Chapitre 1 de REFUSER D’ÊTRE UN HOMME, John Stoltenberg, M Éditeur/Syllepse, 2013, pages 55-71
* une croyance incontestée en sa propre cohérence, sans égard pour quelque indice du contraire – une cohérence qui s’enracine, pratiquement, dans l’acharnement de sa volonté et dans le fait que lorsqu’on est socialement défini comme supérieur, on peut vouloir quoi que ce soit et s’attendre à l’obtenir.
Par exemple, plusieurs années après avoir subi un viol collectif à l’âge de quatorze ans, une femme a témoigné :
J’avais l’impression d’avoir déclenché ce qu’il y avait de pire chez ces hommes du simple fait d’avoir été un corps de femme accessible sur la route. J’avais l’impression que si je n’avais pas été là, ces hommes seraient moralement restés dans la bonne voie, et que c’était de ma faute s’ils avaient été abaissés au point de me violer (Russell, 1975 : 48). Elle se souvient également de ceci : Je eur ai pardonné immédiatement. J’avais l’impression que c’était entièrement de ma faute d’avoir été violée. Je me disais : « Après tout, ce sont des hommes. Ils ne peuvent pas s’empêcher. Les hommes sont comme ça » (Russell, 1975 : 48).
Il me semble quel a réponse est non.
comment les hommes peuvent-ils être des hommes ? Que nous reste-t-il comme raison pour être des mâles, bordel ? (Gittelson, 1978 : 13).
1. Voir les études pionnières de Shere Hite (1983, 1988).
2. Cité dans un document non daté distribué par l’organisation Boston Women Against Violence Against Women.
Traducteurs : Martin Dufresne, Yeun L-Y et Mickaël Merlet, de la collective TRADFEM
Les récits ont un début, un milieu et une fin. Pas
les idées. Les récits peuvent être contés et appréhendés en termes de
qui a fait quoi et qu’est-ce qui est arrivé à qui, ce qui est arrivé
ensuite et ce qui est arrivé après cela. Les idées n’occupent pas le
temps et l’espace de cette façon, et pourtant c’est seulement par
l’appréhension de certaines idées que la réalité historique prend tout
son sens. Nous interprétons toutes les données issues de nos sens – y
compris les caractères, les actions, leurs conséquences et même nos
soi-disant personnalités – en fonction d’idées, de notions ou de
structures mentales, dont certaines que nous comprenons et certaines
auxquelles nous nous contentons d’adhérer.
L’identité sexuelle est une idée. L’identité sexuelle
– la croyance en l’existence de la virilité et de la féminité et en la
nécessité d’être soit un homme, soit une femme – fait partie des idées
les plus fondamentales en jeu dans l’interprétation de notre vécu. Non
seulement pensons-nous connaître l’idée d’identité sexuelle et y
croyons-nous, mais cette idée détermine lourdement la manière et le
contenu de notre savoir. Une fois l’idée d’identité sexuelle ancrée dans
notre tête, nous voyons, ressentons et apprenons les choses en fonction
d’elle. Comme le dessinateur qui, devant une nature morte ou un modèle,
voit des lignes à tracer au lieu des contours et des surfaces dont les
courbes se prolongent hors de vue, nous observons les êtres humains qui
nous entourent et y distinguons des apparences et des comportements
appartenant à une identité sexuelle masculine ou féminine. Nous nous
disons : « Voilà un homme », « Voilà une femme ». Comme le dessinateur,
nous traçons les lignes d’un contour au-delà duquel nous ne pouvons pas
voir.
En fait, l’idée d’identité sexuelle a sur nous une
emprise que n’a pas notre expérience réelle ; car si notre expérience la
« contredit », nous infléchirons notre expérience pour qu’elle fasse
sens conformément à cette idée. Il est d’autres idées dont le soutien
exige beaucoup moins d’effort mental : par exemple, notre conviction
qu’il existe un haut et un bas et que les objets ont tendance à tomber
vers la terre. La gravité est une catégorie robuste et fiable à laquelle
se plie la majeure partie de notre expérience quotidienne sans beaucoup
d’ajustements. Personne n’a à s’inquiéter que la gravité prenne fin,
d’une manière ou d’une autre, si un trop grand nombre de gens cessent
d’y accorder foi. Nous n’avons pas non plus à composer avec des
exceptions occasionnelles qui pourraient nous agacer ou nous faire nous
demander si un objet qu’on laisse tomber chutera réellement. La force de
la gravité ferait partie de notre décor même sans l’idée que l’on s’en
fait. La gravité existe, simplement ; nous n’avons pas à la faire
exister. Il n’en est pas ainsi de l’idée d’identité sexuelle. Il s’agit
d’une idée politique. Sa puissance tient entièrement à l’effort humain
requis pour la soutenir, un effort qui occupe la vie de tous et de
toutes, à temps presque complet, pour en assurer le maintien et la
vérification. Même si, dans une certaine mesure, tout le monde joue son
rôle pour maintenir réelle l’idée d’identité sexuelle, il faut bien
constater que certaines personnes mettent plus de ferveur que d’autres à
ce projet.
