[Dworkin a prononcé ce discours inaugural à une conférence de
l’Association canadienne pour la santé mentale, intitulée « Femmes et
santé mentale : femmes dans une société violente », tenue à Banff
(Alberta), en mai 1991.]
Version française : TRADFEM.
Source : http://tradfem.wordpress.com/2014/10/25/andrea-dworkin-terreur-torture-et-resistance/
Nous sommes ici parce qu’il y a urgence. Vous le
savez toutes et tous. Nous voudrions parler ici des progrès accomplis,
mais nous savons que les femmes ne sont pas plus à l’abri du viol
aujourd’hui que lorsque nous avons commencé. Je me réjouis que
l’Association canadienne pour la santé mentale se préoccupe de notre
santé. Parce que, personnellement, ça me rend malade de voir le nombre
de femmes qui sont brutalisées, violées, sodomisées. Qui sont
assassinées. Qui disparaissent. Qui, dans une culture féminine de
non-violence, ne font pas souffrir ceux qui nous font souffrir. Nous
nous en prenons plutôt à nous-mêmes. Nous nous suicidons. J’ai connu
tellement de femmes qui ont passé chaque jour de leur vie à lutter pour
rester en vie, en raison de leur désespoir intérieur, dû aux agressions
sexuelles qu’elles ont vécues. Et ce sont des femmes courageuses. Des
femmes fortes. Des femmes créatives. Des femmes qui pensaient avoir
droit à la dignité, à l’individualité, à la liberté, à la créativité,
alors qu’en fait, elles ne pouvaient même pas marcher cent mètres en
liberté. Beaucoup ont été violées quand elles étaient enfants, chez
elles. Par leurs pères, par leurs oncles, par leurs frères, avant de
devenir, entre guillemets, « des femmes ». Beaucoup d’entre elles ont
été battues par les hommes qui les aimaient. Par leurs maris, par des
amants. Beaucoup ont été torturées par ces hommes, et quand on voit ce
qui est arrivé à ces femmes, on se dit : « Où êtes-vous, Amnesty
International ? Où êtes-vous ? » Car les prisons des femmes sont nos
habitations. Nous vivons sous un régime de loi martiale. Nous vivons
dans des endroits marqués par une culture du viol. Voilà ce qu’est la
maison d’une femme, son lieu de vie. Ce n’est qu’une fois en prison que
les hommes connaissent une culture aussi propice au viol que le foyer
nord-américain moyen. Nous vivons l’équivalent d’un couvre-feu
militaire. Imposé par des violeurs. Et nous disons habituellement que
nous sommes des citoyennes libres dans une société libre. Nous mentons.
Nous mentons et mentons encore tous les jours à ce sujet.
Nous survivons en étant amnésiques. En oubliant ce
qui nous est arrivé. En étant incapables de nous rappeler le nom de
celle qui était dans le journal hier. Qui se rendait à pied quelque part
et qui a disparu. Comment s’appelait-elle ? Ça me tue de ne pas arriver
à me souvenir des noms. Il y en a trop. Je n’arrive pas à m’en
souvenir. Il y a un nom en particulier que je n’arrive jamais à me
rappeler. Celui de la femme qui a été violée, violée à plusieurs sur la
table de billard de New Bedford, au Massachusetts. Par quatre hommes,
tandis que tout le monde dans le bar était debout, regardait,
applaudissait. Cette femme est morte dans un accident, le genre
d’accident que les flics appelleront toujours un suicide, moins d’un an
après le procès du viol. Personne n’a semblé surpris. Trois mois avant
que cette femme soit violée sur cette table de billard, le magazine
pornographique Hustler avait publié sur deux pages la photo d’une femme
violée sur une table de billard. Tout ce qu’on a fait à la femme dans
cette image porno a été fait à cette femme, dans ce bar, cette nuit-là.
Après le viol collectif de New Bedford, Hustler a publié une photo de
femme dans une pose pornographique, une similicarte de vœux, où l’on
pouvait lire : « Bienvenue à New Bedford ». Le procès du viol a été
télédiffusé partout aux États-Unis. Les taux d’auditoire ont dépassé
ceux des séries les plus populaires. Aux États-Unis, les gens
regardaient ça quotidiennement, comme un divertissement. Cette femme a
été chassée de sa ville. Même si les violeurs avaient été condamnés. Et
moins d’un an après, elle était morte, et moi, je n’arrive pas à me
rappeler son nom, malgré tous mes efforts. Hollywood en a fait un film,
« L’accusée ». Un film remarquable, un film incroyable, dans lequel
Judie Foster, par son talent et son inventivité, nous montre qu’une
femme est un être humain. Et il faut deux heures pour qu’un large public
se rende compte qu’en fait, oui, c’est vrai, de sorte qu’au moment du
viol collectif, on comprend que quelqu’un, quelqu’un, quelqu’un a été
blessé d’une manière qui dépasse la somme de toutes les violences
physiques qu’on lui a infligées. La version d’Hollywood se termine bien.
