Un cocktail Molotov, une voiture
bourrée d’explosifs, une alerte à la bombe... Ces dernières semaines,
le Paradise macro-bordel de La Jonquera, l’un des plus grands d’Europe, a
fait parler delui. S’il y avait des doutes sur les dessous de la
prostitution, voici la preuve qu’il s’agit d’une industrie étroitement
liée au crime organisé. Et ce milieu ne badine pas sur les moyens quand
il s’agit de « régler des comptes » ou de se partager un morceau du
gâteau.
L’épais casier judiciaire du patron du Paradise a été
largement diffusé dans la presse. Personne ne peut croire que ce
proxénète, condamné par maints trafics, soit autre chose qu’un homme de
paille derrière lequel se cachent de puissants investisseurs dont
l’honorable réputation conseille de rester dans l’ombre. Et que dire de
ces « collecteurs de fonds » masqués et armés de fusils à répétition ?
Ici, il n’y a pas non plus de surprise. Du moins, pas pour la police :
les Mossos d’Esquadra – la police catalane - sont parfaitement au
courant des clans mafieux opérant dans la zone frontalière. Il s’agit de
gangs de trafiquants et de proxénètes qui contrôlent le flux des
filles, pour la plupart étrangères, qui échouent dans l’industrie
prostitutionnelle. Ces réseaux criminels gèrent l’ordre social sur les
routes de la région. Les policiers savent à quel prix sont loués les
ronds-points, quand un clan décide de « mettre au travail » ses filles
dans une zone contrôlée par une autre bande. Non, nous ne parlons pas de
la ville de Chicago des années vingt, mais des Pyrénées catalans au
temps de la mondialisation.
Mais si tels sont l’état d’esprit et les moeurs de
ces « hommes d’affaires », à quoi peut-on s’attendre pour ce qui est du
traitement accordé aux femmes prostituées, que ce soit dans les nombreux
clubs de la région ou en bordure de route ? Cependant, en dépit de
l’extrême violence que reflètent les événements de ces derniers jours -
et malgré leur projection médiatique, aussi bien dans la presse écrite
que dans les différentes chaînes de télévision - personne ne s’est
inquiété des filles. Elles n’ont pas de nom, d’histoire, de craintes ou
de désirs qui méritent d’être mentionnés. Fugitivement, des reportages
télévisés ont montré des silhouettes de femmes, debout sur des talons
vertigineux, à l’aube, revenant au « turbin » une fois dissipée
l’alarme… qui avait forcé l’évacuation de près d’un millier de clients
qui avaient choisi cet endroit pour fêter l’arrivée du Nouvel An. De
toute évidence, il fallait que les filles « rattrapent le temps perdu »
sitôt rétablie la « normalité ».
Ce silence en dit plus sur la réalité de la
prostitution que cent discours. On ne reconnaît à ces femmes-là ni
identité, ni volonté. Il s’agit de simples marchandises. Personne ne se
demande par quels moyens et avec quelles conséquences on peut
déshumaniser des milliers de femmes jusqu’à en faire des objets propres à
la consommation sexuelle masculine ? C’est plus souvent que l’on peut
entendre des voix – drapées y compris de la dignité que confèrent les
chaires de sociologie ou d’anthropologie - niant systématiquement cet
extrême et revendiquant à chaque occasion la pleine reconnaissance et la
normalisation du « travail sexuel ». Eh bien, La Jonquera et ses
environs fournissent à ces apôtres de la postmodernité l’occasion de
réaliser un intéressant « travail de terrain » : qu’ils aillent, par
exemple, au Paradise munis d’un magnétophone et qu’ils essayent de
s’entretenir avec une fille sur un sujet au-delà du prix d’un service…
ils feront bientôt la connaissance de quelques gaillards qui leur
expliqueront, de manière peu amène mais convaincante, en quoi consiste
cette entreprise du loisir masculin. Aucune de ces voix favorables à la
normalisation de la prostitution – bien sûr, toujours au nom des
« droits des travailleuses du sexe » -, des voix généralement
médiatisées, n’a été entendue ces jours-ci. Aucune voix exprimant le
moindre souci à propos du risque « professionnel » ajouté que représente
pour les femmes le terrorisme mafieux.