Nous résistons remarquablement à reconnaître que
l’idée de l’identité sexuelle a uniquement un sens politique. Nous
préférons de beaucoup lui attribuer une existence métaphysique. Par
exemple, nous voulons croire que l’idée d’identité sexuelle « existe »
au même titre que l’idée de chaise. L’idée de chaise peut être
actualisée sous la forme de chaises réelles. Il peut exister bien des
genres de chaises, mais nous pouvons reconnaître une chaise quand nous
en voyons une, parce que nous avons en tête cette idée de chaise. Et
chaque chaise réelle possède ce caractère de chaise avec une certaine
permanence ; nous pouvons la regarder et nous asseoir dessus aujourd’hui
et demain ainsi que le jour suivant et en avoir une connaissance
concrète en tant que chaise. Nous croyons que l’idée d’identité sexuelle
peut avoir également une continuité et une permanence semblable, sous
la forme d’un vrai homme ou d’une vraie femme. Même si les apparences et
les comportements des gens diffèrent énormément, nous croyons pouvoir
reconnaître de visu un vrai homme ou une vraie femme, parce que nous
avons en tête les idées de virilité et de féminité. Nous pensons que
lorsque nous percevons cette virilité ou cette féminité chez quelqu’un,
l’identité sexuelle de cette personne a une durabilité, une constance,
une certitude – aussi bien pour elle que pour nous. Nous pensons qu’il
est vraiment possible pour nous d’être un vrai homme ou une vraie femme
avec la même certitude que nous observons chez les autres. Nous croyons
que l’idée d’identité sexuelle est une idée comme l’idée de chaise, et
pourtant nous pouvons être vaguement conscients, à certains moments, que
l’idée de notre propre identité sexuelle est parfois en doute, qu’elle
n’est jamais pleinement réalisée, jamais stable, jamais vraiment « là »
pour un laps de temps assuré. Nous pouvons observer qu’étrangement,
l’idée de notre propre identité sexuelle doit être recréée, encore et
encore, en action et en sensation – en faisant des choses qui nous
donnent l’impression d’être vraiment un homme ou une femme et en évitant
de faire celles qui laissent place au doute dans ce domaine. Aux yeux
de chacune, l’idée d’une identité sexuelle fixe et certaine peut sembler
« là-bas » quelque part, élusive, toujours mieux réalisée chez
quelqu’un d’autre. Presque tout le monde pense que l’identité sexuelle
de certaines personnes est plus réelle que la sienne propre : nous nous
mesurons presque tous et toutes à l’aune d’autres personnes perçues
comme étant plus masculines ou plus féminines que nous. En même temps,
l’identité sexuelle de presque tout le monde ne semble certaine et
réelle à ses propres yeux que de temps à autre, avec des interruptions
troublantes. Les chaises ne semblent pas avoir le même problème, et nous
n’avons pas le même problème avec les chaises.
Il s’est fait beaucoup de tentatives pour localiser
dans la réalité matérielle une base à notre foi en l’identité sexuelle.
Par exemple, l’on prétend, dans un langage tout à fait scientifique, que
les gens pensent et se comportent comme ils et elles le font selon des
modes masculins ou féminins à cause de certaines molécules appelées
hormones, qui dans une logique assez circulaire, sont désignées
masculines ou féminines. Il est dit, dans un langage tout à fait
scientifique, que la présence ou l’absence prénatale de ces hormones
produit des cerveaux masculins ou féminins – des cerveaux prédisposés à
penser des pensées genrées et produire des comportements genrés. Dans
les fœtus qui deviennent masculins, on prétend que des hormones dites
masculines, appelées androgènes, auraient pour effet de « masculiniser »
les cellules du cerveau. Cela se ferait notamment en créant des liens
chimiques entre les trajets d’ondes cervicales correspondant à la
sexualité et l’agression, condamnant à un voisinage mental éternel
l’érotisme et le terrorisme. On dit aussi que chez les fœtus qui
deviennent féminins, ces androgènes sont absents, de sorte que ces deux
circuits ne fusionnent pas. Les savants qui étudient et documentent de
tels phénomènes (et dont la majorité croit, bien sûr, que leur cerveau
est tout à fait masculin) prétendent avoir déterminé que certains fœtus
féminins reçoivent une surdose anormale d’androgènes dans l’utérus – un
accident qui explique, disent-ils, pourquoi des « garçonnes » grimpent
aux arbres et pourquoi des femmes ambitieuses désirent une carrière.
L’essence de telles théories – et il y en a beaucoup d’autres semblables
– est que le comportement découle de l’identité sexuelle, et non
l’inverse.
S’il est vrai que le comportement découle de
l’identité sexuelle, alors il est justifiable de juger différemment du
bon ou du mauvais droit de toute action humaine selon qu’elle est le
fait d’un homme ou d’une femme, en s’appuyant sur des raisons comme la
biologie, l’ordre naturel ou la nature humaine. Par exemple,
l’indisposition transculturelle de mâles en parfaite santé à faire la
vaisselle, à ranger leurs vêtements ou à prendre soin d’enfants peut
être justifiée comme découlant de leur constitution hormonale, conçue
pour traquer les dinosaures et qui n’a pas évolué jusqu’à la capacité de
faire la lessive.