Les voyeurs sont condamnés pour incitation au viol. Et la femme
triomphe. Et moi, je restais assise dans la salle à me dire : « Mais
elle est morte. Comment s’appelle-t-elle ? Comment se fait-il que je
n’arrive pas à me rappeler son nom ? »
Et il y a les femmes dont j’arrive à me souvenir du
nom, par exemple une femme de New York qui a été assassinée dans Central
Park par un homme qui avait été son amant. Elle s’appelle Jennifer
Levin. Et la raison pour laquelle je connais son nom, c’est que,
lorsqu’elle a été tuée, assassinée par ce type, son amant, la presse
new-yorkaise a placardé son nom en manchette de toutes les feuilles de
chou pour dire quelle salope c’était. Je n’ai acheté aucun de ces
journaux, mais il m’a été tout simplement impossible de sortir de chez
moi sans lire ces titres. Et ensuite, le gars est inculpé. Monsieur
Chambers. Un blanc. De la classe supérieure. Un garçon riche. Ça devient
le meurtre commis par un « blouson doré ». Et, pour la première fois
aux États-Unis, on voit apparaître la « défense du sexe hard », qui
consiste à prétendre : « Elle voulait du sexe vraiment brutal,
douloureux, humiliant ». « C’était une garce agressive et elle a essayé
de l’attacher. Et elle lui a fait mal, et ça a tellement perturbé le
gars qu’en essayant de se dégager, il l’a accidentellement étranglée.
Avec son soutien-gorge. » Ah bon. Donc, suivant ce scénario, les femmes
de New York ont été terrorisées par une couverture médiatique racoleuse,
qui a prétendu que la façon dont les femmes sont traitées quand on les
viole devient tout à coup la façon de les traiter quand on les tue.
« Elle l’a provoqué. Elle en voulait. Elle aimait ça et elle a eu ce
qu’elle méritait. » Quand la cheffe de l’unité new-yorkaise des crimes
sexuels, Linda Fairstein, a essayé de faire condamner cet homme pour
meurtre, elle a eu un problème : elle n’arrivait pas à lui trouver de
mobile personnel. Elle pensait ne jamais arriver à convaincre le jury
que cet homme avait eu une raison de tuer Jennifer Levin. Et bien sûr,
il n’y avait aucune raison pour qu’il le fasse. Si ce n’est qu’il le
voulait. Et qu’il le pouvait. Il a négocié une accusation réduite et le
jury ne s’est jamais prononcé sur la cause. Nous étions plusieurs à
penser qu’il allait être acquitté. Après qu’il a obtenu cet arrangement,
on a télédiffusé des vidéos de Monsieur Chambers à des partouzes,
parodiant l’étranglement de cette femme. Assis, à poil, entouré de
femmes, et rejouant le meurtre. En rigolant. Nous vivons dans un monde
où les hommes tuent des femmes et où les mobiles n’ont absolument rien
de personnel. Comme le savent toutes les femmes présentes ici qui ont
été violées ou battues. C’est l’une des expériences les plus
impersonnelles qui puissent vous arriver. Vous êtes mariée. Vous vivez
avec un homme. Vous pensez qu’il vous connaît et que vous le connaissez.
Mais en fait quand il commence à vous faire mal, il le fait parce que
vous êtes une femme. Pas parce que vous êtes la personne que vous êtes,
qui que vous soyez.
