Le discours « La nuit et le danger » a été écrit pour les rassemblements
Take Back the Night (Reprendre la nuit). À New Haven, dans le
Connecticut, 2000 femmes ont ainsi manifesté. Des prostituées de rue ont
rejoint la marche et dans des maisons de retraite, des femmes âgées
sont sorties sur les balcons avec des bougies allumées. À Old Dominion,
en Virginie, des Noirs et des Blancs, des femmes et des hommes, des gays
et des hétéros, se rassemblèrent par centaines pour la première marche
politique jamais organisée à Old Dominion, un bastion conservateur,
oligarchique, comme son nom l’indique. Les personnes défilèrent sur
vingt-deux kilomètres, comme si elles ne voulaient pas rater un seul
trottoir, sous la menace de perdre leur emploi et sous celle des
violences policières. À Calgary, au Canada, des femmes ont été arrêtées
pour avoir manifesté sans autorisation ; l’ironie qu’une marche soit le
moyen le plus sûr (arrestations mises à part) pour les femmes de sortir
la nuit a échappé à la police, mais pas aux femmes. À Los Angeles, en
Californie, la queue d’un cortège de 2000 femmes marchant sur chacun des
deux trottoirs a été attaquée par des hommes en voitures. Je ne sais
pas combien de fois j’ai fait ce discours, mais à force de le répéter,
j’ai découvert l’Amérique du Nord et j’y ai rencontré certaines des
personnes les plus courageuses. « La nuit et le danger » n’a jamais été
publié auparavant.
2 Dworkin utilise le mot herstory – un jeu de mots avec history : « his » faisant référence au masculin et « her » au féminin. (ndt)
3 Jean Cox Penn et Jill Barber, « The New Draculas Become the Kinkiest Sex Symbols Ever », Us, Vol. III, No. 7, p. 27.
4 Hannah Arendt, « De l’humanité dans de « sombres temps ». Réflexions sur Lessing », dans Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 17.
5 Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta et Maria Velho da Costa, Nouvelles lettres portugaises, éd. du Seuil, coll. Combats, 1974, p. 251.
Version française : la collective TRADFEM
Original : http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/WarZoneChaptIb.html
Copyright © 1979, 1988, 1993 by Andrea Dworkin. Tous droits réservés à la succession.
Une marche Reprendre la nuit nous parle droit au
cœur. Nous les femmes sommes censées avoir particulièrement peur de la
nuit. La nuit promet des violences aux femmes. Pour une femme, marcher
la nuit, c’est non seulement risquer l’agression, mais aussi – selon les
valeurs de la domination masculine – la chercher. La femme qui
transgresse les limites de la nuit est une hors-la-loi qui déroge à une
loi de base du comportement civilisé : une femme convenable ne sort pas –
certainement pas seule, certainement pas uniquement avec d’autres
femmes – la nuit. Une femme qui sort la nuit, sans laisse, est
considérée comme une salope ou une garce arrogante qui ne connaît pas sa
place. La milice de la nuit – les violeurs et les autres hommes qui
rôdent – a le droit de faire respecter les lois de la nuit : de traquer
la femme et de la punir. Nous avons toutes été poursuivies, et beaucoup
d’entre nous avons été attrapées. Une femme qui connaît les règles de la
société civilisée sait qu’elle doit se mettre à l’abri de la nuit. Mais
même lorsque la femme, comme une bonne fille, s’enferme à double tour,
la nuit menace de faire intrusion. Il y a dehors des prédateurs qui se
glissent par les fenêtres, descendent par les gouttières, crochètent les
serrures, passent par les Velux, pour apporter la nuit avec eux. On
fait dans le romanesque au sujet de ces prédateurs, notamment dans les
films de vampires. Les prédateurs deviennent brume et se faufilent au
travers d’invisibles fissures. Ils sont porteurs du sexe et de la mort.