Presque tout le monde a la conviction inébranlable
qu’il existe des choses qu’une femme a tort de faire alors qu’elles sont
bien de la part d’un homme, et que d’autres comportements désavantagent
un homme, mais avantagent une femme. Cette conviction, comme presque
tous les articles de foi, est aveugle ; mais contrairement à la plupart
des articles de foi, elle ne se perçoit pas comme telle. En fait, il
s’agit d’une éthique dénuée d’une épistémologie, c’est-à-dire un système
particulier d’attribution de valeur à certaines conduites dénué de la
moindre intelligence du comment et du pourquoi de cette croyance en la
vérité du système. C’est une foi dont les articles n’ont jamais vraiment
besoin d’être énoncés, parce que ses fidèles ne rencontrent presque
jamais de gens qui ne la partagent pas, de façon tacite et totale.
L’évaluation des actions humaines en fonction du genre de la personne
qui les pose – ou « éthique sexospécifique » – est une idée si peu
remarquable, si irrévocablement ordinaire et si évidente pour un si
grand nombre de gens que le fait qu’elle en soit venue à être un tant
soit peu remise en question est déjà un miracle de premier ordre dans
l’histoire de la conscience humaine.
Étrangement, on constate en même temps que beaucoup
de personnes chérissent l’illusion que leurs jugements éthiques sont en
fait neutres à l’égard du genre. Dans la psychologie populaire, par
exemple, la notion de concessions mutuelles selon un mécanisme de type
« donnant-donnant » revient constamment dans les conversations au sujet
des relations interpersonnelles entre hommes et femmes. Ce cliché évoque
à la fois l’idéal et la possibilité concrète d’une relation de couple
parfaitement réciproque, aussi sereine, harmonieuse, équilibrée et
objective qu’une balançoire. Femmes et hommes prêtent allégeance à cet
idéal, portant aux nues les concessions mutuelles comme si c’était un
principe incontournable de l’interaction socio-sexuelle. La réalité
concrète qui sous-tend ce « donnant-donnant » peut s’avérer toute
autre : pour la femme, ce peut être ravaler sa fierté et pardonner en
acceptant de s’écraser ; pour l’homme, s’enfermer dans un retrait
affectif vengeur, dans une attitude de défense maniaque de son ego. Ou
peut-être les verra-t-on échanger des larmes contre des changements
temporaires, une capitulation pour un moment de tranquillité, la
soumission de l’épouse en échange de l’arrêt des menaces physiques
qu’elle vit. Ce drame, facteur d’amertume et de brutalité, elle et lui
en parleront dans le langage du « donnant-donnant », seule passerelle
qu’ils peuvent imaginer pour l’amour en travers du précipice qui tient
le masculin bien distinct du féminin. Ils pourront déplorer leur échec à
communiquer, mais défendront bec et ongles leur éthique sexospécifique
tacite – celle qui jauge les hommes et les femmes selon deux systèmes
différents de validation de leur conduite – et ils ne comprendront pas,
ne comprendront jamais, ce qui a échoué.
Il n’existe aucun secteur de l’activité humaine où
les gens sont plus loyaux à cette éthique sexospécifique que celui de la
stimulation génitale manifeste. Lorsque des personnes font l’amour, ont
des rapports sexuels ou baisent, elles adoptent habituellement deux
systèmes distincts de validation du comportement, un masculin et l’autre
féminin, et s’y conforment comme si leur identité ou leur vie en
dépendait. Pour les hommes, il s’agit généralement de leur identité ;
pour les femmes, plus souvent de leur vie. En fait, maintenir son
comportement en deçà des frontières éthiques de ce qui est mauvais ou
bon pour son identité sexuelle devient si crucial que l’on n’arrive
presque pas à discerner dans la plupart des sensations dites
« érotiques » ce qui relève en fait d’une anxiété physique concernant
notre masculinité ou notre féminité. Pour un homme, les limites de ce
qu’il attend d’une rencontre sexuelle avec un ou une partenaire – quand
et pour combien de temps, et à qui veut-il que ça arrive – sont rarement
dénuées de lien avec la considération centrale suivante : ce qui est
nécessaire pour qu’il se ressente comme « l’homme de la situation »,
pour qu’il vive le fonctionnement de son propre corps « en tant
qu’homme » et pour qu’il soit considéré par sa ou son partenaire comme
n’ayant aucune ressemblance tactile, visuelle, comportementale ou
émotionnelle à un non-homme, c’est-à-dire une femme. L’anxiété qu’il
ressent – craignant de n’être pas capable d’y arriver et s’efforçant
d’habiter son corps de façon à ce que cela arrive – est une composante
centrale de la tension sexuelle qu’il ressent. Pour beaucoup de femmes,
la déférence envers l’anxiété identitaire envahissante d’un partenaire
masculin peut ne connaître aucune limite ; elle craint que le précaire
mécanisme artificiel d’excitation sexuelle de cet homme ne fasse défaut,
ne devienne incontrôlable, et que l’homme la tienne responsable et la
punisse d’une façon ou d’une autre de l’avoir désactivé. (Ou est-ce de
l’avoir activé au départ ? Cet élément n’est jamais clair.) Pour éviter
ce sort, cette boîte de Pandore au contenu hystérique, aucun sacrifice
ne peut être trop grand, si dégradant soit-il. Ainsi, le vécu de tension
sexuelle de la plupart des gens tient pour une grande part à leur
anxiété face aux paramètres éthiques de leurs conduites, jugées bonnes
ou mauvaises selon qu’elles correspondent ou non à leur identité
sexuelle supposée. La tension sexuelle et l’anxiété de genre sont si
étroitement associées dans le corps et le cerveau de tous et de toutes
que cette anxiété suscite de façon prévisible la montée d’une tension et
que l’on peut compter sur le déclenchement de cette tension pour
absoudre l’anxiété – du moins jusqu’à la prochaine fois.