Je veux que nous arrêtions de mentir. Je pense que
nous devons beaucoup mentir juste pour survivre, et je veux que nous
arrêtions de mentir. Et un des mensonges que nous racontons, c’est que
cette sorte de haine des femmes n’est pas aussi pernicieuse, aussi
meurtrière, aussi sadique, aussi vicieuse que d’autres sortes de haine
ciblant une condition innée. Nous avons reconnu quelques-unes, seulement
quelques-unes, des atrocités qui ont été commises. On se dit, moi, ce
n’est pas pareil. Moi, je suis Andrea. Je suis Jane. Je suis… Je suis…
Je suis… Je suis moi, moi. Mais tout le monde a dit ça. Chaque juif
poussé dans un wagon a dit « Mais… je suis moi. Ne faites pas… Pourquoi
faites-vous ça ? Je suis moi. » Les nazis n’avaient pas non plus de
mobile personnel, analysable en ces termes. Et ce que je vous dis, c’est
que nous sommes dans une situation d’urgence. Vous savez cela. Vous le
savez. Il se peut qu’aux États-Unis aucune femme ne pense encore,
quelles que soient ses opinions, qu’elle en sortira indemne. Quelle que
soit sa classe. Quelle que soit sa race. Quelle que soit sa profession.
Aucune d’entre nous ne croit qu’elle s’en sortira, non seulement
vivante, mais sans avoir subi de viol, de violence conjugale,
d’exploitation ou de coercition au cours de sa vie. Sans même parler
d’une expérience vécue de ce à quoi nous avons droit, c’est-à-dire la
liberté. Nous avons droit à la liberté. Qu’est-ce qui se passe quand
vous marchez dans la rue ? Vous ne pouvez pas vous perdre dans vos
pensées, n’est-ce pas ? Parce que vous avez intérêt à savoir qui
s’approche de vous à chaque instant. Nous vivons dans un état policier
dont tout homme est l’agent. Je veux que nous arrêtions de sourire. Je
veux que nous arrêtions de dire que tout va bien. Je veux que nous
arrêtions de dire que ça pourra être réparé plus tard. Il se peut que
cela puisse être utilisé : ce que nous apprenons, du fait d’avoir été
blessées, nous pouvons peut-être l’utiliser, mais est-ce que ça peut
être réparé ? Non, ça ne peut pas être réparé. Alors la question est de
savoir comment nous allons faire pour empêcher que ça se produise.
Nous avons eu un mouvement génial qui a sauvé
énormément de vies humaines. Et moi, tout particulièrement, je vous
remercie et vous salue, celles d’entre vous qui travaillez dans des
centres d’accueil pour femmes violées, et dans des maisons d’hébergement
pour femmes battues. J’aurais sacrément aimé que vous soyez là à
certains moments de ma vie. À l’époque, quelqu’un de mon âge, quelqu’un
qui a quarante ans aujourd’hui, ne pouvait bénéficier d’aucune aide, du
genre d’aide que nous offrons aujourd’hui. Mais nous devons maintenant
changer d’optique. Nous devons empêcher que ça se produise. Parce que,
sinon, nous acceptons que, dans notre condition de femme, le viol soit
normal, la violence infligée aux femmes soit normale. Et la question
est : comment réguler ça ? Comment le réduire ? Peut-être pourrait-on
les envoyer voir plus de matches de foot qu’ils n’en voient déjà ? Vous
savez, pour trouver d’autres exutoires, des diversions. Je suis ici pour
vous dire que la guerre contre les femmes est une vraie guerre. C’est
la réalité. Elle n’a rien d’abstrait. Elle n’est pas idéologique, même
si elle inclut une part d’idéologie. Et les gens se battent sur le
terrain des idées, c’est vrai. Mais c’est une guerre où son poing à lui
est dans votre figure à vous. Et c’est la réalité, c’est vrai. Et être
libre signifierait que cela n’arrive pas. Voyez-vous, nous allons ici et
là en disant que cela n’est pas arrivé aujourd’hui ou qu’il ne s’est
encore rien passé. Ou bien que j’ai eu de la chance ces trois derniers
mois. Ou bien, oh ! j’en ai trouvé un bon maintenant, un gentil, il ne
me fera pas trop mal. Il m’insulte peut-être beaucoup, mais il ne me
fera pas mal. Et peut-être que c’est vrai, et peut-être pas. Mais nous
devons trouver un moyen d’empêcher les hommes de faire mal aux femmes.
En toutes circonstances.
Vous savez que la plupart des femmes sont violentées
chez elles. Vous savez que la plupart des femmes sont tuées chez elles.
Un mouvement politique, tel que je le conçois, existe pour changer la
manière dont la réalité sociale est organisée. Et cela signifie que nous
devons tout comprendre de la manière dont ce système fonctionne. Et
cela signifie que toute femme qui a connu une forme ou une autre de
violence sexuelle n’a pas seulement de la douleur et de la souffrance,
elle possède aussi un savoir. Un savoir sur la suprématie masculine.
