Cherrie Smiley : Le véritable changement pour les femmes autochtones commence par l’abolition de la prostitution
(Texte d’opinion publié au Canada dans The Globe & Mail et Le COUAC en janvier 2015)
Suite au travail de plusieurs survivants et
survivantes des pensionnats indiens, de membres de leurs familles et
autres défenseurs autochtones, nous avons fait, en tant que pays,
beaucoup de progrès dans la reconnaissance des torts causés par ces
pensionnats. Nous savons désormais que les objectifs mêmes de ces
établissements constituaient une violation de nos droits et que les
processus par lesquels on a tenté de réaliser ces objectifs ont entraîné
des abus sexuels, physiques et émotionnels systémiques, la perte de la
langue, de la culture et de l’identité, et parfois même la mort. Nous
savons également que ces conséquences horribles continuent d’avoir un
impact sur nos vies aujourd’hui et ont laissé un héritage
particulièrement dévastateur pour les femmes et les filles autochtones.
Le 6 décembre 2014, la nouvelle législation en
matière de prostitution est entrée en vigueur au Canada. Les survivantes
de la prostitution, les groupes de femmes autochtones, travailleuses
anti-violence, défenseurs et spécialistes des droits de la personne ont
célébré la décision de criminaliser les clients, les proxénètes et
tierces parties faisant la publicité de services sexuels et de
décriminaliser les femmes prostituées dans la plupart des circonstances.
Nous avons accueilli avec joie la nouvelle des investissements dans les
services de soutien et de sortie de la prostitution, malgré que
davantage d’argent soit nécessaire. Bien que ce ne soit pas encore le
« modèle nordique », nous commençons à cheminer vers l’égalité pour
toutes les femmes en travaillant à abolir la prostitution.
Certains opposants ont soutenu que cette nouvelle
législation reproduit la violence coloniale envers les femmes et filles
autochtones en augmentant le pouvoir policier. Ce que cette analyse
semble toutefois ignorer, c’est que la prostitution n’est pas une
activité traditionnelle pour les femmes autochtones, mais constitue
plutôt « la plus vieille oppression au monde ». C’est un système, tout
comme le système des pensionnats indiens du Canada, ayant été imposé à
nos communautés autochtones. La prostitution fait partie d’un continuum
de violence coloniale masculine envers les femmes et filles autochtones,
qui transmet le message erroné que nous sommes « jetables » et que les
prédateurs peuvent nous faire du tort impunément. Les milliers de femmes
et filles autochtones disparues ou assassinées sont quant à elles le
point final de ce continuum, qui nous rappelle que nous sommes jetables,
même dans la mort, sans qu’aucune enquête ne soit déclenchée ou
responsabilité officielle imputée.
Des impacts dévastateurs
Tout comme le système des pensionnats indiens, la
prostitution est une institution qui continue à avoir des impacts
dévastateurs sur la vie des femmes et filles autochtones qui sont
impliquées de façon disproportionnée dans la prostitution de rue. La
prostitution est une industrie dont l’existence est tributaire des
disparités de pouvoir. Nous pouvons clairement voir que les femmes, et
surtout les femmes et filles autochtones, sont entraînées dans la
prostitution suite à des inégalités systémiques telles que le manque
d’accès au logement, la perte du territoire, de la culture et des
langues, la pauvreté, les hauts taux de violence masculine,
l’implication dans le système des centres jeunesse ou familles
d’accueil, le suicide, la criminalisation, la dépendance à l’alcool et
aux drogues et les handicaps. Il est dangereux et faux de s’imaginer que
la prostitution, un système qui nourrit ces inégalités, doit être
permise ou encouragée alors qu’elle permet la perpétuation des torts
systémiques envers nos femmes et nos filles. De la même façon que ceux
qui sont venus avant nous ont été entraînés dans le système des
pensionnats indiens « pour leur propre bien », on tente désormais de
nous entraîner dans le système prostitutionnel et de soutenir les droits
des proxénètes et des clients en affirmant, à tort, que c’est pour
notre propre bien et notre protection.
L’Association des femmes autochtones du Canada,
sachant que l’État a poussé les femmes autochtones d’une institution à
une autre – les pensionnats indiens, centres et maisons d’accueil et
prisons –, refuse d’accepter les bordels comme une nouvelle institution
officielle pour les femmes et filles autochtones. Les torts causés par
la prostitution proviennent des proxénètes et des clients ainsi que du
message que livrent ces hommes à nos femmes et filles et aux Canadiens
non autochtones. La prostitution est en elle-même dommageable et l’idée
qu’un lieu défini de prostitution la rende moins dommageable est
fondamentalement erronée. Imaginez si nous avions appliqué ces idées aux
pensionnats indiens, comme s’ils n’étaient qu’au mauvais endroit et que
nous n’avions qu’à les déplacer pour que les enfants soient plus « en
sécurité » ? Imaginez si, plutôt que d’abolir complètement le système
des pensionnats indiens, nous avions seulement décidé de faire un
« meilleur » travail de réglementation au sein de ces institutions ?
Nous méritons mieux
Les femmes et filles autochtones méritent mieux que
d’être violées par des clients et vendues par des proxénètes. Ce dont
nous avons besoin, c’est de vrais choix. Comme abolitionnistes de la
prostitution, nous soutenons la nouvelle loi, mais nous en voulons
davantage. Nous voulons un vrai changement social qui redéfinit la
masculinité comme portant sur le partenariat et qui donne aux femmes et
filles la liberté spontanée d’être elles-mêmes et de vivre une vie
exempte d’exploitation et de pauvreté. Nous voulons une prévention de la
prostitution et des stratégies exhaustives pour nous en sortir, ainsi
qu’une campagne d’éducation publique robuste qui informe les Canadiens
que la prostitution constitue une forme de violence masculine envers les
femmes et un système raciste et colonial qui cible les femmes et filles
autochtones racisées.
Le soutien de l’abolition de la prostitution et la
nouvelle législation sont en accord avec nos enseignements traditionnels
autochtones nous disant que nous sommes dignes de liberté, de respect
et d’amour.
Cherry Smiley, chef de projet – prévention de la violence et sécuritéAssociation des femmes autochtones du Canada
Membre de la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution
Traduction : Martin Dufresne
Version originale : http://www.theglobeandmail.com/opinion/real-change-for-aboriginal-women-begins-with-the-end-of-prostitution/article22442349/
Source : https://tradfem.wordpress.com/2016/10/01/cherrie-smiley-le-veritable-changement-pour-les-femmes-autochtones-commence-par-labolition-de-la-prostitution/
Commentaires
Enregistrer un commentaire