Voilà donc l’intersection de l’érotisme et de
l’éthique – le raccord entre l’érotisme que nous ressentons et l’éthique
de nos gestes, entre la sensation et l’action, entre ressentir et agir.
Cette connexion est au cœur de notre identité personnelle et de notre
culture. C’est le point où une sexualité sexospécifique émerge de choix
comportementaux, et non de notre anatomie. C’est le point où nos
émotions érotiques rendent manifeste la peur avec laquelle nous nous
conformons à l’éthique propre à notre sexe, structure attaquée de tous
côtés par tous les dangers que nous imaginons. C’est le point où nous
pourrions reconnaître que nos identités sexuelles sont elles-mêmes des
artifices et des illusions, le résultat d’une vie à s’efforcer de se
comporter en vrai homme et non en femme, ou en vraie femme et non en
homme. C’est également le point où nous pouvons réaliser que nous
n’affrontons rien d’aussi superficiel que des rôles, des images ou des
stéréotypes, mais bien un aspect de nos identités qui est encore plus
profond que notre existence corporelle, à savoir notre foi en
l’existence de deux sexes et notre volonté désespérée, à la fois secrète
et publique, d’appartenir à l’un et non à l’autre.
Le caractère fictif d’une identité sexuelle se
précise à l’examen attentif du cas de l’identité sexuelle masculine.
Quel est exactement le jeu de comportements qui sont prescrits comme
corrects et proscrits comme incorrects pour cette identité ? Comment
quelqu’un apprend-il à les distinguer ? Quelle est la différence entre
la version virile et la version féminine du correct et de l’incorrect ?
Et comment est-il possible qu’une personne qui a réussi à se doter d’une
identité sexuelle masculine puisse se sentir aussi bien en commettant
un acte – le viol,par exemple – qui pour quelqu’un d’autre, quelqu’un de
féminin, est si totalement incorrect ?
Cette dernière question se réduit, à peu près, à
essayer de comprendre pourquoi des hommes violent-ils. En guise de
réponse sommaire, laissez-moi proposer une analogie au travail du
comédien au théâtre :
Il existe une théorie du jeu d’acteur, très répandue
aujourd’hui, selon laquelle pour atteindre un naturalisme convaincant,
un acteur doit jouer un personnage comme si tout ce que fait ce
personnage était entièrement justifiable ; par exemple,un acteur jouant
le rôle d’un « méchant » ne devrait pas « jouer » la méchanceté de ce
personnage. Seul un acteur non entraîné ou amateur tenterait de
souligner le caractère malicieux d’un personnage qui commet des actes
moralement fautifs (pensons aux personnages de Richard III de
Shakespeare ou à celui de Woyzeck de Büchner). Selon cette théorie,
l’acteur doit au contraire se persuader à tout moment que ce que fait
son personnage est justifié, sans égard pour ce que pensent l’auditoire
ou les autres personnages. L’acteur jouant un tel rôle doit poursuivre
dans chaque scène les objectifs de son personnage, avec la conviction
qu’il n’y a absolument rien d’incorrect à cela. Bien qu’aux yeux des
observateurs, le personnage puisse commettre les crimes les plus
haineux, l’acteur incarnant le personnage doit s’être préparé au rôle
en adoptant un système de croyances où ces gestes sont moralement
justifiés.
Le problème de l’incarnation par l’acteur d’un
personnage au théâtre a été disséqué par Aristote dans son texte
classique, La poétique, écrit au cinquième siècle avant notre ère. Ses
arguments demeurent centraux à la théorie du jeu d’acteur tel que
pratiqué aujourd’hui : Ence qui concerne les […] personnages, il y a quatre points vers lesquels on doit tendre. L’un, le principal, c’est qu’il ait de bonnes mœurs. Le personnage aura des mœurs si la parole ou l’action fait révéler un dessein ; de bonnes mœurs, si le dessein révélé est bon. Chaque classe de personnes a son genre de bonté : il peut même exister de la bonté chez une femme, ou chez un esclave, bien que le caractère moral de l’une risque d’être moins bon, et celui de l’autre absolument mauvais. Le second point, c’est que les mœurs conviennent au personnage. Ainsi la bravoure est un trait de caractère, mais il ne convient pas à un rôle de femme d’être brave ou terrible. Le troisième point, c’est la vraisemblance, qui est autre chose que de représenter un caractère honnête et convenable au personnage, comme on l’a dit. Le quatrième, c’est la cohérence. Et en effet, le personnage […] lors même qu’il serait incohérent, devra l’être de façon cohérente (Aristote, chap. 15).