Elle sait ce que c’est. Elle sait ce qu’on ressent. Et elle peut
commencer à penser stratégiquement à la façon d’y mettre fin. Nous
vivons sous un règne de terreur. Et ce que je vous dis aujourd’hui,
c’est que je veux que nous cessions de trouver ça normal. Et la seule
façon de cesser de trouver ça normal est de refuser d’être amnésiques
chaque jour de nos vies. De nous rappeler ce que nous savons du monde
dans lequel nous vivons. Et de nous lever chaque matin, décidées à faire
quelque chose à ce sujet.
Nous devons comprendre comment fonctionne la violence
masculine. C’est une des raisons pour lesquelles étudier la
pornographie et combattre l’industrie pornographique est si important.
Parce que c’est le pentagone. C’est le quartier général. Ce sont eux qui
entraînent les soldats. Ensuite, les soldats sortent et ils nous font
ces choses. Nous sommes la population contre laquelle cette guerre est
menée. Et cette guerre a été et demeure terrible. Car notre résistance
n’a pas été exigeante. Elle n’a pas été suffisante. Dès l’instant où
nous pensons avoir le droit de faire quelque chose contre un sex-shop,
nous cessons de penser. Et je parle d’actions aussi bien légales
qu’illégales. Nous ne croyons même pas avoir le droit de prendre de
mesures légales, encore moins des mesures illégales. Et ce sentiment
d’indignité que nous portons partout, principale conséquence de la peur
dans laquelle nous vivons, nous fait souscrire, dans nos gestes, au
système qui dit que la vie de l’homme qui veut nous faire mal a
davantage de valeur que la nôtre. Nous l’acceptons.
Et une bonne part de notre aptitude à survivre tient
au fait d’oublier cela autant que nous le pouvons. Je comprends bien que
je m’adresse ici à des femmes qui passent plus de temps que la plupart
des autres à composer avec la réalité des agressions sexuelles. Si notre
prémisse est que la liberté des femmes compte, que l’égalité des femmes
compte, alors l’éducation — ouvrez les guillemets, fermez les
guillemets — l’éducation, l’éducation, l’éducation ne suffit pas. Vous
savez très bien qu’ils sont éduqués. Vous le savez, non ?
Savez-vous que le violeur en sait toujours davantage
sur le viol que nous ? C’est vrai. Il a des secrets qu’il nous cache.
Nous, nous ne lui cachons rien. Savez-vous que les proxénètes sont
experts à manipuler et à vendre les femmes ? Ce ne sont pas des idiots.
Je tiens à remettre en question l’idée que le viol et la prostitution et
d’autres graves violations des droits des femmes sont des anomalies. Et
que l’utilisation habituelle des femmes par les hommes, leur
utilisation prescrite dans le coït, est normale et sans lien avec les
excès qui semblent toujours nous surprendre. Nous les femmes qui
souhaitons tellement souffrir, à ce qui paraît. C’est nous en fait qui
provoquons tout cela. Quand une femme a été violée et va au tribunal,
pourquoi les prémisses des juges sont-elles identiques à celles des
pornographes ? Pourquoi ? Le coït a été une façon concrète de posséder
les femmes. Cela est vrai, c’est concret. Nous le savons, la plupart
d’entre nous en avons fait l’expérience. C’est d’histoire que je vous
parle, et de sexualité. Pas comme d’une idée dans votre tête, mais comme
de ce qui arrive à une femme quand elle est au lit avec un homme. Et la
raison pour laquelle je le fais, c’est que, si nous refusons de
reconnaître le coït comme une institution politique, directement liée
aux façons dont nous sommes socialisées à accepter notre statut
inférieur – et une des façons dont nous sommes contrôlées –, nous
n’arriverons jamais à toucher les racines de la domination masculine, à
comprendre comment elle fonctionne dans nos vies. Une chose est claire :
la prémisse de base, en ce qui concerne les femmes, c’est que nous
sommes nées pour être baisées. Voilà. Cela veut dire beaucoup de choses.