Leurs victimes tentent de se dérober, de résister au sexe, de résister à
la mort, jusqu’à ce que, vaincues par l’excitation, elles écartent les
jambes, offrent leur gorge et tombent amoureuses. Une fois que la
victime a complètement capitulé, la nuit n’a plus rien de terrifiant,
parce que la victime est morte. Elle est très belle, très féminine et
très morte. C’est l’essence de ce qu’on appelle la romance, qui n’est
que le viol embelli de regards suggestifs.
La nuit est le moment de la romance. Les hommes,
comme leurs vampires adorés, vont courtiser. Les hommes, comme les
vampires, chassent. La nuit autorise ce qu’on appelle la romance et
cette romance se résume au viol : une pénétration forcée du domicile,
qui est parfois la maison, toujours le corps et ce que certains
appellent l’âme. La femme est solitaire et/ou endormie. Le mâle la
draine jusqu’à satiété ou jusqu’à ce qu’elle en meure. Les fleurs
traditionnelles de la drague sont les fleurs traditionnelles de la
tombe, remises à la victime avant la mise à mort. Le cadavre est
habillé, maquillé, étendu, rituellement violé et voué à une éternité
d’exploitation. Toutes distinctions de libre arbitre et de personnalité
sont détruites et nous sommes censées croire que c’est la nuit, et non
le violeur, qui les détruit.
Les hommes se servent de la nuit pour nous effacer.
C’est Casanova, que les hommes tiennent pour une autorité en la matière,
qui a écrit que « quand la lampe est éteinte, toutes les femmes sont
égales1. » L’anéantissement de la personnalité d’une femme, de son
individualité, de sa volonté, de son caractère, est une condition
préalable à la sexualité masculine, et ainsi la nuit est l’instant sacré
pour la célébration sexuelle des hommes, car il fait noir et dans le
noir, il est plus facile de ne pas voir : de ne pas voir qui elle est.
La sexualité masculine, ivre de son mépris intrinsèque pour toute vie,
mais surtout pour la vie des femmes, peut investir la sauvagerie,
traquer des victimes au hasard, se servir de l’obscurité pour se
dissimuler, et trouver dans l’obscurité un réconfort, une récompense et
un sanctuaire.
La nuit est magique pour les hommes. C’est la nuit
qu’ils cherchent des prostituées et des filles faciles. C’est la nuit
qu’ils font ce qu’ils appellent l’amour. C’est la nuit qu’ils se
saoulent et errent en bandes dans les rues. C’est la nuit qu’ils baisent
leurs épouses. C’est la nuit que se déroulent leurs soirées étudiantes.
C’est la nuit qu’ils commettent leurs prétendues séductions. C’est la
nuit qu’ils s’habillent de draps blancs et brûlent des croix. La
tristement célèbre Nuit de Cristal – lorsque les nazis allemands ont
incendié, vandalisé et fracassé les vitres de magasins et de maisons
juives dans toute l’Allemagne – la Nuit de Cristal, qui tire son nom des
éclats de verre qui recouvraient l’Allemagne quand cette nuit s’est
terminée – la Nuit de Cristal, quand les nazis ont tabassé ou tué tous
les Juifs qu’ils ont pu trouver, tous les Juifs qui ne s’étaient pas
suffisamment barricadés – la Nuit de Cristal qui préfigura le massacre à
venir – est la nuit par excellence. Les valeurs du jour deviennent les
obsessions de la nuit. Tout groupe haï craint la nuit, parce que durant
la nuit tous les gens méprisés sont traités comme sont traitées les
femmes : comme des proies, prises pour cibles pour être frappées ou
assassinées ou violées. Nous craignons la nuit parce que la nuit, les
hommes deviennent plus dangereux.
Aux États-Unis, avec son climat raciste
caractéristique, la peur même de l’obscurité est manipulée, souvent de
façon subliminale, au profit de la peur du noir, des hommes noirs en
particulier, de sorte que l’association traditionnelle entre le viol et
les hommes noirs, qui est notre patrimoine national, en est renforcée.