La personnification de l’identité sexuelle masculine
dans la vie réelle présente plusieurs ressemblances étonnantes avec les
techniques dont se sert un comédien pour incarner un personnage. Pour
paraphraser les directives données par Aristote il y a vingt-cinq
siècles, on peut généraliser en affirmant que l’incarnation convaincante
d’une identité sexuelle masculine exige les éléments suivants :
* une croyance inébranlable en sa bonne foi et en la rectitude morale de ses intentions, sans égard à l’opinion d’autres personnes ;
* une adhésion rigoureuse à l’ensemble des comportements, des
caractéristiques et des traits de personnalité qui sont appropriés pour
un homme (et donc non appropriés pour une femme) ;* une croyance inébranlable en sa bonne foi et en la rectitude morale de ses intentions, sans égard à l’opinion d’autres personnes ;
* une croyance incontestée en sa propre cohérence, sans égard pour quelque indice du contraire – une cohérence qui s’enracine, pratiquement, dans l’acharnement de sa volonté et dans le fait que lorsqu’on est socialement défini comme supérieur, on peut vouloir quoi que ce soit et s’attendre à l’obtenir.
Voilà ce que nous pouvons penser qu’Aristote voulait
dire par la notion de « vraisemblance » puisque dans les faits, dans la
vie, c’est ainsi que l’identité sexuelle masculine est exercée, et c’est
ainsi que la « virilité » est déduite et évaluée – c’est,
fondamentalement, un élément de caractère. Les éléments que la plupart
des spectateurs considèrent comme crédibles et louables, au théâtre ou
dans la vraie vie, sont les convictions de quelqu’un au sujet du
caractère éthique de ce qu’il fait, si ce quelqu’un est un homme et
qu’il pose des choix comportementaux fidèles à l’identité sexuelle
masculine – et ce, quoi qu’il fasse et quel qu’en soit le coût. Étant un
« il », il a droit de vie ou de mort sur les autres, au sens figuré et
parfois même littéral, et ce du simple fait d’être aussi sincère dans
son faux-semblant, aussi entier dans son accaparement de la vie d’une
autre personne, aussi résolument passionné à trahir la confiance de
quelqu’un, aussi flamboyant à récuser ses engagements. Quand les hommes
sont appelés à rendre compte de ce qu’ils font aux femmes dans leur vie,
ce qui se produit relativement rarement, on constate que leurs
œillères, leur négligence des conséquences de leurs gestes, leur égoïsme
et leur obstination sont autant de facteurs qui ont tendance à excuser
plutôt qu’à aggraver leurs plus horribles fautes interpersonnelles. En
contrepartie, une femme fait l’objet d’un traitement très différent. On
attend d’elle de l’hésitation, des remords, de l’incertitude sur la
rectitude de ce qu’elle fait, et ce même lorsqu’elle se comporte
correctement. Elle devrait jouer son rôle, aurait sans doute dit
Aristote, comme si elle avait constamment le trac, qualité avenante chez
une personne inférieure comme elle. Et lorsqu’on lui demande des
comptes, ce qui arrive relativement souvent, non seulement n’a-t-elle
jamais d’excuse, mais l’absence d’une faiblesse féminine de convention
peut servir à la blâmer encore plus sévèrement.
Le blâme joue, bien sûr, un rôle prépondérant dans ce
qui se produit lorsqu’un homme viole une femme : l’homme commet le
viol, et c’est la femme qui en est blâmée. Si le viol n’était pas coloré
par une éthique sexospécifique, cette évaluation des responsabilités
apparaîtrait à juste titre comme un non-sens. Mais en matière de viol,
cet illogisme est perçu comme expliquant ce qui est arrivé et ses
raisons : si un homme viole une femme, la femme est responsable, et donc
le viol n’est pas un viol. À quoi rime ce blâme absurde ? En quoi
éclaire-t-il la structure de cette éthique sexospécifique ?
Selon l’éthique tacite de l’identité sexuelle
masculine, quelqu’un qui souhaite incarner ce personnage bien
particulier – « un homme et non une femme » – doit nécessairement croire
que les diverses actions appropriées à ce personnage sont correctes et
qu’il n’y a absolument rien de mal à faire quoi que ce soit qui demeure
conforme aux objectifs du personnage. Bien sûr, le viol est un tel acte
dans le sens où il est presque exclusivement commis par ceux qui
incarnent le personnage d’« un homme et non une femme ». Le viol n’est
pas le seul acte cohérent avec l’éthique tacite de l’identité sexuelle
masculine. La violence conjugale, par exemple, en est un autre. Le sont
aussi d’ailleurs toutes sortes de choses que les hommes font
quotidiennement aux femmes, les humiliant par manque de confiance,
d’attention et de responsabilité – des actes que les hommes effectuent
impunément et que les femmes subissent en silence parce que « les hommes
sont comme ça ». Si jamais une femme décide de ne pas subir de tels
affronts en silence – si, par exemple, elle décide de ne pas tolérer
d’être traitée en nférieure – et si elle décide de tenir tête à un homme
en des termes qui commencent à mettre en lumière l’éthique
sexospécifique de ce qu’il a fait (« Tu t’es comporté exactement comme
un homme. Tu m’as traitée comme si je n’avais aucune importance pour la
seule raison que je suis une femme »), elle le verra sans doute se
défendre avec une violence vengeresse et tenter de la rejeter
complètement. Ce triste scénario est lui aussi cohérent avec l’éthique
tacite d’actualisation de l’identité sexuelle masculine. En effet,
l’éthique sexospécifique est tacite et doit le demeurer, faute de quoi
le masque tombe (1).