Pendant très longtemps, cela voulait dire que le mariage était la
possession pure et simple du corps d’une femme, et que le coït était un
droit du mariage. Donc, l’acte sexuel était en soi un acte de force. Car
le pouvoir de l’État imposait à la femme d’accepter le coït. Elle
appartenait à l’homme. Le résidu culturel de cette règle dans notre
société est que les hommes vivent le coït comme la possession des
femmes. La culture parle du coït comme de la conquête des femmes. Des
femmes qui capitulent. Des femmes que l’on prend. Nous parlons ici d’un
paradigme de viol. Pas un paradigme de réciprocité, ou d’égalité, ou de
partage, ou de liberté. Quand la prémisse est que les femmes sont sur
terre pour être sexuellement accessibles aux hommes pour le coït, cela
veut dire que les limites de nos corps sont perçues comme ayant moins
d’intégrité que celles des corps des hommes. Pourtant les hommes ont des
orifices, ils peuvent être pénétrés. L’homophobie sert à canaliser les
hommes vers les femmes. À punir des hommes de ne pas utiliser les
femmes. Et il y a là un aveu que les hommes savent à quel point la
sexualité masculine peut être agressive et dangereuse à l’égard des
femmes. Quand une femme va au tribunal et qu’elle dit : j’ai été violée,
le juge, le procureur, la presse et beaucoup, beaucoup d’autres gens
disent : non, vous avez baisé. Et elle dit : non, j’ai été violée. Et
ils disent : ce n’est pas grave si on vous force un peu. Vous savez
cela, vous savez que cela demeure vrai. Cela n’a pas changé. Quand vous
percevez la domination masculine comme un système social, ce que vous
voyez, c’est qu’elle est organisée pour veiller à ce que des femmes
soient sexuellement disponibles pour les hommes. C’est la prémisse de
base.
Et nous disposons d’un choix. Et ce choix n’est pas
dans les livres de science politique. Les universités ne se soucient pas
d’approfondir pour nous ce niveau de choix. La question est de savoir
ce qui est le plus important, le besoin masculin de baiser ou la dignité
des femmes. Et je vous dis que l’on ne peut pas séparer les prétendues
agressions imposées aux femmes des prétendues utilisations normales des
femmes. L’histoire des femmes comme cheptel sexuel mondial rend cette
distinction impossible.
Donc, y a-t-il d’autres implications à cet état de
choses ? Oui, il y en a. Car, étant donné la manière dont le sexe est
socialisé et réel dans notre société, les hommes ne peuvent être en
rapport sexuel avec des femmes qui sont leurs égales. Ils en sont
incapables. D’accord ? C’est ce qu’on appelle la chosification. Quand
nous sommes gentilles, nous utilisons le mot « chosification ». Nous
utilisons de grands mots. Nous essayons vraiment d’acquérir un peu de
dignité en utilisant des mots longs. Eh bien, je vais utiliser des mots
courts. Des mots qu’ils pensent vraiment quand ils font ce qu’ils font. À
savoir que nous sommes des objets. Et pour obtenir la réaction des
hommes, nous devons être la sorte d’objet qui leur convient. Alors,
réfléchissez à ce que cela signifie. Cela signifie que la femme se
discipline elle-même. Qu’elle prend des décisions qui rendent sa liberté
impossible. Car si elle veut vivre, si elle veut gagner sa vie, elle va
devoir être le genre d’objet auquel l’homme va réagir, d’une manière
qui compte pour lui. C’est à dire d’une manière sexuelle. Le harcèlement
sexuel au travail n’est pas une sorte d’accident. Et le fait que les
femmes soient des migrantes sur le marché du travail n’est pas un
accident. Quand vous passez le contrat, le contrat sexuel d’être une
chose, alors vous diminuez vos possibilités d’être libre. Et alors vous
acceptez, comme prémisse fondamentale de votre vie, le fait d’être
disponible, de ne jamais remettre en question son hégémonie sexuelle à
lui. De ne pas réclamer l’égalité dans vos rapports intimes. Car après
tout, vous avez déjà renoncé à votre corps, soit chez le chirurgien
esthétique, soit de quelque autre manière. Les femmes – et c’étaient des
femmes, oui des femmes… –, les femmes qui bandaient les pieds de leurs
filles pour les réduire à huit centimètres de longueur – les filles
étaient rendues infirmes – le faisaient parce que c’était le critère de
la beauté. Et si une femme voulait manger, il fallait qu’un homme la
trouve belle. Et même si cela voulait dire qu’elle ne pourrait pas
marcher pour le reste de ses jours, il fallait que le contrat soit
passé. C’était le deal, le « Bigdil ». Et nous les femmes continuons à
jouer au Bigdil. Au lieu de décider ce que nous voulons, ce dont nous
avons besoin. Nous déclassons notre propre liberté. Nous avons peur, non
pas que nous soyons lâches, bon sang ! non, nous ne sommes pas lâches,
nous sommes courageuses. Mais nous nous servons de notre courage pour
survivre quand nous passons ces contrats. Au lieu de combattre le
système qui nous force à ce contrat. De sorte que, quand nous
choisissons, c’est un choix libre. C’est notre choix, un choix qui est
vraiment enraciné dans l’égalité et non dans le fait que toute femme
n’est toujours qu’à un homme de distance de l’assistance publique.
