Cet essai a maintenant dix ans. La violence conjugale est le plus commun
des crimes violents commis aux États-Unis, selon le FBI. Dans le New
Hampshire, je parle à des femmes de dix-huit ans qui travaillent dans un
centre d’hébergement d’urgence pour femmes battues. L’une d’elles parle
de ce qu’elle ressent lorsque des femmes décident de rentrer à la
maison et qu’elle doit les y conduire. À Toronto, je rencontre deux
femmes qui sillonnent la campagne canadienne en plein hiver pour trouver
et aider des femmes battues. Dans un projet qu’elle appelle « Hors des
sentiers battus », Susan Faupel effectue une marche de 1000 kilomètres –
de Chicago, Illinois, à Little Rock, Arkansas – en soutien aux femmes
battues. Dans un État du Sud, une organisatrice de la manifestation où
je viens de parler me conduit à l’aéroport ; la voiture fait des
embardées alors qu’elle me dit qu’elle se fait frapper en ce moment. Je
lui demande : « Quand cela ? » « Maintenant, maintenant », répond-elle ;
elle couvre de fond de teint ses ecchymoses pour se rendre aux réunions
de préparation des manifestations anti-pornographie. Dans le Sud
surtout, je rencontre des lesbiennes, mariées avec enfants, qui sont
battues par leurs maris – effrayées de partir parce qu’elles perdraient
leurs enfants, battues parce qu’elles sont lesbiennes. À Seattle, je
trouve des hébergements d’urgence, ignorés de la plupart des féministes,
qui accueillent des femmes battues par leurs amantes. Dans de petites
villes où il n’existe pas de refuges, en particulier dans le Nord et le
Midwest, je trouve des maisons de transit organisées en réseau
clandestin pour permettre aux femmes de fuir la violence conjugale.
Linogravure de Dana Ayotte
après avoir entendu Andrea Dworkin lors d’un rassemblement Take back
the night à Vancouver (reproduit avec l’autorisation de l’artiste)
Car j’ignorais si le pas suivantNe serait pas mon dernier.
Emily Dickinson
Dans quelques jours, j’aurai 31 ans. Je suis à la fois remplie de fierté et d’angoisse.
La fierté vient de mes réalisations. J’ai fait de ma
vie ce que je souhaitais en faire par-dessus tout. Je suis devenue
écrivaine, j’ai publié deux livres intègres et de qualité. Je ne savais
pas ce que ces deux livres me coûteraient, l’immense difficulté que
j’éprouverais à les écrire, à survivre à l’opposition qu’ils
rencontreraient. Je n’imaginais pas qu’ils allaient exiger de moi un
dévouement implacable, une discipline spartiate, une privation
matérielle continue, une anxiété viscérale quant aux rudiments de ma
survie, une confiance en moi faite plus d’acier que d’innocence. J’ai
aussi appris à vivre seule, à acquérir une indépendance affective
rigoureuse, une volonté créatrice autonome et un engagement passionné
envers mon propre sens du bien et du mal. J’ai dû apprendre non
seulement à faire ces choses, mais à vouloir les faire. J’ai appris à ne
pas me mentir à moi-même concernant ce qui compte pour moi – en art, en
amour, en amitié. J’ai appris à assumer la responsabilité de mes
propres convictions intenses et de mes limites réelles. J’ai appris à
résister à la plupart des formes de contrainte et de flatterie qui me
détourneraient de ma propre conscience. Je crois que, pour une femme,
j’ai accompli beaucoup de choses.
L’angoisse vient des souvenirs. Les souvenirs de
terreur et de douleur insupportable peuvent s’emparer du présent, à
n’importe quel moment, et y jeter des ombres si denses que l’esprit
vacille, privé de lumière, et que le corps tremble, incapable de trouver
une assise. Le passé nous rattrape littéralement, nous saisit, nous
immobilise d’angoisse. Chaque année, à l’approche de mon anniversaire,
je me souviens, involontairement, qu’à vingt-cinq ans, j’étais encore
une femme battue, une femme dont la vie entière n’était que désespoir
muet. À vingt-six ans, je demeurais une femme terrorisée. Le mari que
j’avais quitté pouvait toujours survenir à l’improviste, me battre, me
bourrer de coups de poing ou de coups de pied, et disparaître. Un
fantôme au poing dressé, un éclair suivi d’une douleur lancinante. Il
n’existait aucune protection ou sécurité. J’étais déchirée
intérieurement. Mon esprit restait à l’orée de sa propre destruction.
