Tout d’abord meri à Hélène HERNANDEZ pour son autorisation de publier cet extrait de son livre
Le procès d’Hélène Brion
Adresse féministe au Comité pour la reprise des relations internationales
Celles de 14, la situation des femmes au temps de la grande boucherie
Hélène HERNANDEZ
Editions libertaires
Novembre 2015
11 €
Le procès d’Hélène Brion
En 1915, enfin, un fort courant pacifiste nait au
sein de la CGT, avec notamment Marie Mayoux (1878-1969), courant dont
Hélène Brion va devenir porte-parole dès le mois d’août. Elle adhère à
la section française du Comité international des femmes pour une paix
permanente. Empêchée par la police française, elle ne peut pas se rendre
à la conférence pacifiste de 1915 à Zimmerwald, ni à celle de Kienthal
mais elle correspond par lettres sur ce sujet. Celles-ci, interceptées
par la police serviront au dossier d’accusation monté contre elle à la
fin de la guerre. Elle publie aussi des manifestes pacifistes et envoie
le 23 octobre 1916 une lettre au Comité pour la reprise des relations
internationales, comité pacifiste dirigé par Alphonse Merrheim, et
domicilié 33 rue de la Grange aux belles, à Paris, dans le dixième
arrondissement.
Nous qui n’avons rien pu pour empêcher la guerre,
puisque nous ne possédons aucun droit civil ni politique, nous sommes de
cœur avec vous pour en vouloir la fin.
Nous sommes de cœur avec vous pour vouloir, après
cette fin où à l’occasion de cette fin, essayer d’instaurer en Europe un
système social plus juste et plus équitable qui, d’une part, rende les
guerres moins fréquentes, par une sorte de fédération des nations, et
assure, d’autre part, au sein de chaque fédération, une vie plus large
et moins précaire à l’immense masse des travailleurs.
Nous sommes, nous femmes, avec la masse des
travailleurs, parce que partout elle est opprimée, et que nous sommes,
nous femmes, également, partout opprimées, beaucoup plus même que
n’importe quelle classe de travailleurs. Comme vous, travailleurs, et
plus que vous, nous souffrons des guerres et c’est pourquoi nous
voudrions essayer d’en prévenir le retour.
Mais avant d’entrer à vos côtés dans une phase plus
décisive d’action, nous tenons à bien mettre en lumière les motifs qui
nous font agir et à faire sur votre attitude les réflexions que les
faits nous commandent.
Vous n’avez jamais été justes, travailleurs,
vis-à-vis des femmes qui vous ont aidé dans vos luttes. À l’aube de 89,
au moment où une ère nouvelle semblait commencer pour le monde, elles
vinrent à vous, confiantes, parce que vous parliez de liberté et
qu’elles pensaient obtenir la leur. Vous les avez repoussées.
Fiers de vos droits fraîchement acquis de
« citoyens », au lieu de leur tendre une main fraternelle, à elles qui
depuis des siècles tiraient la charrue à vos côtés et mangeaient, comme
vous, l’herbe des champs dans les années de grande famine, vous avez
raillé, vous avez méprisé. Vous qui ne vouliez plus de despotes, vous
vous êtes effrayés à l’idée de l’émancipation possible de vos esclaves
éternelles. Vous avez dispersé les clubs de femmes, confisqué les
journaux de femmes, retiré aux femmes le droit de pétition, défendu aux
femmes toute pensée, toute action. Vous avez rejeté brutalement les
femmes dans l’ignorance d’où elles voulaient sortir, dans les bras de
l’Eglise à qui elles voulaient échapper. Plus de la moitié de celles qui
furent, à quatorze ans, l’âme de la révolte vendéenne, étaient venues
confiantes à la Révolution en 89 : mais, repoussées, comme le furent
d’abord les noirs des colonies, elles firent comme eux et se
révoltèrent. Et Legouvé a pu écrire plus tard que la Révolution échoua
parce qu’elle ne sut pas s’attacher les femmes.
Remarquez cependant que, malgré cette dureté de vous à
notre égard, beaucoup espérant toujours, restèrent sur la brèche à vos
côtés. Vous connaissez tous Mme Roland, Charlotte Corday, Théroigne de
Méricourt, Rose Lacombe, Olympes de Gouges, Sophie Lapierre et les
femmes babouvistes, tant d’autres qui scellèrent de leur sang leur foi
révolutionnaire.
Au cours de tout le XIXe siècle, à toutes les époques
de crise, les femmes vous accompagnent ou vous précèdent. En 1830, en
1848, en 1851, en 1871, nous trouvons Flora Tristan, Jeanne Deroin,
Pauline Roland, Eugénie Niboyet, Adèle Esquiros, Andrée Léo, Olympe
Audouard, Louise Julien, Louise Michel, Hubertine Auclert, Eliska
Vincent, Nathalie Le Mel, tant d’autres encore, dont les noms peu ou
point connus de vous, nous sont chers à nous, féministes, comme le sont
aux peuples opprimés les noms des héros nationaux.
À chacune de ces époques, les femmes sont venues à
ceux qui luttaient pour plus de liberté et de bien-être, pour une vie
plus intelligente et plus humaine. Les pionnières du féminisme se sont
données sans compter à votre cause, essayant d’y adjoindre celle des
femmes et de vous faire comprendre la connexion étroite des deux, non
par égoïsme et pour tirer un profit personnel, mais par amour de la
justice, dans l’intérêt de toutes leurs sœurs qui souffrent, dans votre
intérêt à vous aussi, travailleurs, qui ne le comprenez pas.
Vous avez toujours accepté leurs concours, parfois
avec un peu de honte et rougissant de ce que vous leur deviez, ainsi
qu’il advient lors du procès des 107 associations ouvrières de Jeanne
Deroin.