Aux États-Unis, la violence contre les femmes est un
passe-temps généralisé. C’est un sport, une forme d’amusement, un
divertissement culturel banalisé. Et c’est une réalité. Envahissante.
Une épidémie. Qui sature la société. C’est très difficile de la faire
remarquer à qui que ce soit, parce qu’il y en a tellement. Cela fait
pratiquement trente ans, aux États-Unis en particulier – je vais parler
des États-Unis – que la société est totalement saturée de pornographie.
Depuis trente ans, beaucoup de gens ont voulu nous voir étudier le
problème. Beaucoup de gens ont voulu que nous en débattions. Nous avons
étudié, débattu, nous avons fait tout ça. Pendant ce temps s’est
développée chez nous une importante population d’hommes que l’on appelle
des tueurs en série. Il y en a des tas. Ce sont des hommes qui violent
et qui tuent, la plupart du temps des femmes, parfois des enfants.
Généralement, ils mutilent les corps. Parfois ils les baisent avant,
parfois après. Tout cela est du sexe pour eux. On peut évidemment dire
que c’est une affaire de pouvoir, mais la réalité est que, pour eux,
c’est leur façon d’avoir du sexe. En nous mutilant, nous blessant et
nous tuant. Nous avons, aux États-Unis, une épidémie incroyable et
continue de meurtres de femmes. Des pans entiers de nos populations ont
disparu dans certaines villes. À Kansas City, dans le Midwest, depuis
1977 la police – qui est la pire source au monde – dit que 60 femmes ont
été tuées. Les trois quarts d’entre elles étaient des Noires. C’étaient
des femmes en prostitution. Elles ont été mutilées, ou laissées dans ce
que les flics et les médias appellent – les euphémismes sont
extraordinaires – des positions suggestives. L’une des méthodes
courantes des tueurs en série consiste à infliger à leurs victimes ce
qu’ils ont vu dans la pornographie, et ils laissent leurs cadavres dans
des poses pornographiques. Voilà une partie ce que font beaucoup d’entre
eux. La pornographie fait toujours partie de leurs antécédents.
Parfois, ils l’utilisent pour traquer leur victime, parfois pour
planifier leur crime. Parfois, ils s’échauffent avec pour commettre les
actes. Et pourtant, les gens continuent à dire qu’il doit y avoir
quelque chose dans l’air : ou bien ce doit être dans l’eau, ou bien… En
fait, qui sait ce que c’est ?… Nous trouvons cela inconcevable… Comment
se fait-il que ces types trouvent de telles idées, l’idée de faire ces
choses-là ?… D’où cela peut-il venir ?… Organisons une chasse au trésor
pour essayer de le découvrir… Mais la réponse est en vente partout
autour de nous. C’est dans la pornographie. Elle leur dit : Allez en
attraper une. Elle leur dit : Faites-lui ceci ! Elle dit que c’est
marrant. Qu’eux aussi aimeront ça. Voilà la réalité, et pour ce qui est
de la domination masculine, ce que ça signifie, c’est que la société
doit rester organisée ainsi pour qu’il y ait suffisamment de femmes
comme matériau brut de cette pornographie.
Et les conditions matérielles qui fournissent ce
matériau brut, à savoir les femmes, encore, des personnes – pas des
choses, des personnes –, ce sont la pauvreté, les sévices généralement
incestueux infligés aux enfants et l’itinérance. Ce n’est pas un
mystère. Avant, on ne savait pas. Nous avons fait des recherches.