Les diverses actions appropriées au personnage
« d’homme et non de femme » sont profondément influencées par la
présence du viol parmi elles. Cette série d’actes n’a pas la dissonance
d’un groupe de notes jouées au hasard, sans harmonie. Il s’agit plutôt
d’un accord, dont la note fondamentale colore de ses harmoniques chaque
note jouée plus haut. Le viol s’apparente à cette note fondamentale ;
jouée parfois fortissimo, parfois pianissimo et parfois en simple écho,
elle détermine néanmoins les harmoniques de tout l’accord. « Parfois »,
« juste un peu », « de temps à autre », « seulement à l’occasion » –
quelle que soit la façon dont on souhaite qualifier l’élément clé de la
série, le geste de forcer quelqu’un à admettre une pénétration sexuelle
sans son assentiment entier et éclairé crée à tel point la valeur étalon
des comportements définissant le masculin qu’il n’est pas du tout
inexact de suggérer que l’éthique de l’identité sexuelle masculine est
essentiellement celle du violeur.
Cette éthique du violeur est un système définitif et
cohérent d’assignation de valeurs aux conduites : les concepts du bien
et du mal existent tous les deux dans l’éthique du violeur ; ce n’est
pas un système occultant ou minimisant tout blâme ou condamnation
morale. L’éthique du violeur accommode bien une vision structurelle de
la responsabilité personnelle de l’acte ; mais c’est la personne à qui
on le fait qui est perçue comme responsable de l’acte, à l’instar d’un
automobiliste qui croirait que l’arbre situé en bordure de la route a
forcé sa voiture à le frapper. Écoutons, par exemple, le témoignage
d’une victime de viol :
Il était là, un homme qui avait la force physique de me retenir et de me violer, sans menace réelle de sanction sociale, et qui me disaitque je l’opprimais parce que j’étais une femme ! Ensuite, il s’est mis à me dire qu’il pouvait comprendre comment des hommes en venaient parfois à aller violer des femmes. […] Il m’a regardée en me disant : « Ne me force pas à te faire mal. » Comme si, en ne lui cédant pas, je le forçais à me violer. C’est ainsi qu’il a justifié toute l’affaire. Il ne cessait de dire que les femmes le forçaient à les violer, en n’étant pas là quand il avait besoin d’elles (cité dans Russell, The Politics of Rape, 1975 : 99).
Cette inversion de responsabilité morale n’est pas un
cas isolé ; elle est caractéristique de presque tous les actes commis
dans les limites de l’éthique propre à l’identité sexuelle masculine.
C’est un genre de projection, le geste de transférer son propre « tort »
sur la personne à qui on fait du tort, ce qui équivaut à affirmer qu’on
n’est pas dans son tort. Des sociologues ayant enquêté sur les
attitudes de détenus signalent que « les délinquants sexuels sont deux
fois plus susceptibles d’insister sur leur innocence que l’ensemble de
la population carcérale » et que ceux-ci « voient fréquemment leurs
victimes comme des personnes agressives, répréhensibles, qui les forcent
à adopter des comportements anormaux » (Karpman, The Sexual Offender
and his Offenses, 1954 : 72).
Enfin, un psychiatre qui a beaucoup travaillé avec
des violeurs avérés prévient : Il devient de plus en plus difficile pour
ces hommes de percevoir leurs gestes comme criminels, ou comme si ce
n’était rien de plus que la réaction masculine normale devant une femme
(2).
Dans la logique tordue de l’éthique du violeur, c’est
la victime qui est coupable au bout du compte ; la victime est
responsable, c’est elle qui a commis la faute. De façon absurde, les
faits les plus évidents et les plus absolus au sujet de l’acte – qui a
fait quoi à qui – deviennent complètement obscurcis parce qu’on impute à
la victime la responsabilité d’un acte commis par quelqu’un d’autre.
Les idées reçues liées à cette éthique prolifèrent : les femmes veulent
être violées, les femmes méritent d’être violées, les femmes provoquent
le viol, les femmes doivent être violées, et les femmes aiment être
violées. Le poids social de ces idées est tel que beaucoup de victimes
de viol craignent de révéler à quiconque ce qui leur est arrivé,
s’imaginant en être elles-mêmes la cause.
J’avais l’impression d’avoir déclenché ce qu’il y avait de pire chez ces hommes du simple fait d’avoir été un corps de femme accessible sur la route. J’avais l’impression que si je n’avais pas été là, ces hommes seraient moralement restés dans la bonne voie, et que c’était de ma faute s’ils avaient été abaissés au point de me violer (Russell, 1975 : 48). Elle se souvient également de ceci : Je eur ai pardonné immédiatement. J’avais l’impression que c’était entièrement de ma faute d’avoir été violée. Je me disais : « Après tout, ce sont des hommes. Ils ne peuvent pas s’empêcher. Les hommes sont comme ça » (Russell, 1975 : 48).