L’anxiété étouffante, les cauchemars éveillés, les sueurs froides, les
sanglots étouffants étaient mon lot quotidien. Je ne respirais pas :
j’essayais d’avaler suffisamment d’air chaque minute pour survivre à un
coup qui pouvait surgir à chaque instant. Mais j’avais franchi le
premier pas : il avait à me retrouver, je n’étais plus à l’attendre à la
maison. À mon vingt-cinquième anniversaire, après avoir vécu un quart
de siècle, j’étais presque morte, quasi-catatonique, sans volonté de
vivre. À mon vingt-sixième anniversaire, je voulais par-dessus tout
vivre. J’avais un an, enfant née d’un cadavre, encore porteuse de
l’odeur de la mort, mais détestant la mort. Cette année, j’ai maintenant
six ans et l’angoisse de ma longue et atroce agonie revient me hanter.
Mais cette année, pour la première fois, je fais davantage que trembler
de cette peur que soulève même le souvenir, je fais davantage que
pleurer. Cette année, je suis assise à mon bureau et j’écris.
Le viol est vraiment terrible. J’ai été violée et
j’ai parlé avec des centaines de femmes qui ont été violées. Le viol est
une expérience qui nous pollue la vie. Mais c’est une expérience qui
reste en deçà des limites de notre vie. En définitive, notre vie est
plus vaste.
L’agression par un étranger ou au sein d’un couple
est une chose terrible. On est blessée, sapée, diminuée, intimidée. Mais
notre vie est plus vaste
Mais la vie d’une femme battue est moins vaste que la terreur qui détruit cette femme jour après jour.
Le mariage délimite sa vie. La loi, les conventions
sociales et la nécessité économique l’encerclent. Elle est cernée. Sa
fierté exige qu’elle se dise satisfaite de sa condition aux yeux de la
famille et des amies. Sa fierté exige qu’elle croie que son mari lui est
dévoué et, lorsqu’elle n’y arrive plus, à en convaincre tout de même
les autres.
La violence du mari à son égard contredit tout ce
qu’on lui a inculqué sur la vie, le mariage, l’amour et le caractère
sacré de la famille. Quelles que soient les circonstances dans
lesquelles elle a grandi, on lui a appris à vénérer l’amour romantique
et la perfection essentielle de la vie conjugale. Son échec est
personnel. Les individus échouent à cause de leurs défauts. Les
difficultés des individus, aussi omniprésentes soient-elles, ne
discréditent en rien l’institution du mariage, ni ne remettent en
question la croyance de l’épouse en un happy end, partout promis comme
la résolution du conflit homme-femme. Le mariage est intrinsèquement
bon. Le mariage est le but qui convient à la femme. La violence
conjugale ne figure pas sur la carte du monde d’une femme quand elle se
marie. Cette violence dépasse, littéralement, son imagination. Comme
elle ne croit pas que cela a pu arriver, que lui a pu lui faire cela à
elle, elle ne peut pas croire que cela se reproduira. Il est son mari.
Non, ce n’est pas arrivé. Et quand cela arrive de nouveau, elle continue
à le nier. C’était un accident, une erreur. Et quand cela arrive de
nouveau, elle le met sur le compte des difficultés qu’il rencontre dans
sa vie hors de la maison. Il vit là des affronts et des frustrations
terribles. C’est l’explication des mauvais traitements qu’il lui
inflige. Elle va trouver une façon de le réconforter, de se faire
pardonner par lui. Et quand cela arrive de nouveau, elle s’incrimine.
Elle sera meilleure, plus généreuse, plus silencieuse, plus tout ce
qu’il aime, moins tout ce qui lui déplaît. Et quand cela arrive de
nouveau, et encore de nouveau, et encore de nouveau, elle apprend
qu’elle n’a nulle part où aller, personne vers qui se tourner, personne
qui va la croire, personne qui va l’aider, personne qui va la protéger.
Si elle part, elle va revenir. Elle va partir et revenir, et partir et
revenir. Elle découvrira que sa famille, le médecin, la police, sa
meilleure amie, ses voisins de palier, du dessus et d’à côté, que tous
ces gens méprisent la femme qui n’arrive pas à bien gérer son foyer, à
garder ses blessures cachées, à taire son désespoir, et à continuer à
sourire, aimable et convaincante. Elle découvrira que la société chérit
son mensonge fondateur – que le mariage est synonyme de bonheur – et
qu’elle déteste la femme qui cesse un jour de répéter ce mensonge, même
pour sauver sa propre vie.