Toutes, ici présentes, nous avons cherché ce savoir. Qu’est-ce qui
arrive aux femmes ? Comment cela arrive-t-il ? Nous le savons
maintenant, nous en savons très long aujourd’hui, et je vous dis qu’il
est temps de commencer à agir à partir de ce que nous savons. Nous
savons que la pornographie suscite des agressions sexuelles. Nous savons
qu’aux États-Unis, l’âge moyen des violeurs diminue constamment. Ce
sont maintenant des adolescents qui commettent la majorité des premières
agressions sur les jeunes filles. J’ai apporté des cas particuliers,
mais ils ne comptent pas vraiment. Ils sont si étranges. Ce sont de
jeunes garçons qui enfoncent des objets dans… dans des nourrissons et
qui les tuent. Parce qu’ils disent – quand on leur demande pourquoi –
qu’ils ont vu ça dans la pornographie. Ce sont des garçons qui prennent
des armes à feu et qui essaient de les enfoncer dans le vagin de femmes.
Où ont-ils vu ça ? Où ont-ils appris ça ? Demandez-leur. Demandez à
ceux qui sont en prison, dans des centres pour jeunes délinquants
sexuels. Ils vous diront : J’ai appris à le faire. Ce qui fait que
quelqu’un a envie de le faire diffère peut-être de comment il apprend à
le faire. Mais le fait est que si vous vivez dans une société saturée de
cette sorte de haine des femmes, vous vivez dans une société qui a fait
de vous une cible pour le viol, la violence conjugale masculine, la
prostitution ou la mort. Voilà, de mon point de vue, les faits qui
comptent.
Et il y a encore autre chose. Je veux que vous
sachiez ce qu’il y a dans la pornographie, parce que je veux que vous
sachiez de quel genre de divertissement il s’agit. Et je veux que vous
parliez de la violence infligée aux femmes alors que vous êtes ici pour
parler de guérison. J’aimerais vous voir arriver à ressusciter les
mortes. Voilà ce que je voudrais voir : c’est pour moi une position
politique. Une des raisons pour lesquelles la Droite séduit autant de
femmes est qu’elle offre un dieu transcendant qui dit : je guérirai
toutes vos peines, toutes vos souffrances et toutes vos blessures. Je
suis mort pour vous, je vous guérirai. Les féministes n’ont pas de dieu
transcendant qui offre ce genre de guérison. Nous avons des idées
concernant l’équité, la justice et l’égalité. Et nous devons trouver des
moyens pour les réaliser. Nous n’avons pas de magie. Nous n’avons pas
de pouvoirs surnaturels. Et nous ne pouvons pas continuer à recoller les
fragments des femmes mises en miettes. Alors ce que je pense, c’est que
nous défendre est notre moyen le plus accessible de guérir. Et je pense
que c’est important de comprendre que nous allons vivre avec une
certaine quantité de souffrance pendant la majeure partie de notre vie.
Et je pense que, si votre priorité numéro un est de vivre une vie sans
souffrance, vous ne pourrez ni vous aider ni aider d’autres femmes. Et
je pense que ce qui compte est d’être une guerrière. Et je pense
qu’avoir le sens de l’honneur dans la lutte politique est une façon de
guérir. Et je pense qu’il nous faut de la discipline. Et je pense que
les gestes posés contre les hommes qui font du mal aux femmes doivent
être réels. Nous devons gagner… gagner ! Nous vivons un état de guerre
où nous ne nous sommes pas encore défendues. Nous devons gagner cette
guerre. Il nous faut une résistance politique. Elle doit être visible.
Elle doit impliquer nos législatrices, nos politiciennes. Elle doit
impliquer nos spécialistes. Elle doit être visible. Elle doit aussi être
secrète.
Tout ce qui ne vous est pas arrivé – et je le dis
aussi pour moi-même, à titre d’élément de ma survie – tout ce qui ne
vous est pas arrivé, c’est un peu de mou dans votre laisse. Vous n’avez
pas été violée quand vous aviez trois ans, ou bien vous n’avez pas été
violée quand vous aviez dix ans. Ou bien vous n’avez pas été une femme
battue, ou bien vous n’avez pas été dans la prostitution – bref, tout ce
à quoi vous avez échappé est la mesure exacte de votre liberté. Et la
mesure de votre force. Et de ce que vous devez aux autres femmes. Je ne
vous demande pas d’être des martyres. Je ne vous demande pas de donner
votre vie. Je vous demande de la vivre honorablement et dans la dignité.
Je vous demande de vous battre. Je vous demande de faire pour les
femmes des choses que les femmes font tout le temps, dans la lutte
politique, pour des hommes. N’est-ce pas vrai ? Les femmes donnent
d’elles-mêmes dans des luttes politiques qui concernent les deux sexes.