Dans ce contexte, l’imagerie de la nuit noire suggère que le noir est
intrinsèquement dangereux. Dans ce contexte, l’association de la nuit,
des hommes noirs et du viol devient un article de foi. La nuit, le temps
du sexe, devient aussi le temps de la race – la peur raciale et la
haine raciale. L’homme noir, qu’on chasse la nuit dans le Sud pour le
castrer et/ou le lyncher, devient dans les États-Unis racistes le
vecteur du danger, le vecteur du viol. Faire d’un type d’hommes
racialement méprisé un bouc émissaire, une figure symbolique incarnant
la sexualité de tous les hommes, est une stratégie masculiniste
courante. Hitler a fait la même chose à l’homme juif. Dans les zones
urbaines des États-Unis, la population prostituée est majoritairement
composée de femmes noires, de prostituées qui habitent la nuit, de
figures féminines prototypiques, boucs émissaires à nouveau, symboles
portant le fardeau d’une sexualité féminine définie par les hommes,
celle de la femme comme marchandise. Ainsi, parmi les femmes, la nuit
est le temps du sexe, mais aussi le temps de la race : l’exploitation
raciale et l’exploitation sexuelle sont fusionnées, indivisibles. La
nuit et le noir : le sexe et la race : les hommes noirs sont condamnés
pour ce que font tous les hommes ; les femmes noires sont utilisées
comme le sont toutes les femmes, mais elles sont singulièrement et
intensément punies par la loi et par les habitudes sociales ; et pour
démêler ce nœud cruel, si intégral à chaque nuit, nous allons devoir
reprendre la nuit pour qu’elle ne puisse plus être utilisée pour nous
détruire par la race ou le sexe.
Pour toutes les femmes, la nuit signifie un choix :
le danger ou l’enfermement. L’enfermement est souvent également
dangereux – les femmes tabassées sont enfermées, une femme que viole son
mari est susceptible de l’être dans sa propre maison. Mais avec
l’enfermement, on nous promet une réduction du danger, et en nous
enfermant, nous essayons d’éviter le danger. L’histoire, du point de vue
des femmes2, en a été une d’enfermement : la limitation physique, les
attaches, le mouvement interdit, l’action punie. Aujourd’hui encore, où
que nous regardions, les pieds des femmes sont liés. Une femme ligotée
est l’emblème littéral de notre condition, et partout où nous allons,
nous voyons notre condition célébrée : des femmes ligotées, liées,
attachées. L’acteur George Hamilton, un des nouveaux Comtes Dracula,
affirme que « toute femme a le fantasme d’un sombre inconnu qui la
menotte. Les femmes n’ont pas le fantasme de manifester avec Vanessa
Redgrave3. » Il ne semble pas se rendre compte que nous avons bel et
bien des fantasmes où Vanessa Redgrave manifesterait à nos côtés. La
célébration érotique du ligotage des femmes est la religion de notre
époque ; ses textes sacrés et ses films cultes sont partout, tout comme
la pratique des pieds bandés. Le principe du ligotage, c’est qu’il
interdit la liberté de mouvement. Hannah Arendt a écrit : « Entre toutes
les libertés spécifiques qui peuvent venir à l’esprit quand nous
entendons le mot « liberté », la liberté de mouvement est historiquement
la plus ancienne, et aussi, la plus élémentaire. Pouvoir partir où l’on
veut est le geste le plus originel de l’être libre, de même que la
limitation de la liberté de mouvement a été, depuis des temps
immémoriaux, la condition préalable à l’esclavage. La liberté de
mouvement est aussi la condition nécessaire de l’action, et c’est dans
l’action que l’homme fait la première expérience de sa liberté dans le
monde4. » La vérité, c’est que les hommes font vraiment l’expérience de
la liberté de mouvement et de la liberté d’action, mais pas les femmes.
