Nantes, l’escalade des pères cache une proposition de loi.
Deux hommes séparés de leurs enfants par la justice
ont défrayé la chronique en montant sur des grues à Nantes ces derniers
jours et, pour l’un d’eux, en restant perché tout le week-end. Cette
action coup-de-poing survient à quelques jours d’une manifestation
nationale prévue mercredi par une association de pères pour « dénoncer
les dérives du pouvoir judiciaire » en matière de justice familiale.
Pour les besoins d’un film documentaire (la
Domination masculine), j’ai moi-même longuement enquêté sur ces
associations d’hommes au Québec, où le mouvement « masculiniste » très
organisé est l’inspirateur d’activistes européens. Afin de mieux les
approcher, je me suis fait passer, pendant des mois, pour l’un d’entre
eux. Ce qui se passe à Nantes est directement lié à ces mouvements,
ainsi qu’à un récent projet de loi dont on a peu parlé.
Que sait-on des hommes qui ont escaladé les grues ?
Le premier dit ne pas avoir revu son fils depuis deux ans et manifeste
donc son « désespoir ». Mais on sait qu’il a été condamné à un an de
prison en septembre 2012, dont quatre mois ferme, pour avoir enlevé son
fils. Des violences avaient été exercées à cette occasion. L’enfant
avait été retrouvé en Ardèche, trois mois et demi plus tard. Cet homme
s’est donc vu retirer son autorité parentale, ce qui est prévisible.
Un second père a alors escaladé une autre grue pour
en redescendre quelques heures plus tard et déclarer à la presse que
« malheureusement, la justice n’est pas impartiale, il suffit de prendre
tous les chiffres sur les résidences et domiciliations des enfants, 80%
des domiciliations sont remises aux mamans ». Or cet homme est accusé
par son ex-compagne de violences conjugales et de mauvais traitement sur
ses enfants.
Ce lundi matin, on peut toujours voir le premier
grimpeur avec sa grande banderole bien visible, trois téléphones
portables à disposition pour répondre aux journalistes, faisant le V de
la victoire aux caméras de télévision.
Cette situation rappelle étrangement des actions
organisées par des groupes d’hommes anglais et québécois de « Fathers
for justice », il y a quelques années. Si la ressemblance est frappante,
elle n’a, en fait, rien d’étrange.
Lorsque j’ai infiltré ces mouvements à Montréal, j’ai
pu entendre dans les moindres détails la stratégie que ces militants de
la cause masculine désiraient mettre en place sur le plan
international. Cette affaire des grues de Nantes en fait partie et n’est
en rien un coup de folie d’un père isolé. C’est un long travail
politique qui n’en est qu’à son début.
Mais tout d’abord, qu’est-ce que le masculinisme ? Il
s’agit d’une mouvance également nommée « anti-féminisme », qui propose
le rétablissement de valeurs patriarcales sans compromis :
différenciation radicale des sexes et de la place de l’homme et de la
femme à tous niveaux de la société, suprématie de l’homme sur la femme
dans la famille, mais aussi la conduite de la cité, défense du couple
hétérosexuel très durable comme seul modèle possible, éducation
viriliste des garçons et donc refus de toute égalité des femmes et des
hommes. Ils nient l’importance des phénomènes de la violence conjugale,
de l’inceste et du viol, qui seraient des inventions des féministes, que
certains d’entre eux nomment « fémi-nazis ».
Ils considèrent les avancées des luttes de femmes et
des homosexuels en vue de l’égalité comme une destruction du modèle
social sur laquelle il faut revenir. Le divorce étant beaucoup plus
souvent demandé par les femmes, ils espèrent un durcissement des
conditions de son obtention. Leur lutte est donc celle de la défense du
pouvoir masculin ancestral à tous niveaux de la société.
C’est au nom de ces idées rétrogrades qu’un jeune
homme a massacré quatorze étudiantes de l’école polytechnique de
Montréal le 6 décembre 1989, estimant qu’elles prenaient la place des
hommes. Le tueur est ensuite devenu le héros des masculinistes les plus
« décomplexés ».
Les masculinistes ont donc partagé confidentiellement
avec moi les différentes stratégies mises en place, notamment au
Québec, pour faire valoir leurs idées. Mais analysant leur échec, ils
m’ont aussi décrit les conseils qu’ils prodiguaient à leurs émules
français, belges, suisses, espagnols… Leur stratégie consiste à fonder
leur communication sur les pères à travers deux arguments.
Le premier revient à dénoncer, parfois de façon
paranoïaque, la collusion entre magistrats, médias, politiques afin
d’évincer les pères de la vie de leurs enfants. L’argument apporté par
un des deux hommes de Nantes est, mot pour mot, une phrase ressassée par
les Québécois depuis des années : « 80% des enfants sont confiés
majoritairement aux mères par la justice ». Ils oublient de dire que
dans 80% des cas, les pères souhaitent qu’il en soit ainsi. Un week-end
sur deux et la moitié des vacances leur suffisent, et il n’y a donc
aucun conflit sur ce point. Cela paraît normal dans une société où les
femmes s’occupent encore à 80% des tâches parentales et domestiques. Les
actions médiatiques entreprises habituellement par les masculinistes
visent donc à attirer l’attention des médias sur des données chiffrées
tendancieuses et que la presse vérifie rarement.