Mais, tout en acceptant leurs efforts, vous n’avez
jamais songé, le moment venu, à partager avec elles les trop légers
avantages qu’elles vous avaient aidé à arracher au pouvoir. Vous n’avez
pas encore compris ou voulu comprendre que votre cause ne sera vraiment
juste que le jour où vous ne souffrirez plus d’esclaves parmi vous. Tant
qu’il vous paraîtra naturel de garder des privilèges vis-à-vis de plus
de la moitié de la nation, vous serez mal fondés à réclamer contre les
privilèges que d’autres ont par rapport à vous. Si vous voulez la
justice à votre égard, tâchez de la pratiquer à l’égard de vos
« inférieures », les femmes.
Travailleurs, une crise sociale plus grave que toutes
celles du XIXe siècle se prépare en ce moment. Les femmes, comme
toujours, viennent à vous d’instinct, prêtes à donner sans compter leur
dévouement le jour où vous agirez.
Et les féministes viennent à vous aussi, avec le même
dévouement et la même volonté. Mais elles tiennent à vous dire : « Si,
cette fois encore, vous acceptez le concours des femmes – et vous ne
pouvez pas ne pas l’accepter ! – sans songer à leur faire place au jour
des réparations sociales, si vous les conservez serves au lieu d’en
faire vos égales d’un point de vue économique, civil et politique, votre
œuvre sera entièrement manquée ! »
Elles viennent à vous pour vous rappeler, ou pour
vous apprendre que, dès 1843, une femme, Flora Tristan, avait eu la
première idée de l’Association Internationale des Travailleurs, et elles
vous citent ce passage trop oublié du manifeste qui précédait les
statuts et en résume l’esprit : « Nous, prolétaires, nous reconnaissons
être dûment éclairés et convaincus que l’oubli et le mépris des droits
de la femme sont les seules causes des malheurs du monde et nous avons
résolu d’inscrire dans une déclaration solennelle ses droits sacrés et
inaliénables….
Nous voulons que les femmes soient instruites de nos
déclarations afin qu’elles ne se laissent plus opprimer et avilir par
l’injustice et la tyrannie de l’homme et que tous les hommes respectent
dans les femmes, leurs mères, la liberté et l’égalité dont ils
jouissent ! »
Travailleurs qui lisez ceci, les féministes vous
disent : Si vous vous étiez inspirés des statuts et de l’esprit de cette
toute première Internationale, que vous ne comptez même pas dans votre
histoire, la seconde n’aurait pas fait la lamentable faillite dont le
monde souffre. Travailleurs, les féministes d’avant-garde attendent
votre réponse et vous laissent méditer ce mot de Considérant :
« Le jour où les femmes seront initiées aux questions sociales, les révolutions ne se feront plus à coups de fusils ! »
Fig. 10 : Rédigé par Hélène Brion, le 23 octobre 1916
En 1917, la police surveille Hélène Brion de près. Le
26 juillet, elle perquisitionne à son domicile pour y trouver des
documents compromettants, et le lendemain, Hélène Brion est suspendue
sans traitement. La police demande un rapport à son inspectrice pour
savoir si elle se sert de ses élèves dans la diffusion de tracts
pacifistes. Déjà les époux Mayoux, en Charente, ont été poursuivis. En
novembre, peu de temps après l’arrivée de Clemenceau comme président du
conseil, elle est arrêtée pour propagande défaitiste et envoyée à la
prison des femmes de Saint-Lazare, là où les anarchistes, Louise Michel
et Jeanne Humbert, ont été enfermées. Une campagne de désinformation est
orchestrée par les journaux comme le Matin, l’Écho de Paris et l’Homme
libre. Elle porte des pantalons, elle aurait correspondu avec des
soldats, des fabricants de munitions, des prisonniers allemands, aurait
caché des personnes bizarres, aurait visité la Russie et se serait
rendue à la conférence de Zimmerwald. Le Petit Parisien la soupçonne
d’avoir reçu de l’argent d’Allemagne pour organiser sa campagne
pacifiste. Accusée d’être anormale, anarchiste, de trahison et de faire
du pacifisme sous couvert de féminisme, Hélène Brion se défendra le 29
mars 1918 :
« L’accusation prétend que sous prétexte de
féminisme, je fais du pacifisme. Elle déforme ma propagande pour les
besoins de sa cause : j’affirme que c’est le contraire (...) Je suis
ennemie de la guerre parce que féministe, la guerre est le triomphe de
la force brutale, le féminisme ne peut triompher que par la force morale
et la valeur intellectuelle. Il y a antinomie entre les deux. »
Elle comparaît, avec Gaston Mouflard, son filleul
accusé des mêmes motifs, devant le premier conseil de guerre du 25 au 31
mars 1918. Elle y plaide principalement la cause du féminisme, faisant
remarquer que privée de droit politique, elle ne peut être poursuivie
pour un délit politique, et axe sa défense sur les droits qui sont niés
aux femmes. Elle est soutenue par des témoins de moralité, le député
Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx, Jeanne Mélin, Marguerite Durand
et la journaliste Séverine qui vont faire de ce procès l’apologie du
pacifisme et du féminisme. Elle est condamnée à trois ans de prison avec
sursis. Elle est révoquée de l’enseignement avec effet au 17 novembre
1917. Elle ne sera réintégrée que sept ans plus tard sous le
gouvernement du cartel des gauches. C’est elle qui dirigera le journal
La lutte féministe dont le premier numéro sortira le 20 février 1919.
Pages 88 à 94, extraites de : Celles de 14, la situation des femmes au temps de la grande boucherie
Hélène HERNANDEZ
Editions libertaires
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