Le souvenir de la douleur physique est vague. Je me
souviens, bien sûr, que j’ai été frappée, que j’ai reçu des coups de
pieds. Je ne me souviens pas quand ou à quelle fréquence. C’est
brouillé. Je me souviens de lui me cognant la tête contre le sol jusqu’à
ce que je perde conscience. Je me souviens des coups de pied dans
l’estomac. Je me souviens d’avoir été frappée encore et encore, les
coups s’abattant sur différentes parties de mon corps alors que
j’essayais de le fuir. Je me souviens d’une blessure terrible à la jambe
à la suite d’une série de coups de pied. Je me souviens de mes pleurs
et je me souviens de mes cris et de mes supplications. Je me souviens de
ses coups de poing sur mes seins. On peut se souvenir d’avoir éprouvé
une horrible douleur physique, mais ce souvenir ne ramène pas la douleur
au corps. Heureusement, l’esprit peut se souvenir de ces événements
sans que le corps les revive. Si l’on survit sans blessures permanentes,
la douleur physique diminue, s’éloigne, prend fin. Elle lâche prise.
La peur ne lâche pas prise. La peur est le legs
éternel. Au début, la peur imprègne chaque minute de chaque jour. On ne
dort pas. On ne peut pas supporter d’être seule. La peur loge au creux
de la poitrine. Elle prospère comme des poux sur la peau. Elle bloque
les jambes, accélère les battements du cœur. Elle verrouille la
mâchoire. Les mains tremblent. La gorge est nouée. La peur nous rend
entièrement désespérée. A l’intérieur, on reste chamboulée, s’accrochant
à toute personne qui affiche la moindre bonté, s’écrasant face à la
moindre menace. Avec les années, la peur s’estompe, mais elle ne lâche
pas prise. Elle ne lâche jamais prise. Et quand l’esprit se souvient de
la peur, il lui redonne vie. La victime d’une telle violence se voit
emprisonnée avec la peur réelle et le souvenir de la peur, toujours en
elle. Ensemble, ils déferlent sur elle, et si elle n’apprend pas à nager
dans cette mer terrible, elle sombre.
Et puis, il y a le fait que, durant ces semaines qui
deviennent des années quand l’on est une femme battue, notre esprit est
lentement fracassé au fil du temps, brisé en mille morceaux. L’esprit
s’enfonce lentement dans le chaos et le désespoir, enterré, brisé et
quasi-éteint dans un tombeau impénétrable d’isolement. Cet isolement est
si absolu, si meurtrier, si morbide, si destructeur et dévorant que
plus rien d’autre n’existe dans notre vie. On se retrouve entièrement
enveloppée par une solitude qu’aucun tremblement de terre ne pourrait
rompre. Au fil des siècles, les hommes se sont penchés sur une question
qui, entre leurs mains, devient paradoxalement abstraite : « Qu’est-ce
que la réalité ? » Ils ont écrit des ouvrages compliqués sur cette
question. La femme qui a été une femme battue et qui s’est échappée
connaît la réponse : la réalité, c’est quand quelque chose vous arrive
et vous le savez et vous pouvez le dire et quand vous le dites, d’autres
personnes comprennent ce que vous voulez dire et vous croient. C’est
cela la réalité, et la femme battue, emprisonnée seule dans un cauchemar
qui lui arrive, a perdu cette réalité et ne peut la trouver nulle part.