Qui, par contre, s’est exprimé sans ambages sur le
sujet a été M. Espadaler, nouveau Conseiller d’Intérieur de la
Generalitat, et membre éminent de la sage et très démocrate-chrétienne
Union Démocratique de Catalogne, le parti de Duran i Lleida.« Pas
question de fermer le Paradise », a déclaré sans délai, en réponse à la
demande formulée par Sònia Martínez, maire de La Jonquera, désireuse
comme la plupart de la population de cette ville frontalière, de voir
disparaître le bordel et tout ce qui s’y associe. « Le club dispose
d’une licence en règle et son activité s’en tient à l’actuelle
législation. » Et comment ! La Haute Cour de la Catalogne elle-même
l’avait ainsi certifié, rejetant la plainte de mairie de la Jonquera et
la sommant d’octroyer aux promoteurs du Paradise le permis de construire
nécessaire. Tant et si bien que le gérant du Paradise s’est senti assez
couvert pour menacer la mairie d’une action en justice, réclamant
dommages et intérêts pour les retards administratifs subis.
Les choses, donc, sont claires. La loi est ce qu’elle
est, et permet que les bandes de proxénètes fassent régner l’ordre dans
la région. La police tentera d’éviter de plus grands maux. Ou bien elle
va compter les points et ramasser les cadavres, s’il finit par y avoir
des morts. Dans tous les cas, l’entreprise étincelante de la
prostitution doit se poursuivre coûte que coûte. Elle représente de
l’argent, beaucoup d’argent. Et il y a des marchandises disponibles :
les « garçons en cagoule » garantissent le renouvellement constant et la
discipline d’un contingent de jeunes femmes en provenance d’Europe de
l’Est, d’Afrique ou d’Amérique latine. Peu de gens connaissent leur vrai
nom. Mais peu importe. Lorsque nos gouvernants parlent de « sécurité »,
il n’est nullement question de ces filles-là. Comme les marchandises,
elles sont parfaitement disponibles et interchangeables.
De l’autre côté de la frontière, d’où provient la
plupart des « clients », de nombreux élus locaux, des mouvements
féministes, des syndicalistes ... s’alarment de l’impact extrêmement
négatif que, du point de vue du respect des valeurs d’égalité,
représentent la banalisation et l’expansion de la prostitution dans la
région, en particulier chez les jeunes [1]. Maintenant que nous avons un
débat ouvert en Catalogne sur l’indépendance et l’État que nous
voulons, ce serait un bon moment pour décider si nous souhaitons que cet
État soit un régime proxénète - et pour savoir quelle place
référentielle voulons-nous que notre pays occupe en Europe. Ou si, au
contraire, nous aspirons à une République démocratique, attachée à
l’égalité et à la défense des droits de l’Homme (et de la Femme).
C’est-à-dire, un régime qui soit favorable aux femmes, qui défende leur
vraie liberté, leur accès à un travail digne… et qui bannisse et
poursuive sans relâche toutes les formes d’exploitation sexuelle. Dans
un pays démocratique, la prostitution ne peut pas être un droit de
l’homme. Aujourd’hui, ne manquent pas chez nous les dirigeants
politiques qui se disent prêts à braver courageusement la colère de
l’État espagnol et qui, au travers d’un périple épique, promettent de
nous emmener jusqu’à une Ithaque indépendante. Malheureusement, ces
mêmes Ulysse se soumettent volontiers à la sacro-sainte exigence de
sauver les banques – malgré l’énorme douleur sociale que cela représente
- et au respect des lois qui assurent la prospérité des industries du
sexe – malgré l’extrême violence que cela suppose pour les femmes.
Pourquoi ne portons-nous pas la rébellion démocratique sur tous les
fronts ... en finissant avec les maisons closes ? Le club Paradise, en
premier.
Sylviane Dahan, Porte-parole Femmes de la FAVB – Fédération d’associations de quartier de Barcelone)
Sylviane Dahan, Porte-parole Femmes de la FAVB – Fédération d’associations de quartier de Barcelone)
Commentaires
Enregistrer un commentaire