Nous devons reconnaître que la liberté de mouvement est une condition
préalable à toute autre liberté. Son importance est supérieure à celle
de la liberté d’expression, parce que sans elle la liberté d’expression
ne peut pas exister. Alors quand nous, les femmes, luttons pour notre
liberté, nous devons commencer par le commencement et nous battre pour
la liberté de mouvement, que l’on nous a refusée et que l’on nous refuse
toujours. Dans les faits, nous ne sommes pas autorisées à sortir la
nuit. Dans certaines parties du monde, les femmes n’ont absolument pas
le droit de sortir, mais nous, dans notre démocratie exemplaire, on nous
permet de tituber ça et là, durant le jour, à demi-handicapées, et pour
cela, bien sûr, nous devons nous montrer reconnaissantes. Nous devons
particulièrement être reconnaissantes parce que des emplois et de la
sécurité dépendent de l’expression de notre gratitude par une conformité
souriante, une douce passivité, et une soumission savamment adaptée aux
goûts particuliers des hommes à qui nous devons plaire. Nous devons
être reconnaissantes – à moins d’être prêtes à combattre l’enfermement –
prêtes à combattre la détention et le ligotage – à combattre le fait
d’être attachées et bâillonnées et utilisées et gardées et retenues en
dedans et immobilisées et conquises et prises et possédées et accoutrées
comme des poupées, des jouets qui doivent être remontés pour manifester
le moindre mouvement. Nous devons être reconnaissantes – à moins d’être
prêtes à résister aux images de femmes ligotées et attachées et
humiliées et utilisées. Nous devons être reconnaissantes à moins que
nous ne soyons prêtes à exiger – non, à prendre – la liberté de
mouvement pour nous-mêmes parce que nous savons qu’elle est une
condition préalable à toute autre liberté que nous devons vouloir si
nous voulons la liberté tout court. Nous devons être reconnaissantes – à
moins d’être prêtes à dire avec les trois Marias du Portugal : « Assez.
Il est temps de crier « assez ». Et de former une barricade avec nos
corps5. »
Je pense que nous avons été reconnaissantes pour les
petites faveurs des hommes depuis bien assez longtemps. Je pense que
nous sommes malades à crever à force d’être reconnaissantes. C’est comme
si nous étions obligées de jouer à la roulette russe ; chaque soir, on
nous met un pistolet contre la tempe. Chaque jour, nous sommes
bizarrement reconnaissantes d’être en vie. Chaque jour, nous oublions
qu’une nuit, ce sera notre tour, le hasard ne sera plus le hasard, mais
particulier et personnel, ce sera moi ou ce sera vous ou ce sera
quelqu’une que nous aimons peut-être plus que nous nous aimons
nous-mêmes. Chaque jour nous oublions que nous troquons tout ce que nous
avons et n’obtenons à peu près rien en retour. Chaque jour, nous
faisons avec, et chaque soir, nous devenons captives ou hors-la-loi –
susceptibles d’être blessées d’une façon ou d’une autre. Il est temps de
crier « Assez », mais crier « Assez » ne suffit pas. Nous devons nous
servir de nos corps pour dire « Assez » – nos corps doivent former une
barricade, mais cette barricade doit se mouvoir comme se meut l’océan et
être redoutable comme l’océan est redoutable. Nous devons nous servir
de notre force, de notre passion et de notre endurance collectives pour
reprendre cette nuit et chacune de nos nuits pour que la vie soit digne
d’être vécue et que la dignité humaine soit une réalité. Ce que nous
faisons ici ce soir est aussi simple que cela, aussi difficile et aussi
important que cela.
1 Jacques Casanova, Histoire de ma vie, Tome 6, vol. 11, chap. 1, éd. F. A. Brockhaus, 1962, p. 14 (note de bas de page).2 Dworkin utilise le mot herstory – un jeu de mots avec history : « his » faisant référence au masculin et « her » au féminin. (ndt)
3 Jean Cox Penn et Jill Barber, « The New Draculas Become the Kinkiest Sex Symbols Ever », Us, Vol. III, No. 7, p. 27.
4 Hannah Arendt, « De l’humanité dans de « sombres temps ». Réflexions sur Lessing », dans Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 17.
5 Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta et Maria Velho da Costa, Nouvelles lettres portugaises, éd. du Seuil, coll. Combats, 1974, p. 251.
Version française : la collective TRADFEM
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