Le second argument est l’invention par un
masculiniste défendant la pédophilie, Richard Gardner, du « Syndrome
d’aliénation parentale » ou « SAP ». Outre l’aspect nauséabond de son
inventeur, on ne peut que remarquer que de syndrome il n’y a guère,
puisque aucune faculté de médecine ou de psychologie au monde, aucune
institution n’a jamais reconnu ce concept comme valide.
Il s’agit de l’idée que lors d’un divorce, la femme
(ou l’homme, mais les masculinistes s’en prennent évidemment aux femmes)
aurait tendance à dénigrer l’image du père de ses enfants auprès de
ceux-ci afin de les en écarter. Les pères seraient donc des centaines de
milliers à être sortis de la vie de leurs enfants par la justice à
cause de ce pseudo-syndrome.
Ce prétendu syndrome sert de paravent aux hommes
accusés de violences conjugales ou d’agressions sexuelles sur leurs
enfants. L’accusation des victimes devient une « allégation
mensongère », preuve qu’elles veulent mettre en place un syndrome
d’évincement des pères, pour lequel elles doivent être condamnées. Ce
qui arrive de plus en plus souvent. Un blanc-seing pour homme violent ou
violeur. Une arme de destruction massive pour son avocat.
Qu’il y ait des cas difficiles et malheureux ne peut
être contesté. La séparation d’un couple avec enfant provoque souvent
des déchirements. Mais imaginer qu’il y aurait une situation systémique
d’évincement des pères par les mères dans la vie des enfants au point
d’en observer un syndrome est une affabulation. Mais certains hommes,
habitués à ce que l’on considère la violence conjugale comme une affaire
privée et l’inceste comme un sujet à ne pas évoquer, ne décolèrent pas à
l’idée qu’une femme puisse les dénoncer, voire porter plainte. Tout
progrès en ce sens est vécu par eux comme une trahison.
J’ai moi-même suffisamment entendu ces hommes parler
de la pédophilie pour témoigner du fait qu’elle est considérée par
beaucoup de ceux-ci comme une pulsion masculine qu’il ne faut pas
refréner. Un père incestueux incarcéré à la suite d’une condamnation à
des années de prison est soutenu et considéré comme un héros de leur
combat politique.
Les conseils donnés par les masculinistes à leurs
amis européens sont donc suivis à la lettre cette semaine à Nantes.
L’escalade des grues est une copie de celle des ponts de Montréal. Même V
de la victoire. Même batterie de téléphones portables pour parler à la
presse. Même manifestation pré-organisée dans la semaine pour attirer
l’attention des médias. Et finalement, même volonté de changer les lois.
Car il s’agit bien de cela. Un projet de loi (n° 309)
a été déposé 24 octobre 2012 pour rendre la résidence alternée
obligatoire ce qui rendra plus difficile les demandes de séparation des
femmes qui ont des enfants. Ce projet de loi propose six modifications
du Code civil et du Code pénal et fait entrer dans la loi le Syndrome
d’aliénation parentale.
Ils n’en sont pas à leur coup d’essai, puisque
différentes propositions de lois ont été déposées, résultant d’un
imposant lobbying des associations masculinistes en France.
le
18 mars 2009, la proposition de loi 1531 pour instaurer la résidence
alternée comme solution préférentielle : Proposition de loi no 1531
le
3 juin 2009 la proposition de loi 1710 pour lutter contre toutes les
manipulations d’enfants allant jusqu’au syndrome d’aliénation parentale
(SAP) et les discrédits d’un parent par l’autre parent : Proposition de
loi n° 1710
le 18 octobre 2011, avec la proposition de loi 3834 (amélioration des deux précédentes) : Proposition de loi n° 3834
et
donc, le 24 octobre 2012, la proposition de loi 309 pour rendre la
résidence alternée obligatoire et la forcer au besoin au moyen du SAP :
Proposition de loi n° 309
Il est peut-être important de rappeler que, dans nos
pays, lors d’une séparation, les enfants n’ont été confiés aux mères que
depuis un siècle. En effet, jusqu’au début du XXe siècle, le père avait
tous les droits sur ses enfants et les confiait bien souvent à une de
ses proches. En France, jusqu’à la loi de 1970, il n’était question que
des pères. Cette loi instaura la notion d’autorité parentale conjointe
et partagée. Les « parents », égaux en droits avant séparation, vont
l’être aussi après le divorce et remplacer les « père » et « mère ».
Mais, si 80% des couples séparés décident à l’amiable
de la garde des enfants, souvent pris en charge la majorité du temps
par les mères, on a enfin révélé qu’une femme sur cinq subit de la
violence conjugale (Amnesty International), et qu’un enfant sur cinq est
abusé sexuellement, majoritairement par des proches (Conseil de
l’Europe).
Ainsi, les masculinistes niant ces violences et
réclamant un retour vers une situation où l’homme était le pater
familias développent une théorie que de nombreux députés et sénateurs
(de droite surtout) ne renient pas en déposant ces propositions de lois.
Les échecs précédents n’empêcheront pas des élus d’en
déposer de nouvelles lors de la prochaine discussion à l’Assemblée
nationale sur la famille. On peut parier sans risque que les grimpeurs
de Nantes et leurs amis feront à nouveau parler d’eux dans les mois à
venir.
Patric Jean, voir son BLOG
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