la
soumission aux prescriptions patriarcales est présentée comme une
insoumission, il est inacceptable que les femmes voilées se dévoilent
parce que ça serait obéir aux « féministes blanches » mais il est
parfaitement ok qu’elles se voilent pour obéir aux hommes « racisés ».
Logique spécieuse qui garantit la perpétuation des traditions
patriarcales les plus misogynes : non, contrairement à l’approche que
proposent les féministes autour du PIR, il n’y a pas un bon patriarcat
et un mauvais patriarcat—et la responsabilité première des féministes
est de dénoncer ce système d’oppression partout où il existe.
Mais pourquoi tant de haine contre la « féministe
bourgeoise » ? C’est parce qu’elle est assignée au rôle de sorcière
moderne dotée du pouvoir maléfique de « dévoyer » les autres femmes et
de les soustraire au contrôle masculin. Si on lui rajoute le
qualificatif de « blanche », elle incarne l’influence pernicieuse censée
entraîner les femmes de couleur sur la voie de « l’occidentalisation »,
d’où s’ensuivrait immanquablement leur insoumission aux hommes de leur
groupe–perspective suscitant la panique morale dans les milieux
communautaires et ultra-religieux. Et pour boucler la boucle, l’argument
marxiste du « féminisme bourgeois invention de l’impérialisme
américain » est repris sous la forme à peine différente du « féminisme
blanc pur produit de l’histoire coloniale » (de même que le mariage pour
tous). On imagine très bien les généraux Massu et Salan, adeptes du
dévoilement, en ardents propagandistes des droits des femmes auprès des
Algériennes.
Vu le rôle joué dans le féminisme par les
« féministes blanches bourgeoises », il est évident que les attaquer
revient à priver le féminisme d’une part de ses ressources théoriques et
militantes. C’est donc bien au féminisme en soi que l’on s’en prend,
c’est à lui que l’on porte atteinte quand on utilise à tort et à travers
cette expression. Et vu l’insistance avec laquelle ce lynchage
symbolique des « féministes bourgeoises » est pratiqué actuellement, il
est clair qu’il est crucial pour la régression patriarcale en cours (via
les mouvements masculinistes, religieux fondamentalistes, etc) de les
déconsidérer et de limiter ainsi l’impact « subvertisseur » qu’elles
pourraient avoir sur les femmes non-occidentales. Et le fin du fin est
bien sûr d’amener des féministes manipulées par ce discours
crypto-masculiniste à se charger elles-mêmes de ce travail de
destruction du féminisme.
C’est que font actuellement DES « féministes
intersectionnelles » dont l’objectif prioritaire paraît être de porter
les coups les plus destructeurs au féminisme et qui y consacrent plus
d’énergie qu’à dénoncer les violences masculines Ce qui amène à conclure
que ce mouvement –comme d’autres mouvances féministes–a été en partie
détourné de sa finalité initiale et récupéré par ses adversaires. Et que
ce féminisme qui se dit « intersectionnel » avance masqué et ne se
réclame du féminisme que pour mieux le détruire : c’est une tactique de
récupération / instrumentalisation.
Ça n’a jamais vraiment gêné les militants d’extrême
gauche que leurs intellectuels soient des bourgeois. Et cette gauche qui
a toujours prôné qu’il existait une communauté de situation et
d’intérêts entre les prolétaires ou « racisés » de tous les pays et qui
refuse encore obstinément d’admettre qu’une telle communauté existe
également entre les femmes, a l’audace d’accuser les mouvements
féministes de manquer d’inclusivité envers les Women of Color. Pourtant
leurs propres mouvements n’ont pas été davantage inclusifs envers les
hommes de couleur. De même, il n’a jamais été reproché aux leaders
masculins des Black Panthers ou autres mouvements antiracistes de parler
au nom des femmes de couleur et de ne pas prendre en considération
leurs formes spécifiques d’oppression en tant que femmes. Pourquoi la
question clivante de l’intersectionnalité n’est-elle posée qu’aux
féministes—et pas aux mouvements de gauche dominés par des hommes ?
Les féministes cohérentes –et conscientes des ruses
infinies du patriarcat— n’ont aucune raison de jeter sous le bus les
« féministes blanches bourgeoises », ce qui revient à saisir stupidement
les « bâtons pour se faire battre » que leur tendent les
masculinistes « progressistes » alliés aux communautaristes et aux
fondamentalistes religieux. Ces femmes ont joué un rôle utile dans le
mouvement en mettant à profit leur situation relativement privilégiée
pour forger les armes théoriques qui ont impulsé les luttes féministes.
Parce que oui, comme le dit Mary Daly, si les féministes
« privilégiées », ont une responsabilité particulière dans le mouvement
féministe, et c’est de mettre leur privilège—leur temps, leurs moyens
matériels, leurs capacités– au service de toutes les femmes, en
particulier au service d’une solidarité sans faille avec leurs sœurs
moins favorisées.
Les hommes progressistes ne se tirent pas dans le
pied, ils savent très bien que la contribution des socialistes bourgeois
au socialisme a été et est encore séminale– il est donc hors de
question pour eux de jeter Marx, Yannis Varoufakis ou Jeremy Corbyn à la
poubelle à cause de leurs origines de classe. Mais ils n’ont aucun
scrupule à utiliser cet argument à géométrie variable pour
décrédibiliser le féminisme. Argument que certaines féministes
intersectionelles—qui sont parfois des « féministes bourgeoises »
–s’empressent de reprendre à leur compte.
Il est profondément navrant de voir une idée juste,
l’intersectionnalité, ainsi kidnappée par la réaction patriarcale en
cours. Car il existe une intersectionnalité défendant vraiment les
droits des femmes « non blanches », portée par des associations
respectées qui prennent des positions sans ambiguité sur des violences
majeures envers les femmes, comme la prostitution, le porno, la GAP, et
même le voile. Tandis que d’autres « féministes intersectionnelles » —
celles qui répètent l’accusation de « féministe blanche bourgeoise »
comme un mantra–se retrouvent aux côtés de ceux qui légitiment ces
violences : le STRASS et les pro-industrie du sexe, les fanatiques
religieux misogynes, les homophobes et les antisémites. Sur la base de
ces critères, il n’est pas difficile de discerner de quel côté se trouve
l’imposture.
(1) Des suffragettes « féministes bourgeoises »
étaient proches des ouvrières et soutenaient leur cause, par exemple
Sylvia Pankhurst, issue d’une famille socialiste et féministe,
co-fondatrice du Parti Communiste de Grande-Bretagne (CPGB), directrice
de « Worker’s Dreadnought », un hebdomadaire pour les femmes de la
classe ouvrière, et avocate enthousiaste de la Révolution russe.
(2) Par exemple Sophia Duleep Singh (princesse indienne)Sources :
http://indigenes-republique.fr/feministes-ou-pas-penser-la-possibilite-dun-feminisme-decolonial-avec-james-baldwin-et-audre-lorde/
http://indigenes-republique.fr/pierre-djemila-dominique-et-mohamed/
https://www.erudit.org/revue/rf/2012/v25/n1/1011119ar.html
https://cedref.revues.org/731
http://sebastienchauvin.org/wp-content/uploads/Chauvin-Jaunait-Intersectionalit%C3%A9-contre-intersection-RP2015-PUB.pdf
SOURCE : https://revolutionfeministe.wordpress.com/2016/11/06/feminisme-intersectionnel-lantiracisme-et-lanticapitalisme-au-service-de-la-domination-masculine/
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