Mais nous ne le faisons pas pour les femmes. Je ne vous demande pas de
vous faire appréhender. Je vous demande de vous échapper. Je vous
demande de vous sauver pour survivre. Si vous devez foncer à travers un
mur de briques, faites-le. Mieux vaut en sortir avec quelques ecchymoses
sur les bras que de voir un homme vous infliger ces marques parce que
vous êtes restée immobile. Aucune d’entre nous n’a le droit de rester
immobile.
Je vais vous demander d’envisager des actions
concrètes. L’une de ces actions est de considérer l’enjeu de la
pornographie en termes de politique sociale, ce qui, je crois, signifie
faire adopter une version de la loi sur les droits civiques que nous
avons rédigée à Minneapolis. Il y a beaucoup de raisons à cela et je ne
vais pas les détailler toutes, mais je vais vous dire ceci : les lois
sur l’obscénité disent que le corps des femmes est sale – c’est leur
principe – et ces lois pénales n’arrêtent pas, n’arrêtent jamais
l’industrie pornographique. L’industrie arrive à continuer. Quelqu’un
d’autre peut s’occuper du business : c’est un business. Mais je vous
demande de tenir les hommes responsables des manières dont les femmes
sont exploitées dans la pornographie, de la reconnaître comme une forme
de discrimination sexuelle. De comprendre qu’elle détruit les chances
des femmes dans la vie et de dire : vous allez en payer le prix. Nous
allons vous prendre votre argent. Nous allons trouver un moyen de vous
faire du mal en retour. Nous allons le faire. Vous allez payer le prix
maintenant. Finis les beaux jours pour vous, monsieur le proxénète !
Je pense qu’il est très important que le viol, la
violence conjugale masculine et la prostitution soient reconnues en
droit comme des violations des droits civiques des femmes. Et que nous
construisions un système juridique qui reconnaisse notre dignité au nom
de notre intégrité d’êtres humains. En reconnaissant que ces violations
des droits sont de la plus grande ampleur et de la plus grande
importance. Je vous demande de prendre des mesures de rétorsion contre
les violeurs, de vous organiser contre les violeurs. Nous savons qui ils
sont. Nous le savons parce que c’est à nous qu’ils s’en prennent. À
notre meilleure amie. Nous les connaissons. Nous savons que c’est
arrivé. Je vous demande de prendre cela au sérieux. Je dis que si les
lois refusent de faire quoi que ce soit, c’est à vous de faire quelque
chose.
Je vous demande de fermer les points de vente de la
pornographie, partout où vous le pouvez, et d’en arrêter la distribution
partout où vous le pouvez, de n’importe quelle façon. Je vous demande
d’arrêter d’être discrète, en reléguant le féminisme à votre vie
secrète. Je vous demande de ne pas vous excuser auprès de qui que ce
soit pour ces actions, et d’organiser un soutien politique pour les
femmes qui tuent des hommes qui leur ont fait du mal. Elles ont été
isolées et elles sont seules. C’est un enjeu politique. On les punit,
parce qu’à un moment de leur vie, elles ont résisté à une domination
qu’elles étaient censées accepter. Elles sont là-bas en prison pour
nous, pour chacune d’entre nous qui s’en est sortie sans avoir à appuyer
sur une gâchette, pour chacune de nous qui a survécu et peut dire
comment elle s’en est sortie sans avoir succombé à une gâchette. Je vous
demande de contrer les hommes qui battent les femmes. De les faire
incarcérer ou de les faire tuer, mais de les contrer. Je ne vous demande
pas d’être des martyres. Je dis que cela fait vingt ans que nous
discourons. Et je dis que les hommes qui violent choisissent de violer.
Et que les hommes qui démolissent des femmes choisissent de les démolir.
Et nous, les femmes, avons maintenant le choix de riposter, un choix
que nous devons faire. Et je vous demande de considérer chaque
possibilité politique de riposter. Au lieu de dire : « Je lui ai
demandé, je lui ai dit, mais il n’a pas voulu arrêter ». D’accord ? Nous
devons trouver ensemble les moyens de le faire. Mais nous devons le
faire.
* Initialement publié sous le titre « Terror, Torture
and Resistance » dans Canadian Woman Studies/Les Cahiers de la Femme,
Automne 1991, Volume 12, Numéro 1. Version originale, en ligne : http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/TerrorTortureandResistance.html
Copyright © 1991, Andrea Dworkin. Tous droits réservés à la succession.Version française : TRADFEM.
Source : http://tradfem.wordpress.com/2014/10/25/andrea-dworkin-terreur-torture-et-resistance/
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