Les deux axiomes de l’éthique du violeur sont
implicites dans ces sentiments dont la victime se souvient. Violer,
c’est bien ; se faire violer, c’est mal. Ces axiomes se traduisent
souvent en un précepte encore plus désolant, mais sans doute plus proche
du cœur de l’érotisme de la domination masculine : être un homme est
bien, être une femme est mal. Ou, comme le dit un personnage qui vient
de violer, battre et sodomiser de force son épouse dans le roman
pornographique Histoire de Juliette, du marquis de Sade :
Toutes les passions ont deux sens […] : l’un très injuste, relativement à la victime ;l’autre, singulièrement juste, par rapport à celui qui l’exerce (Sade, Histoire de Juliette, 1997 : 141).
Être un homme est bien, être une femme est mal ;
donc, tout ce qui est fait contre une femme pour parvenir aux fins de
notre vraie passion – la réalisation de l’identité sexuelle masculine –
est justifiable et bon dans le cadre de l’éthique du violeur.
Dans le viol, en plus de l’acte physique, se produit
une transaction qui peut être analysée comme un écrasement de l’identité
morale de la victime. Dans un acte de viol, la structure éthique
masculine du bien et du mal bloque ou détruit chez la victime le
sentiment d’exister comme personne responsable de ses actions ;
l’éthique du violeur désintègre en elle son expérience des actes et des
conséquences, son expérience du lien entre elle-même et ses propres
actes. Elle se considère « en faute » pour l’agression, « pardonnant »
peut-être à son assaillant du même coup, endossant tout blâme à
assigner, et ce parce que le lien le plus fondamental a été tranché,
celui entre son identité et ses propres actes réels. Cet écrasement
identitaire peut entraîner une éclipse quasi totale de son sentiment
d’exister en tant qu’être doté d’intégrité et ayant déjà possédé une
capacité de décision morale, de pensée rationnelle et d’action
consciencieuse. Celui qui viole, pour sa part, se perçoit comme
réintégré, miraculeusement redevenu entier, plus vital et plus réel.
Souvent, les violeurs nous disent s’être sentis « mal » avant de violer –
c’est la raison, affirment-ils, pour laquelle ils se sont mis en chasse
–, mais qu’ils se sont sentis « mieux » après, que le viol lui-même
avait été stimulant, excitant, agréable et divertissant. La
désintégration du sentiment d’identité personnelle de la victime est,
pourrait-on dire, un prérequis à l’intégration du sentiment d’identité
du violeur – une dynamiquere produite chaque fois que l’on s’en tient
aux limites de la structure éthique que constitue l’identité sexuelle
masculine. Comme le disait un homme, résumant succinctement le dilemme
masculin moderne et traditionnel : « Un homme doit avoir une femme ou il
ne sait pas qu’il est un homme » (cité dans Gittelson, Dominus : A
Woman Looks at Men’s Lives, 1978 : 79).
Certaines actions conformes à l’éthique du violeur
sont commises avec ce qui paraît être une « conscience » qui n’est pas
tout à fait claire. Il semblerait que, tout en commettant l’acte avec
une entière,conviction, l’acteur qui le fait vit également un certain
remords. Cet étalage familier de contrition apparaît clairement dans le
compte rendu suivant d’unefemme qui parle de son époux de vingt-quatre
ans :
Il ne m’a pas simplement battue, il m’a mordue et
arraché des cheveux. J’ai une cicatrice sur le bras à l’endroit où il
m’a arraché un morceau de chair avec ses dents. La seule façon de faire
cesser ses raclées était de devenir soumise, alors ça pouvait durer des
heures et des heures jusqu’à ce que, complètement à bout, je m’effondre
en sanglotant, et alors il continuait à me donner des coupsd e pied.
Puis, il me ramassait, essuyait mes larmes et me disait à quel point il
était désolé. Et il me demandait de ne pas sortir pour que les gens ne
voient pas mon œil au beurre noir et mes bleus. Une autre routine qu’il
m’imposait était de me répéter à quel point il trouvait lourd de se
sentir coupable de me battre (Russell, 1975 : 75-76).
À première vue, le remords, le regret ou la
culpabilité semble contredire la conviction sans équivoque avec laquelle
un homme applique l’éthique du violeur, puisque toute responsabilité
d’un tort est imputée à la victime, la femme, celle à qui l’acte est
imposé. Étonnamment, on assiste parfois à un genre de danse rituelle de
repentir après certains actes, particulièrement brutaux, par lesquels
les hommes réalisent l’identité sexuelle masculine. C’est comme si l’on
pouvait entendre chez l’homme un murmure lyrique, nostalgique,
expiatoire et qui se veut apaisant : « Je suis désolé, pardonne-moi, je
ne voulais pas ça, je m’excuse ; je promets de ne plus jamais le
faire. » La promesse classique de se retenir, qui ne vise qu’à retenir
l’autre.
Quel est les ous-texte érotique de cette transition
rapide de la violence brutale aux tourments du remords ? Comment
devons-nous interpréter ce qui arrive lorsqu’un homme a raillé
(peut-être) ou manipulé, ou trahi ou humilié, ou attaqué ou terrorisé
une femme et qu’il commence soudainement à se repentir et indique tout
aussi soudainement que ce qu’il veut maintenant est la baiser ?