Je me souviens de l’isolement comme de la pire
angoisse que j’ai connue dans ma vie. Je me souviens de la folie pure et
envahissante d’être invisible et irréelle, et de chaque coup qui me
rendait plus invisible et plus irréelle ; je m’en souviens comme du pire
désespoir que j’ai connu. Je me souviens de ceux qui se détournaient de
moi, feignant de ne pas voir les blessures – ma famille, oh mon Dieu,
surtout ma famille ; ma plus proche amie, une voisine, étouffant de son
côté dans un mariage empoisonné par la violence psychologique, plutôt
que physique ; le médecin si protocolaire et distant ; les femmes du
quartier qui entendaient tous les cris ; les hommes du quartier qui
souriaient, oui, de façon lubrique, moitié en détournant le regard,
moitié en me regardant, quand ils me croisaient ; la famille de mon
mari, surtout ma belle-mère, que j’adorais, mes belles-sœurs, que
j’adorais. Je me souviens des muscles crispés de mon sourire lorsque je
donnais au sujet de ces blessures de fausses explications que personne
ne voulait entendre de toute façon. Je me souviens de mes efforts pour
me conformer scrupuleusement à chaque convention sociale susceptible de
prouver que j’étais une « bonne épouse », de convaincre les autres que
j’étais heureuse en mariage. Et quand le poids des conventions sociales
devint insupportable, je me souviens m’être graduellement retirée au
plus profond de ce tombeau ouvert où tant de femmes se cachent dans
l’attente de la mort – le domicile conjugal. J’allais faire des courses
seulement quand je devais le faire, je promenais mes chiens ; quand
j’avais la force de m’échapper, je m’enfuyais en criant, cherchant de
l’aide et un abri, sans argent, souvent sans manteau, avec rien d’autre
que ma terreur et mes larmes. Je ne rencontrais que des coups d’œil
dérobés, des regards froids, et l’agression sexuelle vulgaire d’hommes
seuls et rigolards qui me renvoyaient à la maison, vers un danger qui
était, au moins, familier et familial. Ma maison, la mienne et aussi la
sienne. La maison, le seul endroit que j’avais. Finalement, tout s’est
effondré en moi. J’ai cédé. Je m’asseyais, les yeux dans le vide,
j’attendais, passive et paralysée, ne parlant à personne, répondant à
mes besoins primaires et à ceux de mes animaux, alors que mon mari
partait pour de plus en plus longues périodes, rentrant seulement pour
frapper et repartir. La femme qui disparaît ne manque à personne.
Personne n’enquête sur sa disparition. Après un certain temps, les gens
arrêtent de se demander où elle est, surtout s’ils ont déjà refusé de
faire face à ce qui lui arrivait. Les épouses, après tout, sont faites
pour la maison. Rien de la réalité extérieure ne dépend d’elles. C’est
une leçon amère, et la femme battue l’apprend de la façon la plus amère.
La colère de la survivante est meurtrière, plus
dangereuse pour elle que pour celui qui lui a fait mal. La survivante ne
croit pas au meurtre, même pour sauver sa vie. Elle n’y croit pas, même
si ce serait un châtiment plus clément que ce qu’il mérite. Elle veut
sa mort mais ne le tuera pas. Elle n’abandonne jamais ce désir de le
voir mort.
La clairvoyance de la victime est effrayante. Une
fois échappée de la prison de terreur et de violence qui l’a presque
détruite, un processus qui lui prend des années, il est très difficile
de lui mentir ou de la manipuler. Elle devine les stratégies sociales
qui l’ont contrôlée en tant que femme, les stratégies sexuelles qui
l’ont réduite à n’être que l’ombre de ses possibles de naissance. Elle
sait que pour continuer à vivre, elle ne doit plus jamais être bernée
par l’illusion romantique ou l’hallucination sexuelle.
L’intransigeance affective de la survivante apparaît
aux autres, même les plus proches d’elle, comme froide et inflexible,
impitoyable dans son intensité. Elle en sait trop sur la souffrance pour
tenter de la mesurer quand elle est présente, mais elle méprise
l’apitoiement sur soi. Elle est sur la défensive, non par arrogance,
mais parce qu’elle a été ruinée par sa propre fragilité. Comme Anya, la
survivante des camps de concentration nazis dans le beau roman éponyme
de Susan Fromberg Schaeffer, elle pourrait dire : « Alors, qu’est-ce que
j’ai appris ? J’ai appris à ne pas croire en la souffrance. C’est une
forme de mort. Si elle est très forte, c’est un poison ; elle tue les
émotions. » Elle sait que certaines de ses propres émotions ont été
tuées et elle se méfie des gens avides de souffrance, comme si c’était
une source de vie, et pas de mort.
Dans son cœur, elle vit le deuil de celles qui n’ont pas survécu.Dans son âme, elle combat pour celles qui sont aujourd’hui ce qu’elle était alors.
Dans sa vie, elle célèbre et démontre la capacité et
la volonté des femmes à survivre, à grandir, à agir, à se changer, soi
et la société. Et chaque année elle est plus forte, et elles sont plus
nombreuses.
« A battered wife survives » a d’abord été publié
sous le titre « The bruise that doesn’t heal » dans la revue Mother
Jones, vol. 3, n°6, en juillet 1978, puis dans l’anthologie « Letters
from a War Zone » (New York : Lawrence Hill Books, 1989). Copyright ©
1978 Andrea Dworkin. Tous droits réservés.
La citation d’Emily Dickinson est tirée de Menus abîmes, éditions Orizons (p. 138).Version originale anglaise du texte disponible ici : http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/WarZoneChaptIIIB.html
Traduction : TRADFEM
Commentaires
Enregistrer un commentaire