Et que devons-nous penser de ses appels au pardon, à
une autre chance, à la réconciliation ? Des reproches qu’il s’adresse
avec énergie ? De son regard piteux ? Existe-t-il en dernière analyse
dans l’éthique du violeur quelque chose comme une conscience morale
authentique des conséquences véritables de ses actes pour un autre être
humain ?
Je crois que, pour ceux qui s’efforcent d’atteindre
l’identité sexuelle masculine, se pose constamment le problème crucial
de comment gérer ses affaires de façon à toujours conserver le soutien
d’une déférence et d’une soumission féminine – une femme à qui faire les
choses qui permettront de réaliser adéquatement notre masculinité. Le
soutien doit être de nature personnelle, venant d’une ou de plusieurs
femmes avec qui l’on est en relation personnelle. La demande de
« pardon » dans toute relation de ce genre a pour fonction de piéger et
de retenir de force toute femme qui pourrait avoir envisagé de retirer à
cet homme son soutien. Le pardon demandé – bien qu’il soit presque
toujours exigé, parce que même ici il y a une pression – est une forme
d’insistance pour qu’elle reste en relation avec lui. Après tout, celui
qui vit en fonction de l’éthique du violeur risque constamment d’aliéner
les objets de ses pressions et de ses passions, et pour cause. Mais le
pardon arraché lors de ces moments critiques séduit la femme en la
ramenant à la position de victime. Privée de cette relation, l’identité
sexuelle masculine se flétrit. Comme le dit un homme :
Quand les femmes perdent leur volonté d’être des femmes […]comment les hommes peuvent-ils être des hommes ? Que nous reste-t-il comme raison pour être des mâles, bordel ? (Gittelson, 1978 : 13).
La femme qui nepardonne pas est la femme qui juge, la
femme en colère, la femme qui se refuse ; elle a perdu sa volonté
d’être une femme telle que les hommes la définissent.Le pardon d’une
femme représente son engagement continu à être présente pourlui, à
rester en relation avec lui, à lui permettre de demeurer mâle
parcontraste. Sa charité, sa miséricorde, sa grâce (ce n’est pas pour
rien que leshommes ont personnifié chacune de ces abstractions comme
féminines dans lalégende et l’art !) sont en fait les emblèmes de la
subordination féminine àl’éthique du violeur.
J’ai esquissé la structure d’une éthique
particulière, l’éthique de l’identité sexuelle masculine – son système
de valeurs, sa dynamique, ses scénarios de base, la façon dont elle
fonctionne pour créer l’identité sexuelle masculine à partir des cendres
de l’abnégation féminine. C’est le système de valeurs dans lequel
certains actes sont considérés comme « bons » et « corrects » parce
qu’ils servent à rendre réelle l’idée qu’un individu se fait de la
virilité, et que d’autres sont jugés « mauvais » ou « incorrects » parce
qu’ils émoussent cette idée. À ce stade, le lecteur ou la lectrice peut
bien se demander : à quoi bon ? Cet « à quoi bon ? » a pour sens : tout
semble san sespoir. Il a aussi pour sens : quelle est la valeur
pratique de tout cela ? À quoi bon savoir que l’expérience érotique,
l’éthique et l’identité sexuelle sont fondamentalement liées ?
Si nous ne saisissons pas cette interrelation, il est
vrai qu’il n’y a pas d’espoir. Par contre, il est extrêmement
prometteur de percevoir le genre comme un phénomène doté d’une
construction éthique – une croyance que nous créons par la façon dont
nous décidons d’agir plutôt que par quelque chose que nous « sommes »
automatiquement, en raison de la façon dont nous sommes nés. Pour qu’un
espoir réel de changement existe, il est certain que nous, les hommes,
devons examiner de façon scrupuleuse et honnête nos comportements réels,
comme les faits véritables au sujet de nos actes et de nos
responsabilités et, au final, ce qui en résulte et pour qui. Et nous
devons reconnaître et assumer les conséquences de ce que nous avons
fait. Les hommes vont devoir mettre fin à la manipulation cynique de
l’éthique du violeur – celle qui qualifie d’« oppressive » quiconque
refuse la soumission, celle qui ignore le mot « non » et nie
complètement la réalité de quiconque ne se limite pas à la déférence, la
flatterie et l’admiration pour notre prérogative masculine. Et les
hommes n’auront plus le droit de défendre nos choix – car ce sont bel et
bien des choix – en invoquant ces chères substances que sont nos
cellules cerébrales, nos hormones, nos glandes sexuelles et notre ADN.
Eh oui, il est vrai que l’idée d’abandonner notre attachement profond à
l’éthique du violeur est terrifiante au début. Toutefois, j’ai la
conviction que lorsque des hommes commenceront à voir réellement la
façon dont nous agissons comme un artifice pour recréer une certitude à
propos d’une élusive identité de genre, et la façon dont notre identité
de genre est le résultat et non la cause des valeurs violentes de notre
conduite – alors nous pourrons commencer à saisir qu’il est tout à fait
possible de changer nos comportements.
Pour qu’il y ait de l’espoir, rien n’est plus important.1. Voir les études pionnières de Shere Hite (1983, 1988).
2. Cité dans un document non daté distribué par l’organisation Boston Women Against Violence Against Women.
Traducteurs : Martin Dufresne, Yeun L-Y et Mickaël Merlet, de la collective TRADFEM
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